Conférence de María Cristina Aguirre dans le Séminaire Nouages « Moterialite de la voix »

Je voudrais remercier l’ASREEP pour cette aimable invitation à présenter cette conférence. Le titre choisi par l’ASREEP pour ce Séminaire Nouages est très intéressant mais présente aussi, pour moi, des difficultés, c’est un défi.

Le paradoxe initial pourrait-on dire, réside dans le fait que, alors qu’il s’agit d’un thème qui concerne et touche au plus près le corps, en raison des circonstances actuelles, celles du Covid-19 et de la pandémie, je n’ai pas pu me déplacer et venir en-corps, en présence physique, à Lausanne, pour partager avec vous cette journée de travail. Mais vous aurez ma voix, et j’aurai votre écoute, j’espère.

Dans la récente journée « Dublin Day by Zoom », magnifique, dans laquelle Dossia Avdelidi a fait son premier témoignage de passe, elle a pu partager avec nous, le Conseil Exécutif de la NLS, que ce qui lui avait manqué, c’était la/les réactions de la salle.

Alexandre Stevens commence son argument vers le Congrès de la NLS 2021 “Effets corporels de la langue” qui aura lieu le 22-23 mai, en disant que “la langue, la parole, le discours ont des effets sur le corps” et il précise que, tout au long de l’enseignement de Lacan, les effets de la langue sur le corps sont présents, mais de manière différente, qui va de la mortification signifiante jusqu’à l’effet de jouissance que le signifiant a sur le corps1.

Cette connexion entre langue, parole et discours est à la base même et la condition qui permettent au travail psychanalytique de se faire.

Cet argument mérite d’être travaillé en détail, car il constitue un incroyable parcours de l’enseignement de Lacan, orienté par la lecture et les apports de Jacques-Alain Miller. Alexandre Stevens retrace comment la connexion entre corps et langage, parole et discours, change de façon diachronique mais est toujours présente, jusqu’au dernier enseignement de Lacan.

Cette phrase initiale de l’argument du Congrès de la NLS est reprise dans l’argument de ce Séminaire Nouages qui nous réunit aujourd’hui. L’argument met l’accent sur le support de la langue, la parole et le discours : « Ils sont construits avec des sons dont le support est la voix ».

Ce que je trouve intéressant, c’est qu’il pose que cela concerne non seulement les analysants, les personnes que nous recevons, mais aussi le psychanalyste, c’est-à-dire nous, car nous intervenons avec notre voix, avec des sons, des grognements ou d’autres manifestations sonores, pour produire un effet sur celui qui vient nous voir.

Dans de nombreuses présentations de cas cliniques, dans les témoignages de passe, et dans notre propre analyse, tant celle que nous avons suivie nous-mêmes, que celles que nous menons avec nos patients, ces manifestations de la voix sont présentes.

L’argument de ce Séminaire Nouages met l’accent aussi, il me semble, sur un double aspect de l’effet de la langue, avec son support de la voix, sur le corps : d’un côté, l’aspect de jouissance, et de l’autre, l’aspect traumatique et je cite : « Les mots auxquels a affaire l’infans pleuvent de manière contingente, mais comme un orage de météorites, sur sa chair ». Et il ajoute que Lacan précise que « ce n’est pas le sens des mots qui impacte cette chair…mais la jouissance…soit le réel de la langue qui l’accompagne dans sa matérialité, dans sa ‘motérialité’ ».

Nous voyons là ce passage du sens, de la signification, vers le côté réel de la langue, la jouissance, c’est-à-dire, le non-sens, parfois le hors-sens.

L’argument met aussi l’accent sur l’aspect du « choix », « le mystère d’un choix ». Il me semble qu’ici il faudrait peut-être introduire une distinction, entre l’impact que la langue a sur le parlêtre, la rencontre du sujet avec les signifiants qui, de manière contingente, ont affecté son corps, mais aussi sa vie, et le « choix », qui serait du côté de l’analyste.

