La différence des sexes n’existe pas dans l’inconscient

À propos du discours de Paul B. Preciado « Je suis un monstre qui vous parle. Rapport pour une académie de psychanalystes » 1

Ce sera peut-être une surprise pour ceux qui ne connaissent de la psychanalyse qu’une divulgation caricaturale et ce sera le cas surtout pour ceux qui n’ont pas lu Lacan comme il le mérite. Et pourtant, c’était là, comme la lettre volée de la nouvelle d’Edgar Allan Poe – spécialiste en monstres –, à la vue de tous et caché à chacun2. Il n’y a rien dans l’inconscient freudien – pas davantage dans ses formations, rêves, symptômes ou délires – qui nous assure que la différence sexuelle entre un être-homme et un être-femme y soit inscrite. L’inconscient se comporte comme s’il n’existait qu’un sexe, et le problème, c’est de savoir lequel. Il faudra le répéter pour que ce soit plus clair, après l’avoir cherché et recherché : de cette différence sexuelle, aucune trace dans l’inconscient freudien, littéralement, rien de rien. Que Paul B. Preciado attribue l’affirmation contraire à la psychanalyse, que ce soit par simple méconnaissance ou non, revient exactement au même pour l’argumentation. Elle serait mal partie, la psychanalyse qui voudrait construire son architecture sur une différence dont il n’existe aucune trace dans l’inconscient !

La question ne se résout pas en répétant que les genres, différents ou non des sexes, ne sont rien de plus qu’une construction culturelle3. On trouve de nombreuses différences inscrites dans l’inconscient en des termes qui se définissent chacun, précisément, par la différence binaire avec l’autre : actif / passif, présent / absent, voir / être vu, avaler / être avalé, expulser / être expulsé, phallus / castration, père / mère, fils / fille… – la liste continue, mais pas à l’infini. Pourtant, impossible de faire des différences et d’établir une relation entre des choses qui n’ont pas une représentation dans l’inconscient. C’est le cas de l’être-homme et de l’être-femme.

Pour formaliser les binaires qui sont inscrits dans l’inconscient, Lacan avance, au début de son enseignement, à partir de son axiome devenu fameux : L’inconscient est structuré comme un langage, c’est-à-dire qu’il est construit comme une architecture fondée sur les différences entre ses éléments, ses éléments étant définis précisément par ces différences. Ces binaires sont des différences entre signifiants, selon le terme retenu par Lacan dans la linguistique de son temps qui considérait, et continue de considérer, la langue, non définie par quelque essence ou sens a priori, mais comme un système de différences. Le langage et les discours, qui se construisent par et à partir du langage, se fondent nécessairement sur cette catégorie de la différence relative entre ses éléments. Et il ne semble pas si facile de sortir de cette loi de fer du langage dans laquelle chacun de nous est plongé, sans toujours bien le savoir. C’est sur cette différence solide entre deux éléments que s’est construit tout un système, que s’est construite aussi bien toute civilisation connue : esprit / corps, nature / culture, normal / pathologique, homme / femme, hétéro / homo, yin / yang, etc. La différence est le principe d’une machinerie qui va aussi loin qu’elle peut aller, souvent sur les voies qui sont celles de la ségrégation, plus ou moins dure, plus ou moins subtile, mais toujours vers des lieux vraiment inhospitaliers si l’on veut préserver la singularité des êtres humains que nous sommes et qui revendiquons cette singularité.

Lacan, parti donc de cet axiome soutenu dans le binarisme du signifiant, allait aboutir à un autre axiome, plus compliqué en apparence, mais finalement plus simple : Il n’y a pas de rapport sexuel. Ceci signifie, en premier lieu : il n’y a rien dans l’être humain qui assure l’existence d’une différence entre les sexes permettant ensuite d’établir une relation, normative ou non, entre eux. Il n’y a rien de tout cela dans l’inconscient, et chaque tentative de solution – telle la multiplication des genres – semble vouée à l’égarement, à l’errance dans cet espace toujours trans.

