La position perverse est logique et structurale. Elle n’est pas le signe d’un crime

Conference de René Raggenbass 18.10.2017. Atelier de Criminologie Lacanienne ASREEP-NLS 2017-2018.

SEXUALITE, NORME, POSITION PERVERSE ET CRIME

Le mot « perversion » ne laisse jamais indifférent. Il suscite à la fois fascination et effroi. Fascination du névrosé parce qu’il touche à une jouissance (1) sans limite ni voile qu’il fantasme et effroi parce que, lorsqu’il est mis en scène sur le corps et/ou dans le lien, il laisse toujours quelqu’un face à/dans l’angoisse.

Dans une conférence, dont le titre contenait le signifiant « perversion », Hervé Castanet est très prudent face à son auditoire. Avec ce terme de perversion, il faut, souligne-il, être « extrêmement prudent pour ne pas produire des effets où la jouissance serait impliquée » (je souligne) par l’usage même de ce signifiant. Il faut de la retenue, prévient-il et il rappelle aussi que Jacques Lacan a toujours eu des mots très durs vis-à-vis de la perversion. La perversion c’est du « chiqué », « du comme si », « de l’imposture », « du simulacre » affirmait-il !

La perversion a intimement affaire avec la jouissance. Nous savons depuis le thème qui nous a occupé l’an passé qu’il « n’y a de jouissance » que du corps » (2). Il n’y a pas de perversion sans l’implication des corps. C’est pourquoi pour pouvoir en dire quelque chose, il faut à la fois du corps et du sujet. « Le pervers reste sujet dans tout le temps de l’exercice de ce qu’il pose comme question à la jouissance » (3) du corps de l’autre. En effet, le pervers a un Autre. Il est inscrit dans l’intersubjectivité. Le pervers n’est donc pas psychotique, mais le psychotique peut avoir des traits pervers.

La perversion met face à la jouissance, soit face à un point de réel, le plus souvent avec une mise en scène du/des corps. Pour l’appareil psychique, ce réel a quelque chose d’insupportable comme en témoigne Pasolini dans son film « Salo, les 120 jours de Sodome ». Ce film met en parallèle l’horreur sadienne et l’Italie fasciste. Il fait vaciller le spectateur en le mettant face à la dimension du réel contenu dans ses propres fantasmes. Ce film montre que là où, chez le pervers, il y a une volonté de jouir du corps de l’autre, le spectateur névrosé, bien que fasciné, hésite, il est angoissé et/ou horrifié. Dans ce film, le pervers veut épater. Il veut faire croire que la jouissance est possible, qu’il n’y a pas de limite, pas de transgression. Sa marque de fabrique, son label si vous voulez, est de produire chez l’autre l’angoisse. Pourquoi l’angoisse, parce que l’angoisse est un affect qui ne trompe pas. Elle est une preuve ! Preuve que la jouissance, que le pervers chasse avec méthode, a été obtenue. Seulement, ce qu’il ne sait pas c’est que lui n’en jouit pas !

Donc, pour reprendre la boussole éthique que propose Hervé Castanet, le concept de perversion doit être traité avec une « grande prudence. On ne peut pas faire le malin », dit-il. Car si on fait le malin, on y participe ! Cela ne signifie évidemment pas que face à la perversion, nous n’ayons rien dire. Nous prendrons en compte cet avertissement lorsque nous aborderons la perversion comme structure, comme traits ou encore dans sa fonction de suppléance ; les deux derniers signifiants correspondant à la perversion qui apparaît dans la névrose et/ou de la psychose.

Dans le champ de la justice et de la criminologie, la perversion est en lien avec un crime de nature sexuelle, d’actes sexuels déviants agis sur le corps non consentant de l’autre. Pourtant, pour la psychanalyse, la perversion n’est pas en soi reliée au crime. C’est d’abord une position subjective que l’on peut trouver dans le fétichisme, le sadomasochisme et autres variantes de perversions privées tout à fait légales.