C’est le lieu d’ouvrir une question ici, s’agit-il vraiment d’un choix ? Est-ce qu’il y a un calcul de la part de l’analyste ? N’avons-nous pas appris que les interprétations qui ont un effet son celles qui nous surprennent nous-mêmes ?

Mais revenons à la voix. La voix a été introduite dans la psychanalyse de façon primordiale par Lacan. C’est lui qui introduit la voix et le regard et les ajoute aux objets pulsionnels isolés par Freud : l’objet oral et l’objet anal.

Miller nous dit que nous devons cela à la formation psychiatrique de Lacan et son travail avec les psychotiques, chez lesquels la voix et le regard peuvent prendre un rôle très important, notamment sous la forme des hallucinations, verbales/auditives et visuelles.

Lacan a fait un énorme travail pour extraire ces deux objets, regard et voix, du contexte psychiatrique et du domaine de la perception, pour leur donner un autre statut, celui des objets de la pulsion, mais aussi, comme il le développera, celui d’objet a.

Si nous nous souvenons du cas Schreber, nous savons l’impact que la voix a pour lui, sous la forme des hurlements.

Nous avons aussi le fameux exemple de la patiente qui entend son voisin l’appeler « truie », sous la forme d’une hallucination auditive.

Nombre de nos patients, au moins dans ma pratique hospitalière, parlent des voix qu’ils entendent, des voix qui disent leur nom, qui les appellent, ou des voix, plus méchantes, qui insultent, qui disent des injures, qui dénigrent le sujet : « Tu es nul », « Tu es bon à rien », « Tu es moche », ou plus meurtrières, donnent des indications/ordres de se tuer ou se faire mal, ou de tuer/frapper quelqu’un. Dans de nombreux crimes passionnels, le sujet reporte avoir reçu des ordres pour le faire, par quelqu’un, un esprit, un dieu, une présence.

Dans l’article « Jacques Lacan et la voix », publié dans Psychoanalytical Notebooks nº 62, 3,Miller examine la conception de Lacan par rapport à la voix et comment Lacan donne à la voix le statut d’un objet. Miller avance que l’objet voix passait inaperçu tant que la perspective dominante était celle de la diachronie chronologique des relations objectales, et qu’il a fallu changer de perspective vers une articulation structurale.

Cette perspective structurale est inaugurée par Lacan en donnant à l’inconscient son statut de structure langagière.

Quel est cette perspective structuraliste ?

Remettre en question l’individu, support du développement et le substituer par un autre concept, celui du sujet. Le sujet, c’est le sujet du signifiant et il est supposé par la structure du langage.

C’est la causation structurale du sujet.

Nous avons donc d’un côté la question du sujet et de l’autre la question de l’objet.

Miller propose que Lacan situe l’objet à partir de la structure linguistique, en s’éloignant de la perspective de relation objectale et développementale ; il est intéressant de noter qu’il n’y a pas un stade vocal ou scopique comme il y a un stade oral et anal.

Quand Lacan situe la voix comme un objet a, ce dernier n’appartient pas au registre sonore.

Dans ce sens, les considérations au sujet de la voix sont nombreuses, en commençant par le son comme distinct du sens, de la signification, ou comme toutes les modalités d’intonations. Nous savons bien que la même phrase, les mêmes mots, les mêmes paroles, peuvent prendre différentes significations selon l’intonation qu’on leur donne. Ça peut prendre la signification d’un ordre, d’un reproche, d’un appel, d’une demande, d’un message d’amour, entre autres.

Ce que Lacan met en avant dans la voix comme objet a, c’est une fonction, la fonction de la voix comme a-phone.

Mais nous reviendrons sur ce point, car il touche la question de la voix et du silence.

