La violence chez le jeune : symptôme ou pas ?

Lors de la journée de L’institut de l’enfant, Jacques-Alain Miller se demandait si la violence chez l’enfant était un symptôme. Car qui dit symptôme en psychanalyse dit déplacement, soit dans les termes freudiens, substitution d’une satisfaction de la pulsion – ce qui, en lacanien, peut se traduire par jouissance. La violence se produit-elle quand justement il n’y a pas ce déplacement, cette substitution ? Voilà la question que l’on doit se poser : « l’émergence de la violence, n’est-ce pas le témoignage qu’il n’y a pas eu de substitution de jouissance ? » précise Jacques-Alain Miller.

Au chapitre II d’Inhibition, symptôme et angoisse, Freud pose que « le symptôme serait le signe et le substitut d’une satisfaction pulsionnelle qui n’a pas eu lieu »(1).

Refus de jouissance

Le symptôme se définit comme le substitut d’une jouissance refusée. La castration est définie par Lacan à partir d’un refus de la jouissance, ce qui introduit une référence à l’initiative du sujet, dans le cadre d’un choix – on accepte ou on refuse.

Ainsi, la castration comme refus de la jouissance produit le fait que la jouissance n’aura pas lieu. Mais Lacan, dans Subversion du sujet et dialectique du désir, introduit un raisonnement dialectique : la jouissance doit être refusée pour être atteinte(2). Elle ne doit pas avoir eu lieu pour advenir. Il s’agit du fait que la castration est un déplacement de la jouissance, que la jouissance doit être refusée sur un certain plan pour être atteinte au niveau de la loi. Elle doit être refusée dans le réel pour être atteinte sous l’égide du symbolique. Ce que Lacan appelle la loi du désir, c’est précisément ce refus de la jouissance dans le réel, le passage de la jouissance dans les dessous. C’est ce que répercute la métaphore paternelle, qui est la traduction en termes œdipiens du processus du refoulement, et qui peut être généralisée si l’on pose que l’opérateur essentiel du refoulement est le langage lui-même, la parole, qui opère ce passage dans les dessous de la jouissance, au sens où il bloque son avènement.

Le résultat du processus de refoulement, comme s’exprime Freud, est précisément le symptôme. La rançon du refoulement, c’est la formation de symptôme comme signe et substitut d’une jouissance non advenue. Autrement dit, la légalisation de la jouissance se paye de la formation de symptôme. L’être humain comme parlêtre est voué à être symptomatique.

Lacan, dans son retour à Freud, précise que l’adversaire d’Éros, de l’amour, n’est pas la haine, c’est la mort, Thanatos. Il faut là différencier la violence et la haine. L’amour comme la haine sont des modes d’expression affective de l’Éros.

La haine est du côté d’Éros, elle est en effet un lien à l’autre très fort, elle est un lien social éminent, comme on l’a vu hier au Congrès. La violence, elle, est du côté de Thanatos.

Une pragmatique de l’abord de la violence, retour sur l’agressivité

Je propose de revenir sur le concept d’agressivité tel que Lacan en parle dans son texte de 1948 sur L’agressivité en psychanalyse(3), pour éclairer la violence à partir de l’agressivité. Dans ce texte, Lacan différencie l’intention agressive et la tendance à l’agression. Durant la délicate transition de l’adolescence, la question du corps se met en jeu de façon violente, que ce soit sur le corps de l’autre ou dans la violence retournée sur son propre corps à travers les mutilations ou les scarifications. J’ai remarqué, après 35 ans de pratique à plusieurs en hôpital de jour pour adolescents, que la violence est davantage présente dans la clinique aujourd’hui, souvent parce que ces adolescents que nous recevons ont été traités avant par des programmes TCC, qu’ils ne sont pas habitués à parler et à dire leurs souffrances, réduits à êtres des objets devant entrer dans des cases thérapeutiques, sans que soit reconnu leur rapport à la langue et au corps. On rencontre donc des nouvelles modalités de se faire entendre de l’Autre qui passent par des phénomènes de jouissance de corps, que ce soit sur le mode de la violence verbale ou de la violence sur le corps.