Pour saisir ce qui pousse à la mise en acte perverse nous serons, cette année (entre autres, cf. le support) amenés à faire une excursion dans « Pulsions et destins de pulsions » (4) ainsi que dans les « Trois essais sur la théorie sexuelle » de Freud5. Il est, pour notre thème, important d’en dégager les points de repère qui nous serviront dans la lecture de ce difficile concept.

Dans la psychanalyse, la sexualité n’est pas réduite aux comportements observables ; soit aux variations de la rencontre des corps. La rencontre sexuelle des corps est toujours enrobée dans un discours de fictions que l’on appelle des théories sexuelles ; plus tard aussi des fantasmes. Ces théories sexuelles commencent très tôt chez l’enfant, soit bien avant la rencontre sexuelle des corps. Ces théories servent à l’enfant à remplir le trou, toujours énigmatique, de sa conception, de sa naissance et surtout de la différence des sexes. Faire des fictions signifie que sexualité, pour l’humain, n’est pas instinctive. Que ce soit pour l’homme ou la femme, la sexualité n’entre pas dans l’harmonie d’un savoir, elle fait toujours énigme et surtout lorsqu’on en parle et/ou la pratique ce n’est jamais ça.

Il y a donc un trou dans ce que nous pouvons nous représenter (savoir) au sujet de la sexualité, ce trou est un fait de structure. La psychanalyse nomme ce trou dans le savoir de différentes manières. Freud l’a appelé la castration. Lacan, le réel, la jouissance, le non-rapport, etc. Quoi qu’il en soit, nous devons retenir qu’il y a une dysharmonie entre le corps et les représentations (symbolique/langage). Et ce fait a des conséquences, c’est-à-dire des effets qui sont autant de réponses – dans la langue et/ou dans les actes – de cette confrontation du corps au déficit de savoir sur la sexualité. Cette brèche, le sujet peut la forclore (l’éliminer) de sa conscience : c’est la réponse du psychotique. Il peut aussi la refouler : c’est la réponse du névrosé et il peut, enfin, la démentir : c’est la réponse perverse. Evidemment, dans le vivant du corps parlant, les choses ne sont aussi figées et ces réponses sont trans-structurelles. Ce qui veut dire en clair qu’elles peuvent être repérées dans les trois structures. Je profite de préciser que de sa réponse (celle qui nous est propre, toujours unique) le sujet est toujours responsable. C’est ce que nous appelons « l’éthique des conséquences ». Elle représente notre mise singulière, notre croyance en un rapport là où il n’y en a pas.

Quoi que nous disions de la position perverse, elle a affaire avec le sexuel. Pour attraper ce qu’il en est du sexuel, Freud propose de faire usage de deux concepts : la pulsion et la libido.

La pulsion vient du latin « pulsio » qui traduit en mot l’action de pousser, il représente l’éprouvé d’une poussée. La pulsion (« Tieb ») (6) est donc le mot que Freud choisit pour nommer l’excitation organique que l’appareil psychique va non seulement devoir se représenter (dans le langage), mais aussi prendre en charge (satisfaire) ; c’est-à-dire lui donner un destin.

En fait nous devons dire les pulsions parce que Freud découvre que dans le corps, elles ont plusieurs sources. Elles sont donc toujours partielles. Pour isoler ce concept, Freud a d’abord distingué la pulsion du stimulus biologique ainsi que du stimulus externe. Freud pose que « le stimulus pulsionnel n’est pas issu du monde extérieur, mais de l’intérieur de l’organisme lui-même » (7). Il relève encore d’autres caractéristiques de la pulsion dont la principale : « La pulsion, au contraire des stimuli biologiques, n’agit jamais comme une force d’impact momentanée, mais toujours comme une force constante » (8). En clair, cela signifie que la pulsion n’est pas de rythme ; c’est une poussée constante que Freud compare à un besoin qui se supprime que par la satisfaction et non pas par des actions de fuite. Notez que la pulsion est décrite ici indépendamment de la sexualité.