Pour un petit rappel, souvenons-nous des paroles de la chanson de Simon and Garfunkel Le son du silence (The sound of silence )4:

Et dans cette lumière pure je vis,
Dix mille personnes, peut-être plus,
Des personnes qui discutaient sans parler,
Des personnes qui entendaient sans écouter
Des personnes qui écrivaient des chansons qu’aucune voix n’a jamais partagées,
Et personne n’osa déranger le son du silence

Nous savons l’importance que peut prendre, dans une séance d’analyse, le silence. Il y a longtemps, j’ai reçu dans le Centre médico-psycho-pédagogique où je travaillais, une jeune adolescente, dont on pourrait dire aujourd’hui qu’elle avait des troubles d’identité sexuelle. Elle avait l’allure d’un garçon, cheveux courts, habillée comme un garçon et avait des gestes corporels masculins. Sa mère l’avait amenée en consultation car elle était gênée d’accompagner sa fille dans les magasins, car cette dernière ne voulait aller que dans la section des vêtements pour garçons. Je l’ai reçue pendant une année, elle s’asseyait devant moi et ne disait pas un mot pendant la séance. J’ai tout essayé, sans résultat. Je me demandais pourquoi elle venait. Et puis, j’ai pensé que, si elle ne voulait pas venir, on n’aurait pas pu l’amener de force. Donc, j’ai toléré son silence pendant toute l’année. Vers la fin de l’année scolaire, avant la coupure des grandes vacances scolaires d’été, la mère m’a informée que sa fille avait très bien réussi son année scolaire et qu’elle était très appréciée par ses camarades, au point qu’elle avait été élue présidente de sa classe.

Revenons au texte de Miller. Il souligne que les objets a sont liés au sujet du signifiant seulement à condition qu’ils soient dépourvus de toute substantialité, c’est-à-dire à condition qu’ils soient centrés par un vide, celui de la castration. Chaque objet est spécifique d’une certaine matière, mais il est spécifique de cette matière en la vidant.

L’objet a a une fonction logique, il a une consistance logique qui trouve son incarnation dans ce qui se détache du corps sous les différentes formes du déchet.

Nous voyons ici une perspective intéressante, celle de la voix, détachée du corps, détachée de celui qui l’émet, pourrions-nous dire, détachée de l’Autre.

Il me semble que c’est cet aspect-là qui prédomine dans le côté hallucinatoire que prend la voix.

Miller dit que le critère pour donner la lettre a à certains objets c’est qu’ils soient une petite chose qui puisse se détacher du corps.

Ce qui a amené Lacan à prolonger la liste freudienne des objets, c’est l’expérience clinique. Une expérience clinique dans laquelle la voix et le regard se manifestent de différentes façons avec la distinction caractéristique d’être séparables du sujet.

Miller propose que la voix mérite d’être posée comme un troisième terme entre la fonction de la parole et le champ du langage. La fonction de la parole étant ce qui confère du sens, elle noue le signifié et le signifiant. Ce nouage nécessite un troisième terme, la voix. On peut, dit Miller, dans un premier abord, définir la voix comme ce qui, dans le signifiant, ne participe pas à l’effet de signification.

Comme nous l’avons dit précédemment, et en tenant compte du développement introduit par le dernier enseignement de Lacan, il est important de tenir compte de la matérialité de la voix et aussi des différentes intonations qui vont donner une signification, en corroborant, affirmant, niant, introduisant le doute dans la signification. Cependant, comme nous espérons le développer plus avant, il ne s’agit pas tellement d’ajouter des significations, mais de toucher à la jouissance, de faire résonner quelque chose.

Revenons à la voix, comme objet a, dans son statut logique à cette période de l’enseignement de Lacan. La voix, c’est ce qui, dans le signifiant, ne contribue pas à l’effet de signification. La voix est un reste. La voix lacanienne n’est pas la parole, n’a rien à avoir avec parler. La voix, c’est une fonction du signifiant, de la chaîne signifiante en tant que telle, pas seulement comme parlé et entendu, mais aussi comme écrit et entendu.

Il est très intéressant de noter le paradoxe de la perception du sujet de son propre discours. Le sujet ne peut pas parler sans s’écouter lui-même. Et le sujet ne peut pas s’écouter sans être divisé.