Intention agressive et tendance à l’agression

L’intention agressive, Lacan la situe dans le sens d’un vouloir dire du sujet qui n’arrive pas à se dire à l’Autre dans une dialectique du sens. Elle suppose un sujet qui se manifeste à l’intention d’un Autre. Lacan va jusqu’à poser la notion de revendication comme le mode fondamental de s’adresser à l’Autre. Revendiquer, c’est demander quelque chose que l’on croit mériter. Si Lacan dira plus tard que tout discours est demande, en 1948, il dit que toute parole est agression. La position de neutralisation de l’agressivité qu’offre le discours analytique permet que l’intention de signification masquée par l’intention agressive surgisse. L’analyste ne se présente pas comme ce contre quoi se dirige l’agression, mais il permet à l’agression de s’inscrire dans le registre verbal. Pour Lacan l’« intention » veut dire que l’agression est déchiffrable comme un acting out à lire comme un symptôme, et que donc, il y a une possibilité d’interprétation. Il s’agit juste de trouver un lieu d’adresse pour cette souffrance incluse dans l’intention agressive. Son mécanisme relève plutôt de la dénégation, et donc inclut le refoulement plutôt qu’il ne constitue un échec de la défense. Ici, ce n’est pas la forclusion qui est à l’œuvre.

Lacan va passer « de la subjectivité de l’intention à la notion de tendance à l’agression, c’est à dire faire le saut de la phénoménologie à la métapsychologie. »

Lacan va ici éclairer une clinique de la psychose, mais aussi bien des accès de violence chez les jeunes, à partir de la tendance à l’agression.

La tendance est, comme l’a éclairé Jacques-Alain Miller, quelque chose de déjà objectivé, quelque chose qui se présente de façon brute, sans aucune dialectique de sens, et quelque chose sur quoi l’interprétation reste sans effet.

Dans la tendance à l’agression, le sujet est pris par une expérience de vie où il n’est plus un effet de sens, mais rencontre dans le réel quelque chose de fixé dans le corps et qui fait effraction.

On peut saisir cette tendance comme relevant du registre de la forclusion du sujet, et donc du passage à l’acte. Lacan développe ainsi une thèse : l’homme doit assumer son déchirement originel, par quoi l’on peut dire qu’à chaque instant, il constitue son monde par son suicide, ce dont Freud a eu l’audace de formuler l’expérience psychique – si paradoxale qu’en soit l’expression en termes biologiques – comme instinct de mort, là où plus tard il parlera de pulsion de mort, voire de jouissance hors-sens.

L’orientation lacanienne, face à la violence, est donc ici essentielle. Il ne faut pas méconnaître qu’il y a un déchirement originel du sujet, ce que Freud nommera Hilflosigheist et que Lacan situera plutôt du côté de la paranoïa. Là où le sujet se situe sans recours à un discours établi et qui se réactualise dans le moment d’“éveil du printemps”(4).

Dans son texte sur l’agressivité, le déchirement du sujet qui est présenté comme la forme la plus essentielle de la subjectivité humaine est la paranoïa – et cette paranoïa, en tant que relation à l’Autre, imprègne la modalité de l’agression.

On peut saisir dans deux romans, à partir de deux sujets adolescents, comment les accès de violence se déchaînent pour eux en conséquence d’échec dans l’établissement de la défense. D’ailleurs, ils le disent très bien, ils sont violents pour se défendre, c’est leur seule possibilité : l’opérateur essentiel du refoulement qu’est le langage n’opérant pas pour eux le passage dans les dessous de la jouissance, il ne bloque pas son avènement. Pour eux, la jouissance n’est pas refusée, aucune castration n’opère.

Alexis, jeune héros de La vierge des tueurs(5), illustre cette tendance à l’agression nouée à son corps comme seule issue pour se défendre d’un réel pulsionnel qui le persécute, au sein même de son corps, et actualise sa violence sur les corps des autres, et aussi dans la ville. Du coup, c’est le triomphe de la pulsion de mort et la violence comme acte gratuit. Pour Alexis, c’est le signe de la liberté, car l’acte est détaché de toute cause. Cependant, les sicarios rendent hommage à la Vierge, car ils trouvent là un point d’appui essentiel pour, faute de la métaphore paternelle, justifier leurs existences.