Selon le principe du plaisir qui veut que les tensions du corps et de l’esprit soient ramenées à un niveau aussi bas que possible et que leur soient données un destin, Freud ajoute que « les stimuli externes n’imposent que la seule tâche de se soustraire à eux ; cela se fait alors par des mouvements musculaires dont l’un atteint finalement ce but et devient alors, étant le mouvement approprié à sa fin, la disposition héréditaire. Les stimuli pulsionnels, faisant leur apparition à l’intérieur de l’organisme, ne peuvent être liquidés par ce mécanisme. Ils soumettent (…) le système nerveux à des exigences beaucoup plus élevées, ils l’incitent à des activités compliquées, s’engrenant les unes dans les autres, qui apportent au monde extérieur ce qu’il faut de modifications pour que celui-ci procure la satisfaction à la source de stimulus interne, et ils le forcent avant tout à renoncer à son intention idéale de tenir à distance les stimuli, puisqu’ils entretiennent un apport de stimulus inévitable et continu » (9). Vous entendez dans cette citation le travail permanent de signifiantisation que l’appareil psychique a à accomplir. Lorsqu’il n’y parvient pas, c’est le passage à l’acte.

La pulsion dans son sens le plus large n’est donc pas un instinct, c’est un concept dynamique non codé, non programmé, qui « apparaît comme un concept-frontière entre animique et somatique » (10). En 1932, dans « Nouvelles conférences », Freud ajoutera que « la théorie des pulsions, c’est notre mythologie » ! La pulsion est le mythe qui représente le fait que l’appareil psychique humain prend en charge (cela signifie qu’il met en mot, signifiantise) une excitation organique quelconque liée à l’infinité des sources organiques excitables.

Les pulsions auxquelles nous avons affaire cette année sont les pulsions sexuelles (11). Les pulsions sexuelles ont toutes les caractéristiques des autres pulsions. Elles sont nommées ainsi parce que l’observation clinique révèle que leur source est liée à des zones précises du corps ; les zones érogènes. Elles sont également partielles et elles précèdent la rencontre sexuelle des corps (cf. les nourrissons). Comme les pulsions en général, les pulsions sexuelles ne restent pas libres, elles sont prises en charge par l’appareil psychique qui les représente, les signifiantise. C’est cette énergie pulsionnelle constante de type sexuel représentée par l’appareil psychique que Freud nomme la libido (12).

Nous avons donc d’une part la pulsion (13), mythe inventé par Freud pour rendre compte de quelque chose qui se passe à la frontière du corps et de l’âme – relevons que pour Lacan, la pulsion c’est l’écho du signifiant dans le corps (la frontière est donc entre le corps et le langage) – et d’autre part le concept de libido qui, lui, représente (c’est-à-dire qu’il signifie en mots) l’énergie (l’intensité) par laquelle les pulsions sexuelles se manifestent dans la vie psychique. Les pulsions touchent ainsi au corps (jouissance) et la libido à la vie psychique (au langage, au monde imaginaro-symbolique). Pour l’instant, vous ne repérez encore rien de pervers, ni de criminel.

Freud soutient que le but « normal » des pulsions sexuelles est « l’union sexuée » dans l’acte d’accouplement (14). Mais il ajoute immédiatement que « nous avons cependant toutes les raisons de voir dans ces indications une image très infidèle de la réalité effective, (…) elles s’avèrent foisonnantes d’erreurs, d’inexactitudes et de conclusions hâtives » (15). C’est là que Freud fait une distinction fondamentale en séparant la question de l’objet sexuel (l’attracteur) du but sexuel (l’action elle-même). C’est dans cet écart que Freud loge la perversion. Quant à Lacan c’est la réponse du sujet face à cet écart qui détermine la position perverse.