A cet égard, pensons à l’effet d’étrangeté que nous ressentons quand nous écoutons notre voix dans un enregistrement par exemple. Nous ne nous reconnaissons pas, il nous semble écouter une voix étrangère, appartenant à quelqu’un d’autre.

La perspective lacanienne, c’est que, dans tout chaîne signifiante, il y a plusieurs voix.

Miller examine dans cet article l’exemple clinique apporté par Lacan, celui de la patiente qui entend son voisin l’appeler “truie”. Il dit que c’est la charge affective/libidinale contenue dans le mot “truie” qui opère la rupture de la chaîne signifiante et qui provoque son rejet dans le réel.

Quelque chose de la chaîne signifiante est rompu à cause de sa charge libidinale, qui ne peut pas être assumée par le sujet, cette part passe au réel et est attribuée à l’autre.

La voix apparaît dans la dimension d’objet, quand c’est la voix de l’Autre. Ce qui est important, c’est que la voix vient de l’Autre.

Il y a une charge de jouissance impossible à intégrer dans la chaîne signifiante.

La voix est précisément ce qui ne peut pas être dit.

Il me semble que c’est par ce biais-là que nous pouvons aborder ce que Lacan apporte dans son dernier enseignement, au sujet de la motérialité.

La difficulté pourrait donc se situer dans le fait que la voix, dans l’enseignement de Lacan, n’a pas un sens unique, mais qu’elle prend différentes fonctions, statuts, selon les différents moments, non seulement de l’enseignement de Lacan, mais de différents moments cliniques dans une cure.

« Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend »5.

La voix habite le langage et le persécute. Il y a un côté persécuteur de la voix.

Si nous parlons, bavardons, chantons, la thèse de Lacan, dit Miller c’est pour faire taire ce qui mérite d’être appelé la voix comme objet a.

Le dernier enseignement de Lacan, surtout à partir du Séminaire XXIII, le Sinthome, comme nous le savons, met l’accent sur le fait d’avoir un corps, et non pas d’être un corps.

Le fait d’avoir un corps donne lieu à toute une série de phénomènes et d’évènements. C’est par ce biais-là que Freud a fait incursion dans le champ de la psychanalyse. Le corps des hystériques et ses différentes manifestations qui échappent à la volonté du sujet. Ce sont des corps qui n’en font qu’à leur tête. Bien sûr, Freud se consacre à trouver un sens, une signification, à ces manifestations.

Comme Jacques-Alain Miller le montre dans son cours d’orientation lacanienne, et surtout les cours dédiées à la Biologie Lacanienne6, Lacan va mettre l’accent sur la satisfaction dans le dernier temps de son enseignement.

Alexandre Stevens l’isole bien dans son argument pour le Congrès de la NLS 2021 : « Cela le conduit à passer du concept du langage à celui de lalangue, c’est-à-dire de poser que le signifiant comme tel travaille non pour la signification mais pour la satisfaction. Ce qui va dans le sens de poser une équivalence entre signification et satisfaction ».

Examinons cette perspective d’un peu plus près et ses implications dans la clinique. En suivant cette logique, nous voyons dans l’enseignement de Lacan, comme le soulignent Miller et Stevens, deux définitions du symptôme : d’une part, le symptôme comme avènement de signification et d’autre part, le symptôme en tant que saisi par la jouissance et donc évènement de corps.

Le symptôme comme avènement de signification, c’est le symptôme classique avec des effets de vérité et donc interprétable.

Le symptôme, comme évènement de corps, est jouissance, il affecte le corps et il est « pure réitération de l’Un de jouissance que Lacan appelle sinthome »7.

Ainsi considéré, le sinthome , il s’agit moins de trouver à l’interpréter, de trouver des significations et de produire des effets de vérité que de toucher à la jouissance, au réel, et à la répétition, par le son, l’homophonie et de faire résonner un son.