Petit Roi, héros du roman Inferno(6), nous enseigne lui comment c’est à cause des marques violentes des coups de sa mère que, faute d’un père sur lequel prendre appui, il se trouva devant un choix forcé : tuer ou mourir. Sa solution, c’est d’être un acteur de la violence dans la ville. Lui illustre tout à fait le plus-de-jouir impliqué dans sa violence, comme s’il était pris dans le tourbillon d’une violence sans pourquoi. Du fait de l’absence de son père et de la violence de sa mère, il n’a jamais eu de lieu ni d’adresse possible pour loger un pourquoi sur l’énigme de son existence. Aucun pourquoi n’étant rendu possible par le désir de l’Autre, il ne peut se nouer à l’Autre. Du coup, c’est la violence qui deviendra sa seule réponse possible face au réel qui le persécute.

Il se peut que la violence de l’enfant annonce ou exprime une psychose en formation. Il faut donc s’interroger sur l’intention d’agression et tâcher de saisir si la violence est une violence avec phrase ou pas : le patient peut-il mettre des mots sur elle ? est-elle symbolisée, ou au moins symbolisable ? Ou bien, si la violence relève de la tendance agressive, qu’elle est donc la pure irruption de la pulsion de mort, est-elle une jouissance dans le réel ? S’il s’agit d’une pure jouissance dans le réel, cette violence ne signe pas nécessairement la psychose. Dans tous les cas, elle traduit une déchirure dans la trame symbolique dont il s’agit de savoir si elle est punctiforme ou étendue. C’est ce que nous allons voir avec Jean.

L’appel de la mère de Jean là où se révèle un événement de violence

Ce matin-là, la mère de Jean, 16 ans, que je reçois depuis un an, me téléphone dès 8 heures pour me dire qu’elle n’en peut plus : elle veut que je la reçoive de toute urgence, car son fils Jean a tout saccagé à la maison. Je lui dis : « Savez-vous que je dois le voir à 17h ? » ; elle me répond « Je sais, mais là, ce n’est plus possible, il faut faire quelque chose : il est d’accord pour que je vienne avec lui. » Je les reçois tous les deux à 17 h. La mère est très en colère contre son fils m’expliquant que « hier soir, au cours d’une crise de violence, il a tout saccagé ». Il ajoute : « J’ai pété un câble, je me suis éclaté la tête contre le mur pour me calmer ». La mère, insistant sur la violence de son fils, dit qu’elle ne la supporte plus. « Tout mon entourage se plaint de sa violence, il doit bien y avoir une cause ; il est dangereux et me fait peur. »

Avec Jean, accompagné de sa mère ce jour-là, je dois donc entrer dans le cadre de l’enquête sur les enfants violents proposée par Jacques-Alain Miller. J’essaye de ne pas négliger le fait qu’il y a une révolte de l’enfant qui peut être saine et qui se distingue de la violence erratique. Peut-être a-t-il eu raison de se révolter ? « On a raison de se révolter. »(7).

S’agit-il d’une violence qui peut se parler ? Si oui, il reste à savoir ce qu’elle dit. Cette violence est-elle d’ordre hystérique ou signe discret d’une psychose ordinaire ? Ou bien est-elle d’ordre paranoïaque ?

Concernant plus proprement le refoulement, en prenant en compte le Freud postérieur à Inhibition, symptôme et angoisse, je dois établir si la violence ressortit à un raté du processus du refoulement ou à une faille dans l’établissement de la défense. Évidemment, on l’atteint plus aisément dans le premier cas que dans le second.

La mère insiste sur la violence de son fils : elle pense qu’ « il doit bien y avoir une cause », mais elle ne la supporte plus. Et elle me détaille le discours de l’entourage. Je m’aperçois que son fils a été assigné très tôt à la place du violent, du casseur.