La perversion c’est un bricolage qui se retrouve au cœur de toute sexualité dite normale ; un bricolage qui vise à ne pas se confronter à ce que Freud appelle la castration féminine. Dans « Les théories sexuelles infantiles », Freud est « convaincu qu’aucun enfant (…) ne peut éviter de se préoccuper des problèmes sexuels dans les années d’avant la puberté » (16) et il fait remarquer qu’une des caractéristiques les plus frappantes de l’espèce humaine, c’est l’existence de deux sexes distincts. Il y a d’autres questions infantiles, mais nous resterons sur celle de la différence des sexes puisqu’elle joue un rôle déterminant dans la future position du pervers. La psychanalyse observe que face à la différence sexuée, l’enfant mâle répond par la négligence de cette différence. Il attribue, dit Freud, « à tous les êtres vivants, y compris aux personnes du sexe féminin, un pénis comme celui que le garçon connaît à partir de son propre corps » (17). C’est ce que Freud appelle l’horreur et le refus de la castration (18). Face à cette énigme qui est interprétée comme une castration de la femme (mère), le sujet peut répondre de trois façons, soit par un rejet catégorique de la castration (forclusion psychotique), soit par un refoulement (névrose), soit encore par un démenti (pervers). La spécificité du démenti est de dire en même temps oui et non à la castration, ce qu’illustre parfaitement le fétiche. H. Castanet écrit que le « fétiche n’est pas un monument à la gloire de la mère phallique, c’est un monument à la gloire de l’horreur de la castration » (19).

A partir de là, Freud examine les écarts de la pulsion sexuée qui visent l’union sexuée, soit à partir de l’objet (l’attracteur), soit à partir du but (l’action) et il définit que la perversion « est le fait que la libido est tenue à l’écart du but sexuel et de l’objet sexuel normaux » (20). Vous entendez ici d’une part que la perversion se situe au niveau de la libido, soit au niveau de la prise en charge par l’appareil psychique (symbolico-imaginaire) des excitations issues des zones érogènes et d’autre part que ces représentations sont tenues à l’écart du but et de l’objet sexuel normal. La perversion apparaît donc comme une réponse, une défense ! Le pervers n’arrive donc pas avec une question mais une réponse dont il ne se plaint pas.

Les pulsions sexuelles sont ainsi indépendantes du critère normal/anormal (21). En 1905, Freud demande à ce que nous desserrions « dans nos pensées la connexion entre la pulsion et l’objet. La pulsion sexuée est vraisemblablement d’abord indépendante de son objet et sans doute n’est-ce pas non plus aux attraits de celui-ci qu’elle doit son apparition » (22). Il pose donc que la sexualité est toujours perverse, soit que la perversion – soit cet écart entre les pulsions et les objets – est présente dans la sexualité dite normale (23). Le petit Homme est donc un pervers polymorphe !

De Freud retenez que la perversion n’est pas la pulsion, qu’elle est liée à un fantasme inconscient, qu’elle n’est pas une question adressée à l’autre, mais une réponse et surtout qu’elle se soutient du démenti. Freud conclut : « Les perversions ne sont ni des bestialités, ni des dégénérescences, au sens pathétique du terme. Ce sont des développements de germes qui, dans leur ensemble, se trouvent contenus dans la prédisposition sexuelle indifférenciée de l’enfant ».

De cet écart entre les pulsions et ses objets, vous pouvez déduire que la mise en rapport d’une pulsion sexuelle partielle avec un objet quelconque ne dépend pas de la pulsion elle-même, mais dépend, comme le soutiendra Lacan, de la position subjective (du fantasme inconscient) de celui qui les met en rapport. La pulsion, seule, ne se met pas en rapport avec un objet. Si c’était le cas, nous serions dans le registre d’un programme, d’un code, soit de l’instinct. Cela signifie en clair que la perversion est une position subjective qui renvoie à la fiction inconsciente, soit au fantasme, du sujet. C’est sous cet angle que nous examinerons la perversion (24).

Pour Freud : « Chez aucun bien-portant ne saurait manquer quelque ajout, qu’on qualifiera de pervers, au but sexuel normal, et cette généralité suffit à elle seule à montrer le caractère inapproprié d’une utilisation réprobatrice du nom de perversion. C’est précisément dans le domaine de la vie sexuelle que l’on rencontre des difficultés particulières, à vrai dire insolubles actuellement, lorsque l’on veut tracer une frontière rigoureuse entre une simple variation à l’intérieur de la latitude physiologique et des symptômes morbides ».