Dans l’introduction à la conversation des AE au cours du congrès de la NLS « Ce qui ne peut se dire » (Gand, mai 2014), Anne Lisy8 soutient que, dans l’interprétation, à partir du dernier enseignement de Lacan, il s’agit moins de produire des effets de vérité, à l’infini, nourrissant le sens, que de toucher au mode de jouir de chacun. Il y a des mots qui frappent et qui font résonner la cloche de la jouissance, selon l’expression de Jacques-Alain Miller9.

Dans cette même introduction, Miquel Bassols parle des mots parasites, qui parasitent le corps d’une jouissance impossible à dire. Quelque chose cloche dans la jouissance. La cloche, c’est l’espace vide de la jouissance qui est encadrée par le fantasme. Le battant de la cloche de la jouissance est l’objet a. Ce battant reste silencieux s’il n’est pas actionné par un signifiant qui ébranle le cadre du fantasme. Et Bassols ajoute que cela n’arrive que, parfois, à la fin d’une analyse.

Cette idée du langage parasite, nous dit Miller10, nous la trouvons dans le dernier enseignement de Lacan. Lacan renoncera même au concept du langage, ou il tentera d’aller en deçà de ce concept pour désigner ce qu’il appelle la lalangue (en un seul mot), lalangue qui se différencie du langage en ceci qu’elle est précisément sans loi. Le langage est conçu alors comme une superstructure des lois qui capturent la lalangue en tant que sans loi. L’interprétation porte sur l’objet a du fantasme, sur la jouissance en tant qu’interdite et dite entre les lignes.

Regardons maintenant le rapport du corps et du langage.

Yves Vanderveken11, dans son intervention au Congrès de la NLS à Athènes en 2013, « Le sujet psychotique à l’époque geek » nous dit qu’un lien social, c’est une forme par laquelle un être parlant est à la tâche de trouver à s’insérer et à nouer son corps vivant au signifiant -l’instrument du langage- en tant que le langage est de l’Autre. Mais ce nouage n’est jamais abouti, donc il est toujours symptomatique.

C’est le champ de la rencontre du corps vivant, du signifiant et du rapport à la jouissance qui en découle.

C’est ce que les inventions des formes inédites du nouage du corps et du rapport au langage des sujets schizophrènes nous enseignent. Il soutient que tout parlêtre a à appareiller son corps pour l’ajuster -jamais complètement- au réel de la pulsion.

Un corps ne se constitue que par l’élection et l’extraction d’un objet, à la fois hors-corps, mais aussi du corps, en tant qu’inséparable de lui par son recollement incessant.

Ce sont des objets marqués des signifiants de l’Autre, qui, dans leur fonction, par la charge de jouissance répétitive qu’ils condensent, dessinent un circuit pulsionnel singulier.

C’est pour cela qu’à chacun de nous correspond un mode de jouissance singulier, en fonction de la contingence de la rencontre avec les mots et les objets a qui ont percuté notre existence.

Miquel Bassols12, dans son intervention de ce même congrès, nous dit qu’on peut faire la liste des troubles du langage dans les psychoses, à partir de l’analyse attentive et détaillée des phénomènes surgissant dans la fonction de la parole et du champ du langage. Ce sont des troubles concernant l’axe de la signification, de par l’élision du signifiant qui ferait scansion -l’élision du signifiant phallique. Ce sont les troubles induits par le déplacement infini de la signification, sur l’axe de la métonymie. Nous avons le déraillement de la pensée, le discours tangentiel, avec des phénomènes de conversation intérieure. Ce sont aussi les phrases interrompues, les ruptures de la chaîne signifiante, avec les néologismes, les ritournelles ou l’érotisation du signifiant.

Bassols souligne que c’est l’expérience d’écriture de James Joyce qui a montré à Lacan qu’il n’y a pas de troubles du langage proprement dits, mais que le langage lui-même est le trouble, un trouble dont on peut, dans le meilleur des cas, faire un sinthome, une façon de jouir singulière au sujet.