L’appel dans le verbe à un signifiant tiers de l’autorité

Même si la violence chez l’enfant est peut-être d’ordre psychotique, je tente par une pratique de bavardage de lui implanter un signifiant de l’autorité, un ersatz faisant office de signifiant-maître, car sa mère ne cesse de dire qu’elle est la seule à prendre position, et qu’étant divorcée de son mari, celui-ci refuse d’intervenir. Je dis que si cela est insupportable, elle peut faire intervenir la police, car elle n’a pas à tout supporter, qu’il y a des limites et que la police, comme gardien de la paix, peut aussi servir à cela : « Il faut parfois un tiers pour arrêter. » Elle s’offusque : « Mais mon fils n’est pas un délinquant, et je suis venue parler à un psychanalyste, pas à un commissaire de police. » Mon intervention vise à introduire un signifiant ayant la fonction, la valeur de S1. J’essaye de distinguer la violence comme émergence d’une puissance dans le réel et la violence symbolique inhérente au signifiant, violence qui tient dans l’imposition d’un signifiant maître. Si cette imposition manque, Jean n’a-t-il pas à trouver un substitut en faisant violence à son corps : ce n’est en effet pas la première fois qu’il le fait.

Même si j’ai évoqué dans le verbe un appel au gardien de la paix, l’analyste n’a pas à être le gardien de la réalité sociale. Il a juste le pouvoir de réparer éventuellement un défaut du symbolique ou de réordonner la défense. Et de toute façon, son effet propre ne se produit que latéralement.

La contre-violence symbolique

Je décide alors de manier une contre-violence symbolique, tout en procédant plutôt avec douceur en utilisant le pouvoir de la parole, car il reste en effet à savoir pourquoi Jean a fait violence à son corps.

« Ne savons-nous pas qu’aux confins où la parole se démet, commence le domaine de la violence, et qu’elle y règne déjà, même sans qu’on l’y provoque. »(8).

Ce domaine de la violence témoigne de phénomènes de corps aberrants comme accès de violence, sur soi ou sur l’autre, ce qui nous pousse à chercher quel est le temps antérieur qui a précédé et dans lequel vient s’inscrire ce phénomène aberrant. Quelle est l’articulation signifiante qui produit ainsi ce phénomène de corps ?

« Je proposerais que lorsqu’on a affaire à ce que nous appelons dans notre vulgate des phénomènes mêmes de jouissance, on songe toujours à les articuler à leur place dans le procès symbolique, parce que cela reste la leçon fondamentale de Lacan. »(9).

Dans son texte D’une question préliminaire …(10), Lacan propose une articulation en deux temps. Premier temps, le procès symbolique : il y a une articulation signifiante S1-S2. Second temps, il y a irruption d’une jouissance. Le phénomène de corps déborde la dimension symbolique, mais il s’inscrit dans une logique. On ne doit donc jamais omettre de le référer au procès symbolique antérieur. S’agissant de l’enfant violent, il s’agit de ne pas s’hypnotiser sur la cause. Il y a une violence sans pourquoi qui est à elle-même sa propre raison, qui est en elle-même une jouissance. C’est seulement en un second temps que l’on cherchera le déterminisme, la cause, le plus-de-jouir qui est la cause du désir de détruire, de l’activation de ce désir. Y-a-t-il pour Jean un défaut du processus de refoulement ou, en termes œdipiens, un raté de la métaphore paternelle.

Avec Jean, je m’interroge donc sur la défense à l’endroit de la pulsion, une défense qui s’inscrit en-deçà du niveau du refoulement. Il faut distinguer quand la violence ressortit à un raté du processus du refoulement ou à une faille dans l’établissement de la défense.

Une clinique du dire, ou une enquête minutieuse

Je décide alors ensuite de prendre des distances avec le signifiant assigné par l’Autre. Le sujet doit être considéré comme lieu d’indétermination. Et je me demande alors : « Quel choix a-t-il fait ? Quelle orientation a-t-il prise ? ».

Cela ne peut s’aborder qu’après coup. Je décide alors d’être très minutieux dans l’examen des propos de la mère et du fils en leur demandant ce qu’il a « saccagé ». Et en même temps, je me lève de mon siège pour examiner la tête de Jean. Je lui dis : « Mais ta tête n’a rien, je ne vois pas où elle a “éclaté” ?! » Je leur dis qu’il faut parfois faire attention aux mots qu’on emploie, car après, on ne saisit pas bien ce qui s’est passé. Après l’invocation au gardien de la paix, j’intente un procès symbolique par une pratique de bavardage