Il note cependant : « Certaines des perversions s’éloignent tellement du normal quant au contenu que nous ne pouvons pas nous empêcher de les déclarer « morbides », en particulier celles dans lesquelles la pulsion sexuelle se livre, dans le surmontement des résistances (pudeur, dégoût, horreur, douleur) à des activités étonnantes (lécher des excréments, abuser de cadavres) ». Pour Freud : « c’est donc dans l’exclusivité et dans la fixation de la perversion que nous nous voyons le plus souvent autorisés à juger comme étant un symptôme morbide » (25). Doit-on en conclure que la perversion morbide commencerait à partir du moment où une des nombreuses perversions possibles n’aboutit plus du tout à l’acte sexuel normal ?

« Pour Freud, les pratiques sexuelles, même les plus surprenantes, ne peuvent livrer la structure qui les agence. Seule la fiction inconsciente du fantasme permet de le faire. La sexualité des êtres parlants, jamais brute ou monolithique, est inséparable d’une théorie sexuelle comme Freud la nomme. La perversion en est une ; la névrose, une autre ». La logique du fantasme, loin d’être une rêverie imaginaire, est un axiome (26) qui noue deux incommensurables : les signifiants/les mots, grâce auxquels le névrosé agence sa réalité, et des bouts de réel – réel auquel il n’a accès que par son fantasme ; part non signifiantisable d e la jouissance de la chair qui chute hors-corps (l’objet « a »). Le fantasme est un clavier logique qui désigne la place du réel chez le sujet. Lacan en donne la formule suivante : S < > a. (à lire comme S barré poinçon/désir incompatible avec « a ») (27). Le fantasme du pervers n’est pas à « ciel ouvert ». Le pervers n’est donc pas un psychotique.

Hervé Castanet résume parfaitement la pierre angulaire que pose Freud lorsqu’il écrit : « Les perversions, en dissociant objet et but et en les recomposant de multiples façons (les inversions, les pédophilies, les transgressions anatomiques, les fétiches, les fixations à des buts sexuels préliminaires, etc.), isolent les composantes de toute sexualité humaine. Il y a connexion, dit Freud, entre les perversions et la sexualité normale » (28) ; ce qui ne signifie évidemment pas que perversion et névrose sont équivalentes.

Donc, le fétichisme n’est pas un crime, pas plus que les pratiques sadomasochistes ou autres petites perversions de couple librement consenties. Par conséquent, la perversion lue comme le bricolage individuel de la pulsion partielle avec des objets sexuels (buts) n’est pas, en soi, criminelle. Mais alors qu’est-ce qui fait passer le sujet dans le crime ? Lacan pose clairement que la vraie question est celle-là lorsqu’il énonce : « Il faudrait partir de ceci, qui est tout simplement la base dans Freud : on l’a dit, on l’a amené timidement dans ces Trois essais sur la sexualité, bien c’est que la perversion, elle est normale. Il faut repartir de là une bonne fois, alors le problème, le problème de construction clinique, ce serait de savoir pourquoi il y a des pervers anomaux » (29). Cette citation est un renversement par rapport à ce que nous croyons habituellement. Personne ne considère spontanément la perversion comme « normale » et pourtant, si vous prenez appui sur ce que nous apprend Freud, cette affirmation est tout à fait logique.

Si les pratiques sexuelles, les mises en scène, les bricolages ne signent pas – en soi – le pathologique, alors qu’est-ce qui caractérise la position perverse dans le crime ? Là, il faut avoir en mémoire ce que nous avons travaillé l’année passée sur le corps mis en acte. Notamment cette idée centrale que lorsque le corps est signifiantisé, il est mortifié. Ce processus s’accompagne d’une perte de jouissance et laisse un reste – hors corps – que Lacan a appelé l’objet petit « a » (cf. support 2016-2017). Ce reste (cf. plus-de-jouir), même s’il s’articule au corps, n’est plus jamais réintégrable. La position perverse c’est précisément celle dans laquelle le sujet se dit que dans l’aliénation signifiante tout n’a pas été perdu ; qu’elle n’a pas tout pris. Comme pour la différence des sexes, vous entendez ici très bien le démenti. Dès lors, le sujet en position perverse va chercher – au moyen de ses inventions, de ses mises en scènes – à récupérer les bouts de jouissance hors corps afin de les lui réassigner. Le pervers traque et interroge la jouissance sans atteindre son but.