C’est parce que le langage lui-même est un trouble du réel, que nous pouvons soutenir que tout le monde délire.

Le langage et l’équivoque signifiante introduisent un abîme dans le réel, une dimension chez l’être parlant qui le fait aussi sujet de jouissance, une jouissance aussi irréductible que le langage lui-même. La psychanalyse montre l’inguérissable de ce trouble (du langage) chez l‘être parlant.

C’est un abîme introduit dans le réel par le fait du langage, par le fait de l’être parlant.

Nous voyons ainsi comment la perspective change, du trouble du langage, comme manifestation symptomatique et signe d’un désordre particulier chez quelques-uns, vers une condition généralisée pour tout être parlant, pour le parlêtre.

Dans le Séminaire XXIII « Le sinthome », Lacan13 se pose la question de savoir pourquoi un homme normal, dit normal, ne s’aperçoit pas que la parole est un parasite, que la parole est un placage, que la parole est la forme de cancer dont l’être humain est affligé. Un peu plus loin, dans le même chapitre Lacan parle de l’écriture, je cite : « C’est par l’intermédiaire de l’écriture que la parole se décompose en s’imposant comme telle, à savoir dans une déformation dont reste ambigu de savoir s’il s’agit de se libérer du parasite parolier…ou au contraire de se laisser envahir par la propriété d’ordre essentiellement phonémique de la parole, par la polyphonie de la parole »14.

Éric Laurent fait référence aux différents forçages dans le langage, qui impliquent par exemple l’homophonie qu’un forçage orthographique permet de faire apparaitre. Il dit, je cite : « Ces différents forçages permettent de créer la lalangue que chacun parle pour l’habiter de façon vivante. Elle implique un rapport particulier du signifiant avec la motérialité de la lettre. C’est encore une autre façon d’aborder la poétique particulière de l’inconscient et le statut de poème qui le traverse »15.

Lacan16 utilise le mot « motérialité » dans la conférence de Genève de 1975, sur le symptôme : « C’est la façon dont la langue a été parlée et aussi entendue pour tel et tel dans sa particularité, que quelque chose ensuite ressortira en rêves, en toutes sortes de trébuchements, en toutes sortes de façons de dire….c’est dans ce motérialisme que réside la prise de l’inconscient-je veux dire que ce qui fait que chacun n’a pas trouvé d’autres façons de sustenter que ce que j’ai appelé tout à l’heure le symptôme ».

Marie José Asnoun17 examine la question de l’écoute et du langage. Elle souligne que le point de départ de Lacan, comme nous le savons bien, est un point de vue structural. Le langage est déjà là quand le sujet émerge dans le monde, quand le sujet est né comme organisme. Elle soutient que cette thèse nous permet de considérer la voix comme un chaîne signifiante. La voix dans le sens lacanien n’est pas le sujet de la perception. L’acte d’entendre n’est pas passif. Le sujet décide de ce qu’il entend, le choix est partiel mais réel.

Les paradoxes concernent le discours de l’Autre et la perception du sujet de son propre discours. Du moment que l’Autre parle, le sujet tombe sur le sort, l’envoûtement, la suggestion, car tout discours de l’Autre implique une suggestion qui fait vaciller la liberté de celui qui écoute.

Il est intéressant de noter au passage qu’en anglais, langue dans laquelle j’ai lu l’article, le mot sort ou envoûtement, se dit spell, qui veut dire aussi, épeler au sens grammatical/orthographique. Spell : envoûtement, spell : épeler/orthographier.

Quand le sujet écoute, cela a pour effet de situer le sujet en position de défense fondamentale par rapport au discours de l’Autre.

C’est dans ce sens-là que nous pouvons « entendre » l’idée de mots qui frappent, qui percutent le corps et qui produisent des évènements de corps.

Faisons une petite revue du texte fondamental de Jacques-Alain Miller, « Biologie Lacanienne » qui mérite d’être lu en détail, et dont je vous conseille fortement la lecture. Alexandre Stevens a fait un travail formidable en soulignant les aspects les plus relevants de ce texte, mais je considère qu’il mérite d’être cité presque entièrement.