La mère m’explique alors qu’en fait, Jean a cassé le verre d’une table en tapant dessus avec son poing, et qu’il a ensuite défoncé la porte de sa chambre d’un coup de poing. « Vous savez, ce n’est pas la première fois, à l’école aussi, un jour, à cause de sa copine Léa, en colère, il s’est luxé le poignet en tapant sur la porte des WC ! Vous voyez bien qu’il est violent avec lui-même : il se tape, et moi, j’en ai marre qu’il casse tout. »

Jean me dit qu’effectivement, il ne s’est pas « éclaté la tête », mais qu’il s’est tapé la tête contre le mur pour calmer « son élan de violence. »

« Ah bon, tu as eu un élan de violence ? Tu peux expliquer comment c’est arrivé ? »

« Oui, ça monte, et le seul moyen de calmer tout ça, c’est ma tendance, c’est les poings ! »

« Explique-moi, “ma tendance, c’est les poings”. »

« Ça part du bas du ventre, et puis ça me prend le corps, la gorge, ça se fixe en moi, et ça chatouille les bras ; mes bras se contractent, comme des convulsions, et le seul moyen que ça parte, pour que ça s’arrête, c’est de taper avec les poings pour l’extraire. »

« Extraire quoi ? »

« C’est comme un truc en trop, comme fixé en moi, des énormes chatouilles. »

« Ah bon … mais de fois, c’est agréable les chatouilles ? »

« Non ; là, en fait, c’est de la colère : ce qui me chatouille le corps, ce sont les remarques que l’on m’a faites. Je les garde pour moi, en moi et après ça déborde mon corps et ça sort par les poings. » Puis il me fait part qu’évidemment, il est passé dans un registre très différent quand il se tape la tête contre les murs. Là, c’est bien contre le mur du langage qu’il dit s’être « éclaté la tête », ce qui ne semble pas une métaphore, mais bien ce qu’il a vécu dans le réel. Là, il semble que ce phénomène traduit alors l’échec du processus de défense, et c’est pour cela que j’ai tenté, en me levant et en regardant sa tête, un processus de déplacement, d’extraction de jouissance en trop.

Là où la violence semble être le contraire d’un symptôme

L’enfant violent, c’est celui qui casse et qui trouve une satisfaction dans le simple fait de briser, de détruire. Il faudra s’interroger, avec Jean, sur la jouissance qui y est impliquée et sur ce que l’on pourrait appeler « le pur désir de destruction ». Jacques-Alain Miller précisait : « Quand on dénonce les casseurs, on dénonce en fin de compte la pure jouissance de casser. On ne dénonce pas la politique des casseurs, on dénonce le plus-de-jouir impliqué dans la violence des casseurs »(11). C’est donc ce plus-de-jouir qu’il convient d’interroger.

Sur ce point précis, la violence de Jean semble ici être le contraire d’un symptôme : elle n’est pas le résultat du refoulement, mais plutôt la marque que le refoulement n’a pas opéré. Elle ne semble pas être un substitut de la pulsion, mais au contraire la satisfaction de la pulsion de mort sur le mode de la tendance à l’agression, que Lacan différencie de l’intention d’agression.

Jean précise que n’ayant pas eu de mots à ce moment-là, il ne peut pas les redire : « C’est comme une pulsion, ça part et ça repart » Il essaye cependant, prenant appui sur mon déplacement auprès de lui, de faire un effort de traduction sur ce qui lui semble déclencher cette émergence de violence. Ce sont souvent les mots dits par sa mère qui le blessent, surtout lorsqu’elle lui refuse quelque chose. Mais ce sont surtout les remarques de sa mère sur son travail scolaire qu’il ressasse dans sa tête, et qui se transforment en lui comme s’il se disait à lui-même : « Tu fais de la merde, si tu travailles pas, tu y arriveras pas. » Ce qui le met en colère, c’est le fait que les remarques de sa mère lui prennent le corps comme s’il les avait en lui, alors que, précise-t-il, « ce sont les siennes, et du coup, je me retrouve avec elles en moi, et ça me fait péter les plombs. » Il ne comprend pas les remarques de sa mère, d’autant plus qu’il lui montre qu’il y arrive. « J’ai de bons résultats, mais c’est vrai que je ne fais pas les révisions chez moi, car pour moi, c’est du temps perdu, parce que moi, j’écoute en classe, j’ai une mémoire excellente, et ça suffit ; mais elle, elle veut que je sorte de mon écran et que je révise ; alors le soir, elle me prend mon portable. »

