Le masque

Je n’ai jamais aimé les masques, même les masques de Carnaval, sûrement parce qu’ils me coupent de l’autre, de mon rapport à l’autre.

Ils sont des images figées d’un personnage souvent grotesque ou effrayant, censées faire rire, apeurer, éloigner, attirer, créer la surprise ou figurer la mort, qu’on retrouve dans presque toutes les traditions ou religions et à toutes les époques. Ils sont tantôt associés à des festivités tantôt à des rituels.

Mais les masques ne sont pas toujours des artifices1.Employé au sens « figuré », le masque se décline en diverses versions : celui de la honte, de la peur ou de la mort, masques liés à un affect ou à un moment particulier. Les masques sont alors des révélateurs. On pourrait dire que les masques de protection portés par les personnes infectées, ou ayant des risques de l’être, loin de masquer la réalité du moment, en sont des révélateurs.

Plus léger, le masque de grossesse qui indique que la femme est enceinte ou a eu des enfants, ce dernier s’inscrivant quelquefois durablement sur les visages féminins.

Etymologie selon le Littré: vient du bas-latin mascha, sorcière, et, par dérivation, faux visage qui fait peur ; l’origine de mascha, qui se trouve dès les Lois des Lombards, est inconnue. L’ancien français disait très souvent faux visage, destiné à faire peur.

On le retrouve en italien maschera, mascherare ; en espagnol mascara, mascarar; en portugais mascara et mascarra ; en provençal, mascarar, barbouiller ; en ancien français, mascerer, barbouiller : Tousjours se vaultroit par les fanges, se mascaroit le nez, se chaffouroit le visage, Rabelais, Garg. I, 11. L’intéressant est que le mot masque soit lié à la figure féminine de la sorcière et soit prévu pour effrayer.

D’où les verbes machurer, barbouiller, noircir. Maschera « masque » s’explique par le fait que les plus anciens déguisements consistaient simplement à se noircir le visage et parfois le corps2. Rien de très positif ou drôle dans le masque.

Si l’on en cherche des photos ou des représentations de masques sur internet, seules apparaissent actuellement des masques chirurgicaux et de protection.

Les masques de protection – indéniablement nécessaire dans tous les centres de soin – prévus pour tenir à distance le Covid 19, figurent aussi le danger que ce virus nous fait courir. Il se trouve à l’interface entre le danger et la protection.

Lacan évoque le masque dans son lien avec le symptôme, en tant que masque du désir : « Pour ce qui est du désir, j’ai souligné qu’il est inséparable du masque, et je vous l’ai illustré tout spécialement d’un rappel de ceci, que c’est aller trop vite en besogne que de faire du symptôme un simple dessous par rapport à un dehors »3.

Lacan nous éclaire en ceci qu’il nous dit que « le désir est inséparable du masque »4 et « la profonde cohérence, la coalescence du désir avec le symptôme, du masque avec ce qui apparaît dans la manifestation du désir »5. A vouloir cacher et protéger du virus, on expose le danger couru, sans voile.

On voit apparaître de nombreuses autres illustrations du virus lui-même, des statistiques journalières, des informations alarmantes et quelquefois contradictoires. On constate que ce flux d’informations, censé nous tenir éveillés, se transforme en crainte de l’autre : regards détournés ou soupçonneux, évitements sur les trottoirs, éloignements forcés, isolements des plus faibles, non-prise en considération d’autres réalités.

En exposant une partie de la réalité, dite scientifique, on en masque d’autres aspects : les milliers de migrants bloqués aux frontières avec l’Europe, les coupes dans le domaine de la santé ces dernières années, avec les conséquences qu’on connaît actuellement, les données sur les personnes tirées d’affaire, guéries ou en voie de guérison, qui sont beaucoup plus nombreuses que les personnes décédées.

Quand tout cela sera derrière nous et que nous tenterons de reprendre une vie « normale », autant que faire se peut, nous aurons affaire à ce qui se cache derrière le masque de cette maladie : la peur, l’angoisse, le désespoir, la colère, comme celle exprimée par ce psychologue : « Je suis en colère et j’ai la rage, et je ne peux pas les laisser sortir pour le moment. Elles se tapissent au fond de mon âme, me consumant à petit feu. Mais sous peu, une fois que ce sera calme, je les laisserai jaillir, cette colère et cette rage, comme tous ceux et toutes celles qui les ont enfouies. Et croyez-moi, ce moment viendra»6.

Le virus de la maladie prend actuellement toute la place et obture toute autre réalité. Certes, la situation est sérieuse, prenons-la au sérieux, mais pas forcément au tragique. Et comme l’écrivait Miquel Bassols, dans le LQ 875, sachons garder : « …sérénité face au prévisible, courage face à l’imprévisible, et sagesse pour distinguer l’un de l’autre ». Laissons-nous contaminer par le virus de la psychanalyse, sans masque.

 

Notes:

  1. Moyen habile visant à cacher la vérité, à tromper sur la réalité.
  2. Etymologie de « masque ».
  3. Jacques Lacan, séminaire V, Les formations de l’inconscient, p. 336.
  4. Jacques Lacan, séminaire V, Les formations de l’inconscient, p. 336.
  5. id. p.337.
  6. Extrait de la tribune de Libération du 24 mars 2020, « J’ai la rage », d’un psychologue (nom d’emprunt) à l’hôpital de Mulhouse.