Qu’est-ce que Miller18 appelle « évènement de corps » ? Il est lié à l’idée du symptôme. Il nous dit que, du fait d’avoir un corps, il a aussi des symptômes…pour avoir des symptômes, il faut avoir un corps. Ce corps, c’est un corps où il se passe des choses…ces choses imprévues sont les évènements qui laissent des traces dénaturantes, dysfonctionnelles pour le corps.

Il continue : cette expression « évènement de corps » est une condensation, il s’agit toujours des évènements de discours qui ont laissé des traces dans le corps. Ces traces dérangent le corps. Elles y font symptôme…mais seulement si le sujet est apte à lire ces traces, à les déchiffrer.

Dans une analyse, donc, il s’agit de retrouver les évènements dont ces symptômes sont la trace. Il y a effet de symptôme, effet de jouissance, effet du sujet et traces. Le parlêtre c’est l’union du sujet et de la substance, du signifiant et du corps.

Les traces d’affect, c’est ce que Freud appelle le trauma. Le traumatisme au sens de Lacan, c’est l’incidence de la langue sur son corps.

L’évènement lacanien au sens du trauma, celui qui laisse des traces pour chacun, c’est le non-rapport sexuel, il laisse une trace pour chacun, dit Miller, non pas comme sujet mais comme parlant. Il laisse des traces dans le corps.

Le savoir incorporé veut dire que le savoir passe dans le corps et qu’il affecte le corps.

Je voudrais relever la distinction entre phénomènes de corps et évènements de corps. Anne Lisy, dans son texte présenté à la Journée de l‘ACF-Belgique, du 20 février 2016 et qui est un des textes d’orientation pour le congrès de la NLS 2021, souligne que le syntagme « phénomène de corps » se réfère à une grande variété de phénomènes, à tout ce qui arrive au corps, tels que les symptômes de conversions hystériques, les phénomènes psychotiques, psychosomatiques, les douleurs étranges et toutes sortes de bizarreries. Il s’agit bien de quelque chose qui arrive au corps, mais sont-ils ce qu’on appelle des évènements de corps ? En s’appuyant sur Miller, elle propose que le symptôme évènement de corps, relève du registre de la jouissance indéchiffrable. L’évènement de corps, dit-elle, se situe au niveau de la fixation freudienne, là où le traumatisme fixe la pulsion à un point qui sera le fondement du refoulement. D’une façon très intéressante, elle propose que l’analyse produit des évènements, elle propose l’hypothèse que l’analyse produit un réel singulier à chacun. Les témoignages de passe transmettent ces points d’ombilic opaques dans la trame des récits, qui sont comme des indices de ce qui échappe au récit…ces mots ne peuvent que circonscrire l’impact, ils en tracent le bord.

Anna Aromi19 développe l’idée qu’écrire sert à ordonner une vie, à la rendre vivable. Écrire c’est faire avec l’insupportable, c’est un évènement de corps. Elle nous dit que la fin de l’analyse lui a permis de s’approprier une écriture liée à la voix, de s’autoriser à une écriture-sinthome, une écriture sans Autre. La passe se parcourt comme un littoral qui ne finit jamais parce qu’il borde le réel, et elle conclut en disant que ce n’est pas sûr qu’elle puisse dire « j’écris », c’est plutôt que « quelque chose s’écrit », « quelque chose auquel je prête mon corps ».

Dans l’article « Rêve ou réel »20, publié dans Ornicar ? 53, tiré de la deuxième leçon de son cours « L’Être et l’Un » du 26 janvier 2011, Jacques-Alain Miller pose que l’inconscient, pour Lacan, c’est une structure, c’est-à-dire un savoir dans le réel.