Mais surtout, en ce moment, elle lui refuse de voir sa copine Léa et de sortir en ville avec elle. Et de plus, le soir, elle lui prend son portable pour qu’ils ne se téléphonent pas toute la nuit. C’est ce refus précis de sa mère, et surtout sa façon de le lui dire, qui le fait exploser. C’est ce refus qu’il ne peut symboliser. Ici lui fait alors défaut l’opérateur du langage lui-même, soit la parole. Alors, c’est l’avènement d’une jouissance hors-sens en lui, et la violence qui s’ensuit pour tenter de s’en séparer.

Jean va alors très bien expliquer qu’il ne supporte pas le ton de la voix de sa mère, sa façon de lui faire des remarques. Dans son intonation, il a l’impression qu’elle le traite comme un chien qui doit obéir. Il se sent alors, précise-t-il, « profondément humilié ». Y a-t-il là une trace discrète de paranoïa ? Car il se sent persécuté par cette voix qui semble prédiquer sur son être. On sent là que lorsque sa mère lui parle, ça parle de lui, voire ça parle en lui.

Comme l’indique Lacan dans « Position de l’inconscient », le sujet, « ça parle de lui, et c’est là qu’il s’appréhende »(12). La « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache … »(13) comporte aussi un passage très parlant sur la détermination du sujet par le discours, qui lui est antérieur. Avant même qu’il n’apparaisse, ça parle de lui.

Là où la violence semble faire symptôme

En fait, Jean va alors être plus précis. Il va alors s’adresser à elle et lui dire qu’il sent, dans cette voix-là, le fait qu’elle n’est pas heureuse ; d’autant plus qu’elle a dit un jour à ses fils qu’elle avait tout sacrifié : sa carrière, sa vie de femme, pour les élever, elle toute seule. Alors, il lui dit qu’il ne comprend pas pourquoi elle n’est pas heureuse, que cela l’insupporte, qu’elle devrait refaire sa vie, avoir un compagnon et surtout tenter à nouveau l’agrégation de lettres, pour mieux gagner sa vie et arrêter de s’en plaindre devant eux. « Je voudrais être fier d’elle, mais elle n’est pas fière d’elle, elle ne s’aime pas, et moi, ça, je ne le supporte pas. Quand elle m’interdit de profiter de la vie, de sortir voir ma copine, de jouer sur mon écran, c’est sa façon de le dire qui me met en colère. J’ai alors cet élan de violence qui me pousse à tout casser et à me taper pour arrêter ce qui se passe en moi. Moi, je n’ai pas envie de faire comme elle : elle ne profite pas de la vie, et elle me condamne à être comme elle. » Il va alors préciser qu’il aime sa mère : « mais je sens qu’elle ne s’aime pas, alors je ne veux pas être comme elle ; et du coup, je ne m’aime pas comme ça, et je tape pour arrêter ça. »

La violence qui parle peut être d’ordre paranoïaque comme elle peut être d’ordre hystérique. Avec Jean, on peut faire l’hypothèse que prise dans une clinique sous transfert, là où la parole permet de trouver un lieu d’adresse, elle est d’ordre hystérique : elle a une valeur de demande d’amour ou de plainte pour le manque-à-être, qui trouve sa place dans le registre de l’Éros. Dans le registre de l’Éros, la violence dite extraordinaire de l’enfant est le substitut de la satisfaction non-advenue de la demande d’amour. Là, en effet, la violence est un symptôme ordinaire, et c’est ce que permet de repérer et de rendre opératoire une clinique analytique.

Conclusion

Nous avons vu qu’il y a lieu de distinguer la violence comme émergence d’une puissance dans le réel et la violence symbolique inhérente au signifiant qui tient dans l’imposition d’un signifiant-maître. « Quand cette imposition d’un signifiant-maître manque, le sujet peut en trouver un ersatz en se marquant lui-même – scarification, tatouage, piercing, différentes façons de se couper, de se torturer, de faire violence à son corps. »(14).

