La raison qui réson

La clinique des excès, le thème choisi pour cette journée, est la clinique du symptôme ou sinthome et c’est la ligne que je vais essayer de développer. Le titre choisi fait, bien entendu, écho à l’idée de Lacan sur « l’ascension de l’objet a au zénith social » qui révèle encore plus clairement la fonction de l’objet a comme point de fuite de la perspective de notre civilisation, en se manifestant par une pluralité d’excès infinie. Les deux termes centraux que l’on traitera sont : l’interprétation et l’excès. En ce qui concerne le premier terme, l’interprétation, je choisirai la ligne du « savoir lire » et pour ce qui est du second, celle de l’excès, j’opterai par la ligne du reste symptomatique pour me référer à ce qui est le noyau de la pulsion.

Arrière-plan

La trajectoire théorique effectuée par Lacan vis-à-vis de la paire symptôme – interprétation que je qualifierais d’inséparable, tel que le titre de notre précédent congrès l’a illustré: le déplacement de la vérité à l’événement du corps. Il s’agit en effet d’un mouvement où l’opération analytique vise à aller au-delà de l’ontologie chez le parlêtre, vers l’existence, vers le Yad’l’un, ou en d’autres mots, il va du déchiffrage du sens du symptôme à la lecture de la lettre écrite sur le corps.

Le mathème du discours que Lacan présente dans le séminaire XIX1, met l’accent sur le mouvement de la jouissance dans le discours: la topologie de la parole. Je voudrais situer le mathème bien connu du discours de l’analyste côte à côte avec sa version postérieure afin d’élucider l’opération analytique en relation avec notre sujet. Le mathème classique représentera le lieu de l’analyste et l’autre, celui de la topologie de la parole, je lui attribuerai la place de l’analysant et au mouvement de la parole, sa vectorisation.

La relation entre les deux mathèmes montre d’une certaine manière ce que Lacan met en relief sur le transfert quand il dit: « nous ( les analystes) sommes frères de l’analysant, fils du discours ». Je propose de représenter cette fraternité par le champ qui ouvre l’équivoque raison-réson. Équivoque qui se manifeste par la relation entre la place de l’analyste (a) comme agent-raison et ce qui s’échappe de la jouissance dans ce qui se dit, soit comme reste (a), comme plus de jouir qui résonne, soit comme signifiant maître. Du moment où nous parlons du S1, nous parlons, bien entendu, des signifiants maîtres dans la chaîne signifiante mais aussi de l’Un seul, du signifiant -lettre qui marque le corps d’un événement de jouissance. Cette fraternité va constituer la toile de fond nécessaire au développement des deux termes centraux de notre sujet d’aujourd’hui: l’interprétation et l’excès.

L’interprétation et le savoir lire

La théorie de l’interprétation est à mettre en rapport avec celle de l’inconscient du point de vue de sa nature. La première référence à l’interprétation apparaît dans le contexte de l’interprétation des rêves. Le point central que Freud met en évidence par rapport à la formation d’un rêve sont les mécanismes en jeu, c’est à dire la condensation et le déplacement, en tant que base de l’interprétation du sens du désir caché et réalisé.

Pourtant, Freud s’est heurté à plusieurs reprises aux limites de l’interprétation. D’abord, au niveau des rêves face à ce qu’il avait appelé l’Unherkannt, l’inconnu, que Lacan a mis en parallèle avec l’Urverdrangt, le refoulement originel. Pour Lacan, c’est le langage même qui opère cette fonction de refoulement. Freud s’est aussi heurté à un autre type de limite en dépit de son interprétation, celle d’une permanence symptomatique, et pour rendre compte de cette résistance du symptôme malgré la vérité éclaircie, il parle par exemple, de réaction thérapeutique négative.

Si l’on revient à la corrélation entre l’inconscient et l’interprétation on peut repérer dans la théorie de Lacan une série de changements au niveau de la conception qui correspondent aux différentes étapes de sa pensée. Ces points de changement étaient liés à ce qui restait inclus dans le langage: la sexualité, la pulsion et l’objet, c’est à dire un mouvement qui se déplace de la vérité vers la jouissance et dont le corps est son support. Corrélativement, la conception de l’interprétation varie selon qu’elle évolue successivement de la ponctuation du dit, à la coupure et à l’accent placé sur la lettre de jouissance.