C’est ce que souligne Hervé Castanet dans la quatrième de couverture de son ouvrage sur la perversion : « Pour Lacan, une thèse, datée de 1967 (et qui court jusqu’à la fin de son enseignement), sert de boussole ; il n’y a de jouissance que du corps. Le pervers ne peut faire l’épreuve de la séparation du corps et de la jouissance. Au contraire, il n’aura de cesse de tenter de restituer au corps la jouissance qu’il lui suppose perdue. L’échec est au rendez-vous : le corps, voulu comme lieu d’encaisse-la-jouissance, se révèle corporéisé de façon signifiante ». Le véritable lieu, « topos », où la perversion lacanienne trouve à s’exercer, c’est le corps (30).

Lacan s’éloigne encore davantage des concepts d’objet et de but freudiens de la pulsion. Il examine la perversion à partir du corps (de sa jouissance) et des objets « a » (31). Cela laisse à la perversion sa dimension dite « normale » pour mieux se centrer sur ce qu’elle a réellement et fondamentalement « d’anormale ». Selon Lacan, qui est ici cité par Hervé Castanet, « le corps sera ce lieu où l’objet « a » et la jouissance trouveront leur unique terrain de jeu. Sans le corps, ni l’objet « a », ni la jouissance ne peuvent entrer en action. Sans l’enjeu du corps, les pratiques perverses resteraient en suspens et seraient incompréhensibles au psychanalyste » (32). Ce qui va primer dans la dynamique perverse, ce n’est pas tant l’objet choisi (anal, fétiche, l’excrément, l’urine, etc..) et/ou la mise en scène (sadique et/ou masochiste), mais la division que le pervers veut créer chez l’autre, dans le corps de l’autre. Une division qu’il se propose de colmater en se tenant lui-même à la place de l’objet « a » et qui a pour intention la promesse de redonner au sujet sa jouissance perdue. Le résultat est évidemment l’échec ; à ce niveau, il n’y a pas de parole, pas de dialectique. Nous nous trouvons face à un imaginaire figé dans lequel l’acte, fixé dans la mise en scène sur le corps de l’autre, compte.

Au contraire des opinions courantes qui inondent le champ psy, perversion et intersubjectivité ne s’excluent pas. Mais la perversion montre que l’intersubjectivité est ravalée à l’imaginaire, un imaginaire englué, statique, non dialectisé : « La jouissance imaginaire, comme arrêt dans la dialectique symbolique, y prime. (…). La perversion est une version vers le père devenu sinthome, soit suppléance au non-rapport entre les sexes » (33). Ce point n’est pas théorique, mais bien clinique et nous chercherons à le repérer dans les situations présentées en cours d’année.

Je termine en rassemblant les points nécessaires à l’examen de la position perverse. Pour aborder la perversion Lacan fait usage de deux concepts : l’objet « a » et la jouissance. L’objet « a » parce que c’est le reste, le gadget, le plus-de-jouir, le reste de jouissance non signifiantisable de la morsure du mot/signifiant sur la jouissance de la chair qui ainsi se fait corps et met l’objet « a » hors-corps. Le petit « a », c’est un bout de jouissance arraché à « Das DING » (La Chose) freudien. Le pervers vise, non pas le désir de l’autre, mais imagine, dans ses actes, viser directement la jouissance. Naturellement, il échoue toujours.

Si dans le fantasme du névrosé il existe cette incompatibilité entre le corps et la jouissance (S barré – poinçon (= incompatible) – petit a), le pervers tente d’annuler cette incompatibilité entre la jouissance et le corps. Il cherche à assurer la jouissance de l’Autre et en payera le prix fort. « Assurer la jouissance de l’Autre » est le nom de cette visée – de la position subjective du pervers – pour rendre compatible corps et jouissance. C’est cela le démenti, le déni, la « Verleugnung » de la disjonction et ce déni provoque chez le partenaire l’angoisse qui est « un véritable made in de la perversion » (34). Elle est la visée aveugle du masochiste. Elle est évidemment plus manifeste chez le sadique qui l’exige de sa victime.

