Deux brèves constatations autour de ce pandemonium

Dans le pandémonium que cette pandémie produit, deux brèves constatations. La première dérive de mon analyse et, également d’une certitude, je la synthétiserais ainsi : jamais au grand jamais mon expérience analytique n’aurait pu commencer ni se conclure si je ne m’étais pas rendu chez un psychanalyste en chair et en os, pour arriver au point de céder l’os1 de mon analyse, l’objet a de mon fantasme auquel s’était réduit mon corps dépouillé de ses identifications. Cet objet jusqu’alors incarné par l’analyste, maintenant seulement, non sans horreur et douleur, je pouvais l’abandonner comme un déchet immonde. Effet traumatisant, événement de corps reproduisant la rencontre avec le non-sens de la lalangue propre et avec le trou sur lequel l’acte prenait maintenant appui, au lieu du fantasme duquel, l’espace d’un instant, je pouvais entrevoir la fonction de bouchon.

Pendant plus de 20 ans, la parole s’était écoulée en analyse, mais pas la voix : celle-ci était restée comme encastrée dans le trou oral, y faisant bouchon, à l’instar de la cerise dans la bouche du grand-père au moment de sa mort, survenue quand j’avais un an, grand-père adoré par la mère et dont le sujet portait le nom et les insignes. Ce n’est qu’au terme de l’analyse que la voix, et avec elle l’analyste, pouvait se libérer comme un souffle vital détaché de toute parole, sens et signification.

J’en ai déduit qu’on peut parler toute une vie à seule fin de retenir la voix, et rester fixé à une imago « mortifère », dans laquelle le sujet s’annule, pur corps jouissant de lui-même comme objet, sous le regard aimable/haïssable de l’Autre.

Et le regard ? Qu’en dire ! Il apparaissait, au-delà de l’image et de façon perturbante, lorsque le cadre fantasmatique vacillait sous les coupures de l’interprétation et les coups de l’acte analytique. L’avènement de l’analyste comme déchet du travail analytique est pourtant conditionné par un discours qui pose l’objet au lieu de l’agent, objet que l’analyste se prête à incarner de manière avertie dans la cure. Ainsi seulement l’objet peut se sculpter dans le discours de l’analysant, se consumer jusqu’à l’os dans le temps pour comprendre, jusqu’à choir au moment de conclure, où « le réel en vient au fait. »2

Et cela ne suffit pas, encore faut-il le démontrer … Le réel en vient au fait sous forme de signe plus encore que de signifiant : « D’abord, que sous prétexte que j’ai défini le signifiant comme ne l’a osé personne, on ne s’imagine pas que le signe ne soit pas mon affaire ! Bien au contraire, c’est la première, ce sera aussi la dernière. […] Psychanalyste, c’est du signe que je suis informé. »3 Dans une analyse, en plus de la dimension du sujet représenté par un signifiant pour un autre signifiant, entre en jeu l’effet « signe » qui, ne s’articulant pas à un signifiant, pose un arrêt à la signification et au sens, car il est plutôt précipitation et marque de lalangue sur le corps du parlêtre. Sur ce point, comme l’affirme Lacan dans « La Troisième »4, l’inconscient, bien que cela puisse paraître fou, se greffe sur le corps, sur le réel du corps pulsionnel. Je conclurais cette première « constatation » par la nécessité de la présence des corps dans les analyses pour le discours analytique : « Le corps, à le prendre au sérieux, est d’abord ce qui peut porter la marque propre à le ranger dans une suite de signifiants. Dès cette marque, il est support de la relation, non éventuel, mais nécessaire, car c’est encore la supporter que de s’y soustraire. »5

Deuxième constatation. En cette période je me suis prêté à dire oui à trois patients qui m’ont demandé des séances par Skype. À d’autres, j’ai conseillé de lire de la poésie, de se consacrer à la famille, d’attendre … et je me suis assujetti, timidement à cette pratique. Ici deux considérations. La première est, à ma grande surprise, que je saisisse l’importance et l’opportunité d’une telle pratique, au cas par cas, car elle permet de maintenir un fil conducteur subjectif de travail dans le cadre d’un transfert analytique déjà en place. Une sorte d’« effet conversation » se produit, qui contribue à maintenir pour le sujet un ancrage à l’Autre de la parole et du langage, à un moment où l’Autre s’est envolé en générant ahurissement, peur, angoisse et terreur. Cependant, je pense qu’il est essentiel de s’interroger sur cette pratique, c’est-à-dire sur la position que j’occupe lorsque je rencontre un sujet de l’autre côté d’un ordinateur. Je dirai aussi que ce n’est pas à partir de la place de l’analyste entendue comme l’incarnation de l’objet a que j’opère lorsque « la rencontre » se fait au moyen d’une plate-forme digitale. Je crois que ce n’est ni bon ni mauvais, et ce n’est pas non plus le but que je me suis fixé dans ces rencontres : « Car user de la technique que [Freud] a instituée, hors de l’expérience à laquelle elle s’applique, est aussi stupide que d’ahaner à la rame quand le navire est sur le sable. »6 Je dirais même, en écoutant des amis qui enseignent à l’université ou qui font de la politique, que grâce aux plates-formes informatiques, aucun des quatre discours n’est réellement produit, précisément parce que, étant donné que l’impossible s’incarne dans le corps, là où les corps sont absents, le discours vient à manquer. Il est certain que la montée de l’homme-en-ligne, c’est-à-dire de l’homme toujours connecté à la machine, presque au point de l’incorporer, va de pair avec le discours du capitaliste. La voix et le regard entrent certes plus que jamais en jeu dans la rencontre par les moyens technologiques, mais dans cette pratique je trouve que l’absence de corps rend impossible, heureusement, de les localiser et de les incarner chez l’analyste, sous peine qu’il se prenne vraiment pour l’analyste, d’une autre façon que se faire « déchet », comme le dit Lacan. D’autre part, Lacan, précisément dans « Télévision », n’a pas manqué de réaffirmer la position d’analysant d’où il parlait : « Car il n’y a pas de différence entre la télévision et le public devant lequel je parle depuis longtemps, ce qu’on appelle mon séminaire. Un regard dans les deux cas : à qui je ne m’adresse dans aucun, mais au nom de quoi je parle. »7 Lacan indique ici comment le l’objet regard s’incarne dans la télévision. Le regard, auquel Lacan ne s’adresse pas, est plutôt ce qui provoque sa parole, au point d’arriver à parler au nom d’un regard. Parler au nom d’un regard, sans s’adresser à lui, maintient en soi un impossible qui, peut-être, peut nous orienter lorsque, dans la contingence de ce temps, et plus généralement dans notre temps, nous nous prêtons à l’utilisation de ces plates-formes informatiques.

Texte paru dans Rete Lacan, numéro 10.Traduction par Violaine Clément, avec l’aide de Stefania Carriero et de Nathalie Georges-Lambrichs

 

Notes :

  1. J.-A. Miller, L’Os d’une cure, Navarin éditeur, Paris, 2018.
  2. Lacan J., « Radiophonie », Autres écrits, Seuil, Paris, 2001, p. 445.
  3. Ibid., p. 412.
  4. Lacan J., « La troisième », La Cause freudienne n° 79, mars 2011, p. 11-33.
  5. Lacan J., « Radiophonie », op. cit., p. 409.
  6. Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Champ freudien, Seuil, Paris, 1966, p. 583.
  7. Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Seuil, Paris 2001, p. 509.