On peut cependant ajouter une étape supplémentaire où le symptôme ou sinthome devient une sorte de star dirai-je, et où l’idée de l’inconscient réel fait aussi son apparition. Cela conduit à une interprétation qui est plutôt de l’ordre de l’existence, à l’équivoque sous ses différentes formes: homophonie, logique, grammaire, etc.2, ainsi qu’à mettre en valeur l’itération de l’Un. Cette itération de l’Un renouvelle chaque fois l’évènement de l’irruption primaire de la jouissance sans s’additionner pour autant. Cette itération est finalement une addiction qui constitue la racine du symptôme et c’est de cet Un que le parlêtre provient, disait Lacan.

Il est clair qu’il s’agit d’un mouvement qui se déplace de l’inconscient structuré comme un langage et donc transférentiel à l’inconscient réel et de façon corrélée un déplacement de l’interprétation par rapport à la signification et à la vérité, à la lettre hors sens.

Dans ce trajet la logique occupe une place importante en particulier par rapport à la distinction dans un discours entre le contenu ou sens et sa structure qui inclut l’objet de la pulsion. C’est précisément le fait de capturer la structure qui exige une lecture. L’accent sur la lecture se matérialise avec la référence à la topologie, clairement en rapport avec le nœud borroméen.

Dans « Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle », Freud nous donne déjà un bon exemple de lecture, bien qu’il n’y ait pas d’intervention, quand il se réfère á un moment du récit de ce sujet sur le supplice avec les rats. Freud souligne le fait qu’il se lève du divan, marche de long en large, le discours devient confus et qu’il porte sur le visage une expression complexe dans laquelle Freud a vu: « l’horreur d’une jouissance á lui-même ignorée ». Freud avait réussi à pointer du doigt un point de jouissance au-delà du récit. La lecture va au-delà de l’écoute, plus précisément au-delà de la compréhension.

Quelle est donc la place que la lecture occupe par rapport à l’interprétation?

Je propose d’avoir recours à un autre champ, celui de la philosophie, d’élargir notre vision et de nous appuyer sur la conception de Walter Benjamin afin de voir comment il traite cette question. Il dit: « Lire ce qui n’a jamais été écrit, ce type de lecture est le plus ancien: la lecture avant tout langage », phrase énigmatique. Benjamin soulève la question de la place de ce qu’il appelle l’image dialectique comme base de la lecture de l’histoire. L’histoire s’épure et se réfracte en images dialectiques qui peuvent et doivent être lues dans leur constellation avec le présent.

Les images dialectiques3 sont celles qui créent une tension entre le passé et le présent; il les appelle: « l’Autrefois » et le « Maintenant ». Benjamin considère que ces images portent un savoir qui ne se réduit pas à ce que l’on voit mais qui exige un travail linguistique pour trouver ce qui échappe à l’œil. Ce type d’images purifient la lecture et mettent l’accent sur ce qui est à l’origine, la marque sur le corps de l’histoire tout en permettant de faire une interprétation de celle-ci. Il s’agit d’une lecture de ce qui était en effet marqué avant la structuration du langage, et c’est précisément la lecture qui met en relief l’écriture. La dialectique ou tension entre le passé et le présent produit une image saccadée, des marques écrites qui produisent une réduction de l’histoire et facilitent une lecture de ce qui n’était pas écrit. Cette lecture permet aussi de reconnaître ce qui n’était pas écrit, et de se le remémorer. La lisibilité étant pour lui un point central du mouvement dialectique qui conduit à une sorte de réveil.

A travers la dialectique, les images deviennent d’une certaine manière des lettres à lire sur le corps de l’histoire. Il me semble que l’on peut établir un lien entre cette définition de Benjamin sur la place de la lecture avec la théorie de Lacan sur la lecture du symptôme. Déjà dans « L’instance de la lettre » il définit le symptôme comme un cri du sujet qui condense ce qu’était son désir dans son histoire et que c’est la lecture de la matérialité du cri qui permet de révéler ce que celui-ci écrit. Il me semble que l’on peut aussi attribuer aux images dialectiques de W.Benjamin, la même place que celle de ce cri symptomatique. Les deux fonctionnent comme une subjectivation de l’histoire ou l’hystoire.

Je voudrais citer un exemple de l’utilisation de cette idée de Benjamin par Georges Didi-Huberman, philosophe français et historien de l’art. Il dit:

« J’ai posé trois petits bouts d’écorce sur une feuille de papier. J’ai regardé en pensant que regarder m’aiderait peut-être à lire quelque chose qui n’a jamais été écrit. J’ai regardé les trois petits lambeaux d’écorce comme les trois lettres. Comme le début d’une lettre á écrire, mais á qui? »4. Ce petit paragraphe est le début d’un écrit sur une expérience, produit d’une déambulation à Auschwitz-Birkenau, qui demande à être écrite afin de pouvoir cerner quelque chose du réel. Mais, que veut dire cerner quelque chose du réel?

