L’interprétation à l’œuvre. Lire Lacan avec Ponge

J’ai eu la chance de rencontrer à Barcelone Pierre Malengreau, l’auteur de ce très grand livre : L’interprétation à l’œuvre, paru en 2017 à Bruxelles dans la collection La lettre volée. Un grand livre, selon plusieurs des acceptions qu’en donne Francis Ponge(1), l’étymologique, qui renvoie au grand maître(2). Sans cette rencontre, peut-être n’aurais-je pas osé le lire, parce que je ne connais pas Francis Ponge, dont le nom apparaît dans le sous-titre : Lire Lacan avec Ponge. Je pensais que je n’y comprendrais rien… Est-ce que je redoutais d’apprendre, car c’est une chose terrible, comme nous l’écrivait Lacan dans D’un Autre à l’autre(3), comme le rappelle l’auteur ?

Pierre Malengreau, AME, un psychanalyste bien connu dans notre champ, dont j’avais déjà lu plusieurs textes qui m’avaient frappée par leur clarté, leur sérieux. Aujourd’hui, son style, à la fois léger et précis, la précision de sa grammaire, son humour et son goût pour l’étymologie, dont à l’instar de Ponge et de Lacan il se sert si elle le sert font de cet ouvrage une mine inépuisable d’enseignements.

On peut faire son miel de ce livre sans connaître ni Ponge ni Fautrier, ni Giacometti, mais quand on l’a lu, on désire plus encore, aller lire, aller voir les œuvres dont il rend compte. J’ai adoré me laisser emporter par ce livre qui engage au voyage, sur les traces du dernier Lacan, sans rejeter pour autant les autres facettes du Docteur, qui ouvre ses Ecrits avec la Lettre volée, et ses Autres Ecrits avec Lituraterre. Il s’agit bien en effet d’apprendre à lire Lacan à la lettre, avec Ponge, et pas l’inverse, parce que Malengreau a saisi ce que Lacan doit à Ponge, et nous convie à « cerner avec lui (Ponge) un usage de la parole qui touche au réel(4). » Le psychanalyste doit beaucoup travailler pour apprendre ce que le poète sait.

« Il n’est pas nécessaire d’être poète pour serrer ce que l’on sait déjà(5). » Mais comme ce à quoi le psychanalyste est confronté, la rencontre avec ce qui ne peut se serrer, ce qui ne se sait pas encore, la rencontre avec une œuvre d’art pousse Ponge à écrire, avec sa petite machine verbale, les émotions qui l’ont saisi dans la rencontre avec « une œuvre, un être ou une chose »(6). Dans ce qui se donne à lire comme un manuel d’écriture(7) et de psychanalyse, Malengreau nous invite à apprendre de Ponge un art, une technique, sa « rhétorique de variations(8) », non pour l’imiter, mais pour (re)faire œuvre, chacun dans son style. Il s’agit d’un travail réson-nant(9) plus que raisonné, et c’est donc en ce sens un essai poétique. On voit comment Ponge s’y prend, et à quelles références il doit faire appel pour partager avec ses lecteurs quelque chose de la singularité de l’artiste dont il parle. Faisant des mots un usage poétique, il en déplace l’accent du sens vers le son, écrivant parfois aussi « contre le mot(10) » lorsqu’il prend trop de place. Voulant créer une rhétorique par objet(11), il nous engage à être poète et à laisser des traces matérielles (motérielles, dira Lacan) de l’épaisseur du cheminement.