Le fait est que la fermeté de la loi de fer de la différence va jusqu’à construire un discours qui prétend assurer une identité. Mais quand il s’agit de sexualité, il faut dire qu’elle ne va pas très loin. Quand il s’agit de la sexualité et des modes de jouir, quand il s’agit de résoudre la question du plus intime de l’identité sexuelle de chaque être humain, pris un par un sans considération de genre, il n’y a pas assez de barres de fer pour assembler la cage. Toute tentative de résoudre la question de l’identité sexuelle échoue inexorablement si elle ne fonctionne qu’avec la catégorie de la « différence » comme boussole pour parcourir ce désert, le désert de la jouissance, où, disons, il n’y a pas de terre promise possible. Dit d’une manière plus simple et directe : dans le désert de la jouissance et des jouissances sexuelles, il n’y a pas d’oasis possible, seulement des mirages. Tout être humain est trans, qu’il soit fugitif ou transhumant, en transit ou en transfert d’un endroit à un autre. Parce qu’il y a toujours « un lieu » et « un autre lieu » qui ne peuvent être définis chacun précisément que par leur différence, celle de l’un avec l’autre.

Ce fait de structure est écrit en toutes lettres dans l’œuvre de Freud. Mais encore faut-il savoir y lire ce qui y est, et non pas y lire ce qui n’y est pas, avec tous les mirages et miroirs dont se pare le bal masqué de la vie sexuelle. Et, disons-le aussi clairement, seul Jacques Lacan a su remettre ces propos à leur juste place avec cet aphorisme, toujours difficile à commenter sans se faire tondre, « il n’y a pas de rapport sexuel »4. En matière de sexualité, il n’y a pas moyen d’établir des identités à partir de la différence entre les signifiants, quels qu’ils soient. Ce qui laisse l’être humain – chaque être humain sans exception – dans une situation plutôt précaire lorsqu’il s’agit de s’installer dans des identifications solides. Tout ce que l’on peut construire dans le discours de genres se meut nécessairement dans ce transit généralisé entre signifiants et mascarades, ce que le discours et l’expérience de la psychanalyse peuvent aider à traverser, mais sans aucune norme préalable comme boussole.

Il est vrai, comme l’évoque P. B. Preciado à différents moments de son discours : l’être-homme et l’être-femme ne peuvent se définir que par leur différence entre eux, comme deux signifiants du langage, et non par une essence définie par elle-même. C’est le point d’accord ; et c’est précisément sur ce point même que P. B. Preciado construit tout son désaccord et sa critique des psychanalystes dans leur ensemble. Le malentendu est donc assuré. Mais le malentendu est aussi la loi de toute conversation possible. Lorsque deux sont fortement d’accord, il n’y a pas de conversation, seulement un consensus soutenu dans des accords tacites. Et la conversation, lorsqu’elle est analytique, remet toujours en question les accords tacites.

La différence, alors. Comment en sortir sans se voir entrer à nouveau dans son empire régi par la loi de fer du signifiant, soit en s’identifiant à l’un des deux termes, soit en les rejetant ? La différence a déjà quelque chose de monstrueux car elle s’échappe d’elle-même et se répand dans tout le système. Et plus on veut faire de ce système un tout, sac ou cage, plus il s’agrandit.

C’est aussi le problème du binaire et du non-binaire sur lequel P. B. Preciado fonde son autre critique du discours de la psychanalyse. Où finit l’un, le binaire, et où commence l’autre, le non-binaire ? Le binaire est contagieux pour tous les éléments du système, que l’on considère un élément par rapport à un autre ou chaque élément par rapport à tous les autres. Lacan a écrit le code de ce virus du langage de manière très simple : S1  → S2 (Lacan, en fait, est beaucoup plus simple que Freud, même s’il semble plus compliqué). Avec cette paire de lettres, affectées d’un ordre et d’une flèche qui les relie dans leur différence, nous avons déjà écrit tout ce système de genres qui pouvait paraître si monstrueux dans ses différences et ses ségrégations.