Aujourd’hui, c’est tellement généralisé que cela relève de la mode : c’est un phénomène de civilisation, c’est superficiel, mais je dirai que c’est le symptôme de la perturbation que connaît l’ordre symbolique hérité de la tradition. Ceci dit, il restera toujours à savoir pourquoi certains sujets sont plus sensibles que d’autres au point d’avoir à faire violence à leur corps.

C’est là où la prise en charge qui se limite au seul du “comportement” violent risque de produire encore plus de violence, comme j’ai pu le vérifier à la fin de ma pratique en institution. Et c’est là qu’il importe, comme le propose Jacques-Alain Miller, de se référer au dernier enseignement de Lacan et d’envisager aussi la violence chez l’enfant comme un sinthome, c’est-à-dire qu’il faut faire sa place à « une violence infantile comme mode de jouir, même quand c’est un message, ce qui veut dire ne pas s’y attaquer de front. »

Ne pas s’y attaquer de front implique de savoir répondre à côté, de se déplacer en proposant des modalités de réponses variées et de savoir y faire avec une certaine agressivité nécessaire, qui, comme le disait Lacan au début de son enseignement, est la voie pour prendre appui sur une identification à l’autre comme semblable. D’où la nécessité d’une pratique à plusieurs. N’est-ce pas au fond ce que j’ai tenté en offrant un espace de conversation à Jean et à sa mère pour desserrer les identifications trop pétrifiantes menant souvent au pire. « L’analyse ne consiste pas à ce qu’on soit libéré de ses « sinthomes », puisque c’est comme ça que je l’écris, « symptôme ». L’analyse consiste à ce qu’on sache pourquoi on est empêtré. Ça se produit du fait qu’il y a le symbolique. Le symbolique, c’est le langage : on apprend à parler, et ça laisse des traces. Ça laisse des traces, et de ce fait, ça laisse des conséquences, qui ne sont rien d’autre que le sinthome. Et l’analyse consiste … y a quand même un progrès dans l’analyse … l’analyse consiste à se rendre compte de pourquoi on a ces sinthomes, de sorte que l’analyse est liée au savoir. » (15).

 

  1. Freud, Inhibition, symptôme et angoisse, puf, Paris 1951 / 1978, p. 7.
  2. Jacques Lacan, “Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien”, in Écrits, Seuil, Paris 1966, p. 827.
  3. Jacques Lacan, “L’agressivité en psychanalyse”, in Écrits, Seuil, Paris 1966, pp. 101-124.
  4. Voir Frank Wedekind, L’éveil du printemps (1890-1891), Gallimard, Paris 2006 – traduction de François Regnault ; préface de Jacques Lacan, reprise dans Lacan, Autres écrits, Seuil, Paris 2001, pp. 561 à 563.
  5. Vallejo Fernando, La vierge des tueurs, éd. Belfond, Paris 1997. La virgen de los sicarios, Santillana Ediciones Generales, México 2010.
  6. Patricia Melo, Enfer, Actes Sud, Arles 2001. Inferno, Companhia das Letras, São Paulo, 2000.
  7. Voir l’article de Jacques-Alain Miller, « Comment se révolter ? », in La Cause freudienne n°75, juillet 2010, pp. 212-217.
  8. Jacques Lacan, “Introduction au commentaire de Jean Hyppolite sur la Verneinung de Freud”, in Écrits, op. cit. p. 375.
  9. Jacques-Alain Miller, « Conversation sur les embrouilles du corps », Ornicar ? n°50, Navarin éditeur, Paris 2002, p. 239.
  10. Jacques Lacan, D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose, in Écrits, op. cit.
  11. Jacques-Alain Miller, Enfants violents, “Dix points sur la violence chez l’enfant”, 6è point, § 2.
  12. Jacques Lacan, « Position de l’inconscient », in Écrits, op. cit., p. 835.
  13. Cf. Jacques Lacan, « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache : “Psychanalyse et structure de la personnalité” », in Écrits, op. cit., p. 647-684.
  14. Jacques-Alain Miller, Enfants violents, “Dix points sur la violence chez l’enfant”, 9è point, § 1.
  15. Jacques Lacan, Le moment de conclure, séance du 10 janvier 1978, inédit.