J.A. Miller répond, je le cite: « L’interprétation comme savoir lire vise à réduire le symptôme à sa formule initiale, c’est-à-dire à la rencontre matérielle d’un signifiant et du corps, c’est-à-dire au choc pur du langage sur le corps. Alors certes pour traiter le symptôme il faut bien en passer par la dialectique mouvante du désir, mais il faut aussi se déprendre des mirages de la vérité que ce déchiffrage vous apporte et viser au-delà la fixité de la jouissance, l’opacité du réel. Si je voulais le faire parler, ce réel, je lui imputerais ce que dit le dieu d’Israël dans le buisson ardent, avant d’émettre les commandements qui sont l’habillage de son réel : « je suis ce que je suis »5. Cette façon de faire parler le réel met en relief un « Il existe », une existence sans prédicat: « je suis ce que je suis ». Cela traduit la place de « Il y a un être » qui ne se définit pas par ce que l’on peut décrire ou dire sur lui mais qui fait ressortir le fait qu’il y a une existence. On retrouve la même relation au niveau mathématique-logique entre le zéro et le un ou, en d’autres mots, une existence qui se fonde sur l’inexistence, comme Lacan dit: « il n’y a pas d’existence, sinon sur fond d’inexistence, et inversement, ex-sistere, c’est ne tenir son soutien que d’un dehors qui n’est pas »6. C’est un manque qui se compte comme Un, un Un tout seul. La réduction á cette formule initiale implique de réduire le symptôme á un événement du corps, au trou de la pulsion.

Au début de mon expose j’ai présenté l’axe raison – réson comme celui qui représente la fraternité dans le couple du transfert. Cet axe se caractérise par un mouvement moebien entre les deux éléments de l’axe raison-réson qui est corrélatif à la phrase: « je te demande de refuser ce que je t’offre, parce que ça n’est pas ça ». C’est le moment ou Lacan introduit le nœud borroméen ou à mon avis le « ça n’est pas ça » occupe la place de l’objet a qui noue. Cette phrase met en relief trois verbes: demander, refuser et offrir et leur intersection constitue ce qui lui permet de ne pas se défaire. Le « ça n’est pas ça » occupe le lieu de ce qui ne peut pas se dire, de ce qui échappe tout le temps et qui se déplace dans le discours en créant la topologie de la parole. Cette phrase est la lettre d’amur, le mur du langage qu’il y a entre l’homme et la femme, entre l’homme et le monde et entre l’analyste et l’analysant. Lacan a aussi présenté cette fraternité en termes de « faire la paire »7. En parlant de fraternité ainsi que de paire, on établit, selon Lacan, une formule ségrégative, qui comme dans toute fraternité, se caractérise par « être séparés ensemble ». C’est aussi la base de la formation d’une masse ou l’Ideal du moi est remplacé par un même objet ce qui conduit à l’établissement d’une identification générale du Moi. Dans le cas de notre fraternité, le rôle de l’analyste consiste à faire semblant d’être cet objet et ainsi se rapprocher et délimiter finalement l’Yad’l’un, de soustraire la trace particulière du parlêtre du champ de l’Autre et obtenir ainsi la différence absolue. L’opération vise à déranger la défense afin de pouvoir toucher quelque chose du réel. Cette opération soulève de nouveau et de façon plus pertinente la question de la place de l’interprétation. Quelle interprétation est assez puissante pour traverser la défense? Il est clair que le déchiffrage seul du sens ne suffit pas mais qu’il faudrait plutôt une intervention qui agisse en tant qu’écho de la pulsion en jeu. En d’autres mots, cela implique de traiter le désir, le manque à être comme une défense contre ce qui existe, la jouissance8. Il me semble que c’est à ce moment -là qu’intervient la résonance du plus de jouir de l’analysant sur l’analyste en tant que celui qui l’incarne. Par rapport à cette résonance Lacan fait remarquer plusieurs interventions possibles de la part de l’analyste: l’équivoque, la coupure, la jaculation, etc., c’est à dire une intervention semblable au coup du maitre zen. Cette résonance de la raison rapproche le parlêtre de ce qui dans ce qu’il désire, il demande sans le savoir9.