Mais a-t-on déjà observé que la définition même de ce non-binaire sur laquelle repose l’argument de P. B. Preciado, si vous la prenez là où il la prend, est elle-même binaire, construite seulement sur la différence avec le binaire ? Ce n’est pas avec la négation qu’on peut sortir d’un système binaire. Ce tour de passe-passe n’est pas un simple paradoxe logique. Ou plutôt, c’est parce qu’il semble être un paradoxe qu’il peut être utilisé pour brouiller toutes les cartes du jeu. Non, il n’est pas si simple de sortir de la logique et du binarisme, qui est toujours présente dans chaque structure de langage, dans chaque discours qui en découle. Le binarisme ou le dualisme qui se niche toujours modestement, toujours silencieusement, dans tout discours, se reproduit dans chacune des différences qui s’établissent entre un élément et un autre du système. L’ajout d’un troisième ou quatrième élément n’annule pas le binarisme fondamental, il le déplace simplement vers chacune des relations entre les éléments de la série que l’on considère : LGBTQ+… La loi de fer du signifiant n’aura aucun problème à ajouter à la liste le M pour « monstre ». Il y a de la place dans l’alphabet, et si un jour on arrive au bout, on peut faire comme avec les plaques d’immatriculation des voitures et écrire de nouvelles combinatoires, toutes binaires. Le signifiant ne connaît pas d’autre loi que celle du pouvoir du signifiant-maître d’organiser les différences. Ce qui a sans aucun doute sa dimension politique, y compris lorsqu’il s’agit de mettre en cage les êtres humains.

Cette loi – la seule en fait au-delà de toutes les normes juridiques et sociales – insiste d’une manière particulière quand il s’agit de définir ce qui est « trans ». On parle d’« homme-trans » et de « femme-trans », si bien que le binaire reste inévitablement là où il était, sans avoir bougé d’un poil. Il faudrait donc trouver un moyen d’aborder les trans qui puisse échapper à cette loi de fer. P. B. Preciado est honnête sur ce point : « Il n’est pas facile d’inventer une nouvelle langue, d’inventer tous les termes d’une nouvelle grammaire. »5 Les efforts pour intégrer dans le dictionnaire le genre non-binaire la terminaison « es » [par exemple, en sus de ellos et ellas, le pronom elles, équivalent français de iel] – ce qui est sans doute beaucoup plus difficile en espagnol – vont aussi loin que possible, c’est-à-dire pas très loin s’il s’agit de briser la barrière du binaire, cette loi de fer (hierro) – et d’erreur (yerro) – du langage. P. B. Preciado, invitant à cette tentative de créer une nouvelle langue avec les mots de la tribu, vise un nouveau lien entre les êtres humains en dehors de toute ségrégation. C’est ce que favorise le discours de la psychanalyse, non seulement dans l’intimité de l’expérience individuelle, mais aussi dans le collectif. Le problème est la distinction de l’Un et de l’Autre. Appelons donc cette loi « la loi du binaire de l’Un et de l’Autre », car c’est ainsi qu’elle se présente dans les discours auxquels l’être humain est toujours assujetti.

En tout cas, le facteur fondamental est que la logique binaire du signifiant n’explique qu’une partie de la sexualité, des identifications et des modes de jouir, et ce n’est pas la partie la plus importante. Disons que cela n’explique que la partie représentable de la sexualité, ce qu’on appelle aujourd’hui « le genre ». Cela explique la danse des masques, mais ne peut rien dire de la musique et de la partition avec laquelle la danse évolue. Que se passe-t-il si on essaie de soumettre le champ de la jouissance, tel que Lacan l’ouvre dès les années soixante, à cette logique binaire ? Eh bien, la petite machine de la différence relative et binaire cesse de fonctionner. La machine se bloque, se grippe, produit toutes sortes de signes que les psychanalystes – mais pas seulement eux – appellent « symptôme ». Quand il s’agit de jouissance, et surtout de jouissance sexuelle, nous entrons dans le champ de l’Un… sans Autre. Chacun avec ses fantasmes et ses symptômes, chacun sans connaître la partition qui les chiffre. Et là, il faut passer à une autre logique, qui n’est pas celle de la différence relative et binaire, une nouvelle logique que Lacan a annoncée et développée dans la dernière partie de son enseignement.