Eric Laurent21, dans sa conférence prononcée à l’occasion de Pipol 9, à Bruxelles, le 13-14 juillet 2019, « Le corps comme lieu pour l’alangue », soulignait que la trace de la jouissance est de l’ordre de l’extase, de l’absence, d’une modalité du trou. Ce sera autour de ces trous que les tours et détours du langage cerneront le trauma de la jouissance, selon l’accroche à une écriture…ce sera sur le corps que s’écriront la conjonction du langage et de l’objet a, les marques de l’alangue, avec des conséquences sur le traitement de la jouissance, que la biologie lacanienne explore.

Reprenons ce que Lacan22 développe dans Lituraterre, soit que la lettre dessine le bord du trou dans le savoir, entre centre et absence, entre savoir et jouissance, il y a littoral. Au sujet de l’écriture il soutient que l’écriture est, dans le réel, le ravinement du signifié. Je cite : « C’est la lettre comme telle qui fait appui au signifiant. Le sujet est divisé comme partout par le langage, mais un de ses registres peut se satisfaire de la référence à l’écriture et l’autre de la parole ».

Pour finir, quelques extraits du témoignage de passe de Véronique Mariage23 (auquel je vous conseille fortement de vous référer), où la voix est au centre de la question. Je la cite : « Les rencontres avec son analyste se réduisaient à aller l’écouter enseigner, puis à se rendre à ses séances…A écouter sa voix et à l’entendre se taire. A entendre sa voix tomber dans le silence. La séance parfaite aurait été celle qui se serait passée en silence, rencontre d’une pure présence, corps à corps ».

Elle nous dit que cela aurait pu continuer comme cela pour toujours, mais deux évènements vont venir perturber cela et je cite encore : « Elle entraperçoit alors les deux faces de son rapport à la voix, qui, du coup, se disjoignent : la voix porteuse de sens, celle de la sentence qui marque son destin, et la voix dont elle jouit et qu’elle cuit ».

María Cristina Aguirre. Ph.D. Psychanalyste à New York. AME, membre de la NLS, NEL, et WAP. Présidente du Lacanian Compass, secrétaire du comité Exécutif de la NLS.

ASREEP. Nouages en direction de Gand 2021 « Moterialite de la voix : vers un repérage et un usage de son impact sur le corps ». Samedi 6 mars 2021: Programme.

 

 

Notes :

  1. Stevens A., Effets corporels de la langue, Argument, Vers le congrès de la NLS 2021.
  2. Miller J.-A., “Jacques Lacan and the Voice”, Psychoanalytical Notebooks n˚ 6, NLS, The London Society, London, 2001, pp. 93-104.
  3. Egalement dans Quarto 54, p. 30-34.
  4. Simon & Garfunkel – The Sound of Silence (from The Concert in Central Park).
  5. Lacan J., “L’étourdit”, Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 449.
  6. Miller J.-A., “Biologie lacanienne et événement de corps ”, La Cause freudienne n˚ 44, Paris, Seuil, 2000, pp. 7-59.
  7. Miller J.-A., op. cit., p. 18.
  8. Lisy A., Bassols M., “En Introduction”, Mental n˚ 32, REFP, Bruxelles, octobre 2014, pp. 37-38.
  9. Miller J.-A., “L’économie de la jouissance”, La Cause freudienne n˚ 77, Paris, Seuil, Février 2011, p. 146.
  10. Miller J.-A., “L’Autre sans Autre”, Mental n˚ 30, REFP, Bruxelles, Octobre 2013, pp. 157-171.
  11. Vanderveken Y., « Points de Perspective Clinique », Mental n˚ 30, REFP, Bruxelles, Octobre 2013, pp. 35-39
  12. Bassols M., “Le langage comme trouble du réel”, Mental n˚ 30, REFP, Bruxelles, octobre 2013, pp. 29-33.
  13. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 95.
  14. Lacan J. op. cit., p. 97.
  15. Laurent E., “Lalangue et le forçage de l’écriture”, La Cause du désir n˚ 106, Paris, Eurl Huysmans, 2020, p. 45.
  16. Lacan J. Le symptôme, Conférence à Genève, 1975.
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