Quatre points signent la position perverse : 1 – d’un fait : l’incompatibilité structurelle entre jouissance et corps (effet du langage/mortifié). 2 – d’une visée : l’annulation de cette incompatibilité = redonner la jouissance perdue au corps. 3 – d’un moyen : le démenti et les mises en scène/actes en se faisant « a » (identification à cette perte de jouissance) et 4 – Un effet : l’angoisse chez la victime/partenaire.

Si parfois l’acte mène à la destruction de l’autre (la mort) ce n’est pas en soit ce que vise le pervers puisque le mort ne lui révèlera plus l’angoisse ; preuve de l’atteinte de la jouissance.

A partir de mon expérience clinique et de ma fonction de psychiatre auprès des tribunaux, j’avancerais quatre hypothèses (à vérifier) pour saisir comment la perversion devient criminelle. 1 – Lorsqu’il n’y a plus de prise en compte de la subjectivité vivante de l’autre ? 2 – Lorsque le pervers est dans la certitude de faire Un avec la chair de sa victime (35). 3 – Lorsque l’autre est fixé dans une image, soit à quelque chose sans paroles (36). 4 – Le crime pervers est-il un passage à l’acte non psychotique dans lequel le pervers vise sa jouissance perdue (par opposition de l’acting out pervers du névrosé qui n’est pas criminel) ? Ces quatre hypothèses ne répondent pas au réel contenu dans notre question. Il faut certainement, ici aussi, y inclure, ce que Lacan nomme « l’insondable décision de l’être », soit l’impossible à savoir.

René Raggenbass.

Télécharger: La position perverse est logique et structurale. Elle n’est pas le signe d’un crime. René Raggenbass.pdf

 