Il suffit d’une lecture, même brève, des Séminaires de Lacan, en particulier du Séminaire Encore 6, pour comprendre que ce changement de registre est fondamental, que nous entrons dans une autre logique, qui n’est plus la différence de l’Un avec l’Autre, quels qu’ils soient : nous entrons plutôt dans le champ de l’Un… sans l’Autre. L’Un nous trompe toujours quand il se présente à nous comme Autre, un autre que nous rejetons, que nous séparons, que nous considérons comme subalterne, voire sous-développé. Et c’est ainsi que nous pouvons aussi nous croire étrangers à lui, voire monstrueux. En fait, c’est avec cette logique que nous croyons aux monstres que nous créons.

Que cette altérité radicale, une altérité sans Autre à partir duquel on puisse la définir, soit le féminin – à distinguer des figures culturelles de la féminité – ne peut être attribué au patriarcat et à la logique ségrégative des différences. C’est une altérité logiquement antérieure au patriarcat, au point qu’on peut se demander si le Père lui-même n’est pas, peut-être – et seulement peut-être –, l’un des noms de cette altérité sans Autre pour soutenir une réciprocité. Il y a de nombreux endroits où Lacan jette le gant à qui veut le ramasser. Voyons-en un : « Comment savoir si, comme le formule Robert Graves, le Père lui-même, notre père éternel à tous, n’est que Nom entre autres de la Déesse blanche, celle à son dire qui se perd dans la nuit des temps, à en être la Différente, l’Autre à jamais dans sa jouissance, – telles ces formes de l’infini dont nous ne commençons l’énumération qu’à savoir que c’est elle qui nous suspendra, nous. »7

Voici le fameux patriarcat renversé, définitivement démantelé. Le Père : juste un nom parmi d’autres de la Déesse Blanche, mythe antérieur à toute culture patriarcale. Il ne s’agit plus ici de la différence relative à laquelle se réfère P. B. Preciado, la différence des sexes. C’est une différence absolue, sans aucun Autre auquel s’opposer pour la définir. C’est la jouissance du corps, la sexualité même. Il y a une profusion de développements possibles dans cette voie. Notamment, « le Nom-du père, on peut aussi bien s’en passer […] à condition de s’en servir »8 fut le thème mis au travail lors d’un congrès de l’Association mondiale de psychanalyse. Ce serait préférable de poursuivre dans cette voie pour éviter de refiler à la psychanalyse lacanienne la fausse étiquette d’hétéropatriarcale.

Traduction par Violaine Clément. Remerciements à Christine Barras de sa lecture.

Illustration : Photographie de une sélectionnée par l’auteur et l’éditeur du blog zadigespana.com

Publié en catalan sur le site Ciutat de les lletres, et en espagnol le 2 décembre 2020 sur le blog Zadig Espagne. A paru sur Lacan Quotidien 905.

 

Notes :

  1. Preciado P.B., Je suis un monstre qui vous parle. Rapport pour une académie de psychanalystes, Paris, Grasset, 2020. Texte issu d’un manifeste prononcé lors d’une invitation de l’École de la Cause freudienne lors de ses 49es journées d’études sur le thème « Femmes en psychanalyse », novembre 2019, cf. « Entretien avec Paul B. Preciado par François Ansermet et Omaïra Meseguer & coda », Lacan Quotidien, n° 868, 10 février 2020.
  2. Cf. le commentaire qu’en donne Lacan J., « Le séminaire sur “La Lettre volée” », Écrits, Paris, Seuil, coll. Champ Freudien, 1966, p. 11-61.
  3. Ici, le débat continue de tourner autour de la différence classique faite par Robert Stoller entre le sexe et le genre. Cf. Stoller, R., Sexe et genre. Sur le développement de la masculinité et de la féminité, Science House, New York, 1968.
  4. Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, … ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, coll. Champ Freudien, 2011, p. 99
  5. Preciado P.B., Je suis un monstre qui vous parle, op. cit., p. 60-61.
  6. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, coll. Champ Freudien, 1975.
  7. Lacan J., « Préface à l’éveil du printemps », Autres Écrits, Paris, Seuil, coll. Champ Freudien, 2001, p. 563.
  8. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, coll. Champ Freudien, 2005, p. 136. Cf. Ve congrès de l’Association mondiale de psychanalyse (AMP) sur le thème « Le nom du père : s’en passer, s’en servir », Rome, 13-17 juillet 2006,  http://www.amproma2006.it/.