« Sens, son et lettre écrite se conjuguent à chaque fois d’une manière singulière pour faire surgir quelque chose du réel de l’objet. Ils se conjuguent pour faire surgir quelque chose du réel au moment où l’objet s’efface derrière la trace qu’il laisse dans le texte(12). »

Ainsi apprenons-nous comment Ponge se sert de ces mots épars, de ces bouts de réel, pour cerner quelque chose de l’indicible de la rencontre de Fautrier avec les Otages. « Gêne, rage, bouquet, pétale sont des petits bouts de langue extraits d’un bain de langage. En y ajoutant tartine et camembert, Ponge fait voler en éclat tout espoir de réconciliation entre beauté et horreur(13). »

Ce qui vaut pour l’artiste vaut aussi pour chacun d’entre nous, qui tissons le texte de notre vie d’éléments épars. « La psychanalyse prend au sérieux les actes manqués, les rêves ou les symptômes, pour en tirer un savoir sur le réel auquel il a affaire : il manque toujours de quoi venir à bout des rapports entre un homme et une femme(14). » Ce que Lacan a fait avec Joyce, Malengreau le fait avec Ponge, donnant accès à ceux qui, n’étant pas poâtes assez, ont besoin des poètes pour apprendre à lire ce qui se dit dans les cures, et surtout à laisser l’analysant tisser son propre texte.

Ce livre est important, plus encore, il est nécessaire, une écriture nouvelle sur l’expérience analytique, qui commence par « laisser les mots s’interpréter eux-mêmes(15) ». Pour cela, il faut apprendre à décoller les signifiants les uns des autres. Pierre Malengreau se sert de la creativ method de Ponge pour exposer ce qu’est l’expérience analytique(16), avec des exemples cliniques. Il expose dans quelques pages étonnantes(17) sa vision de l’interprétation sauvage que peut être le rêve, chacun en attrapant ce qu’il veut. Avec audace, il avance qu’ « il y a dans la pratique analytique une sorte de pousse à l’interprétation sauvage qui tient aux formations de l’inconscient elles-mêmes(18). »

« Il se pourrait qu’il y ait dans l’usage que nous faisons de l’interprétation quelque chose qui n’aille pas dans le sens de ce qu’on peut attendre d’une analyse(19). »

Plus qu’un manuel, mais comme lui, à garder à portée de main, ce livre est également une lecture très fine du tout dernier enseignement de Lacan, qui aujourd’hui encore, ne se saisit pas… Ainsi « Ponge met son lecteur en présence… d’un effet de trou produit par une lettre. (…) Un parcours se dessine pour une psychanalyse : de la langue, celle que nous parlons, à lalangue, celle dans laquelle nous sommes immergés, et de lalangue à ce qui la brise (20). »

Malengreau, dans son style très savant, rigoureux mais jamais docte, toujours analyste, avec humour(21) et passion, jamais ennuyeux, nous réveille, nous promène, nous enseigne, nous invite à devenir poètes assez, et nous apprend à lire Lacan pour devenir, enfin, lacaniens, redonnant à la psychanalyse un nouveau souffle(22).

 

  • Image: Jean Fautrier : Tête d’otage numéro 20, 1944. Huile sur papier marouflé sur toile, 33 x 24. Adagp, Paris 2017.
  1. Poète français contemporain de Jacques Lacan, qu’il a marqué par la rigueur de sa « méthode créative ».
  2. Pierre Malengreau, L’interprétation à l’œuvre – Lire Lacan avec Ponge, éd. de La lettre volée, Bruxelles 2017, p. 145.
  3. Ibid. p. 126.
  4. Ibid. p. 13.
  5. Ibid. p. 156.
  6. Ibid. p. 25.
  7. Ibid. p. 55.
  8. Serge Koster, Francis Ponge, éd. Veyrier, Paris 1983, p. 52, cité par Pierre Malengreau, ibid. p. 146, note 3.
  9. Ibid. pp. 72 et 226.
  10. Ibid. p. 68.
  11. Ibid. pp. 69-71.
  12. Ibid. p. 75.
  13. Ibid. p. 88.
  14. Ibid. p. 90.
  15. Ibid. p. 173.
  16. Ibid. pp. 172-175.
  17. Ibid. pp. 114-115.
  18. Ibid. p. 115.
  19. Ibid. p. 124.
  20. Ibid. p. 182.
  21. Ibid. p. 231, Pfuit …
  22. Ibid. p. 234.