  1. « L’expérience de la jouissance se présente à la fois comme présence d’Autre chose et comme absence d’une instance de perception et de représentation qui pourrait en répondre » (…) Son lieu, c’est le corps ». Éric Laurent ; « L’envers de la politique : une écriture pour la jouissance », Navarin, Le Champ Freudien, 2016, p.14.
  2. « …jouissance, c’est sous le mode logique de ce qu’Aristote appelle une « Oussia », une substance, c’est-à-dire quelque chose qui ne peut être ni attribué à un sujet, ni mis dans aucun sujet. (…) La jouissance est ce quelque chose dans quoi marque ses traits et ses limites le principe du plaisir (à savoir de la moindre tension), c’est quelque chose de substantiel qui est important à produire sous la forme que je vais articuler au nom d’un nouveau principe : il n’y a de jouissance que du corps ». Que la jouissance soit liée au corps la rend non éternelle. J. Lacan, « La logique du fantasme », leçon du 30 mai 1967, inédit.
  3. J. Lacan, « La logique du fantasme », leçon du 30 mai 1967, inédit.
  4. S. Freud, « Pulsions et destins de pulsions », 1915, PUF, OC, Tome XIII.
  5. S. Freud, « Trois essais sur la théorie sexuelle », 1905, PUF, OC, Tome VI.
  6. Dans un premier temps le mot allemand de Freud « Trieb » a été traduit par « instinct ». C’est J. Lacan qui a mis un terme à cette traduction confusionnante puisque la pulsion n’a absolument rien à voir avec l’instinct.
  7. S. Freud, « Pulsions et destins de pulsions », 1915, PUF, OC, Tome XIII, p.166.
  8. S. Freud, « Pulsions et destins de pulsions », 1915, PUF, OC, Tome XIII, p.167.
  9. S. Freud, « Pulsions et destins de pulsions », 1915, PUF, OC, Tome XIII, p.168.
  10. S. Freud, « Pulsions et destins de pulsions », 1915, PUF, OC, Tome XIII, p.169.
  11. Dans leur nouage avec la pulsion de mort, la jouissance.
  12. Freud dans « Pulsions et destins de pulsions », 1915, PUF, OC, Tome XIII, notera que ce n’est que lorsqu’ « elles entrent au service de la fonction de reproduction, qu’elles se font alors généralement connaître comme pulsions sexuelles », p.173.
  13. Il faut savoir que l’amour n’est pas du registre pulsionnel (soit du registre de l’action), mais il est situé au niveau du Moi et du narcissisme.
  14. S. Freud, « Trois essais sur la théorie sexuelle », 1905, PUF, OC, Tome VI, p.67, p.82.
  15. S. Freud, Idem, p.67.
  16. S. Freud, « Les théories sexuelles infantiles », 1908, PUF, OC, Tome VIII, p.228.
  17. S. Freud, idem, p. 233.
  18. Freud explique que pour la petite fille il en va autrement. A partir de l’expérience de son propre corps, d’emblée elle juge et décide. Face à ce qu’elle voit, elle sait qu’elle n’a pas le pénis et qu’elle ne peut pas l’avoir. Freud en déduira la position de demande à l’autre de la femme. C’est le « Penisneid » de Freud ou bien l’équivalent que pose Freud entre le pénis et la demande d’enfant (pénis=enfant).
  19. Hervé Castanet et Yves Rouvière, « Comprendre Freud », Max Milo, Paris 2011, p.88. Freud illustrera cela avec l’examen du fétichisme. Il montrera que le fétichisme n’est pas un symptôme puisque le fétichiste n’en souffre pas, cela ne lui pose pas de problème sauf lorsqu’il ne peut pas entrer dans une sexualité faute de fétiche. Freud montre que le fétiche est un substitut du phallus qui manquerait à la femme (la mère). Pour échapper à l’horreur de la castration, le pervers veut continuer à attribuer à la femme la jouissance d’un phallus.
  20. S. Freud, Idem, p.104.
  21. S. Freud, Idem, « Pour des raisons esthétiques, on aimerait attribuer ces graves aberrations de la pulsion sexuée et bien d’autres aux malades mentaux, mais cela n’est pas possible », p.81.
  22. S. Freud, Idem, p.80.
  23. S. Freud, Idem, « Pourtant, dans le processus sexuel le plus normal sont déjà reconnaissables ces amorces qui, si elles prennent de l’extension, conduisent aux aberrations que l’on a décrites comme perversion », p.82.
  24. S. Freud, « Trois essais sur la théorie sexuelle », 1905, PUF, OC, Tome VI, « Les théories sexuelles infantiles », 1908, PUF, OC, Tome VIII et « Pulsions et destins de pulsions », 1915, PUF, OC, Tome XIII.
  25. S. Freud, Idem, p. 94-95.
  26. Dans la logique aristotélicienne c’est le point de départ d’un raisonnement considéré comme non démontrable, évident. Enoncé initial d’une théorie axiomatisée, qui sert de point de départ aux démonstrations dans cette théorie.
  27. Hervé Castanet. « La perversion », Anthropos, Paris, 2012, p.71-72.
  28. Hervé Castanet et Yves Rouvière, « Comprendre Freud », Max Milo, Paris 2011, p.43.
  29. J. Lacan, « L’objet de la psychanalyse », Inédit, cours du 15 juin 1966.
  30. Hervé Castanet. « La perversion », Anthropos, Paris, 2012.
  31. Cf. Le petit « a », c’est le reste d’une opération logique, ce qui reste, soit ce qui résiste au processus de signifiantisation de l’objet. C’est un bout de jouissance arraché à la « Chose » freudienne. Voir aussi pp : 26-32 du support.
  32. Hervé Castanet. « La perversion », Anthropos, Paris, 2012, p.70.
  33. Hervé Castanet. « La perversion », Anthropos, Paris, 2012, p.70.
  34. Hervé Castanet. « La perversion », Anthropos, Paris, 2012, p.75.
  35. J. Lacan, « La logique du fantasme », Séminaire XIV, inédit, leçon du 14 juin 1967.
  36. J. Lacan, « L’angoisse », Paris, seuil, 2004. « L’élément de fascination dans la fonction du regard, où toute substance subjective semble se perdre, s’absorber, sortir du monde, est en lui-même énigmatique », p.278.