Cependant, c’est de cette fraternité et avec le mouvement moebien raison-réson dans le discours analytique, qu’il faudrait espérer aboutir à la liquidation du transfert, la liquidation de la fraternité. A partir du moment où l’on arrive à cerner et dirai-je, à localiser l’os de la cure, incarné par l’analyste, cette localisation fonctionne comme une opération de séparation, on peut alors établir la différence absolue qui barre la place du frère du discours en le transformant en reste. C’est le moment où l’analysant dit en somme à son partenaire: Je t’aime, mais, parce qu’inexplicablement j’aime en toi quelque chose plus que toi- l’objet petit a, je te mutile. [XI, 241]. En d’autres mots c’est un moment de cession de jouissance, pas seulement de réduction signifiante mais aussi de cession quantitative, tel que J.A.Miller le souligne en disant que c’est dans la marge entre ces deux réductions que s’inscrit l’acte analytique et se joue le destin de celui-ci10.

Les excès- les manifestations résiduelles ou les restes symptomatiques

Dans « Analyse finie et infinie » Freud soulève la question des phénomènes résiduels en fin d’analyse, c’est à dire des points de fixation libidinale résistants. Freud utilise parfois deux termes de façon indistincte pour se référer aux points d’immobilité libidinale: fixation -« fixierung » et « niederschrift« . Le premier est en rapport avec un objet partiel tandis que le deuxième se réfère à une écriture. Il précise que dans la concrétisation libidinale définitive peuvent se conserver des fixations libidinales précédentes. La transformation ou substitution de ce qui était refoulé par l’intermédiaire de domaines fiables et compatibles avec l’ego est souvent partielle et certains secteurs du mécanisme ancien restent intouchés par le travail analytique.

Le parcours lacanien vers le réel conduit à la conception d’une jouissance opaque du symptôme au-delà de sa signification de vérité, en d’autres mots il conduit au fait qu’il y a Un de la jouissance. Cette jouissance opaque représente le noyau du symptôme qui itère. C’est la conjonction de l’Un et de la jouissance qui trouve son origine dans un point de fixation pulsionnel.

Cet Un tout seul, est toujours le même: Un, Un, Un. C’est le signifiant de la répétition de l’inexistence, d’un trou qui est compté comme Un, c’est donc celui-ci qui est lié au plus de jouir, à l’excès, au signe de l’impact du langage inscrit comme lettre sur le corps. Il faut prendre en compte que dans le tout dernier enseignement de Lacan, il établit une distinction entre la jouissance, jouis-sens, attachée au signifiant et la jouissance opaque, sa facette réelle.

Quel est le statut de cette jouissance du symptôme? Miller éclaire ce point quand il dit que la jouissance du symptôme témoigne qu’il y a eu un événement du corps et que par la suite, la soi-disant jouissance naturelle, qu’on peut imaginer comme la jouissance naturelle du corps vivant, s’est trouvée troublée et déviée. Il ajoute que cette jouissance n’est pas primaire mais qu’elle est première par rapport au sens que le sujet lui donne, et il le lui donne à travers son symptôme dans la mesure où il est interprétable11. Cela s’applique aux cas de névroses, mais soulève aussi la question de la jouissance dans les cas de psychoses. Quelle est la place de « l’interprétation » ou de l’intervention de l’analyste dans ces cas? Il s’agit précisément de tempérer la résonance dans le corps, de la régler ou de retenir le pouvoir de la parole.

Une illustration: A. un sujet de 35 années qui présente des traces de mélancolie est venu consulter pour essayer de résoudre ses difficultés à trouver une partenaire. Ce n’est qu’après un certain temps qu’il s’est décidé à révéler son alcoolisme et sa volonté d’arrêter de boire. L’alcool était et continue à être pour lui un moyen pour tempérer son angoisse et en même temps il constitue un problème aigu. Il n’a pas réussi à établir de relations proches, en particulier avec les femmes et cela le conduit à s’enfermer dans son petit appartement, dans l’alcoolisme et dans sa douleur d’exister. A ceci s’ajoute une ligne persécutoire de sa pensée concernant par exemple les conversations téléphoniques de sa voisine dans lesquelles il croit entendre, il interprète, des allusionnes critiques sur sa personne et sur l’odeur provenant de son appartement. Un autre élément persécutoire est la peur qu’il éprouve à l’idée que la police puisse venir frapper à sa porte. Dans des moments d’angoisse, principalement le matin, il arrive parfois à éprouver des tremblements et presque une paralysie des membres. Dès son plus jeune âge, il se sentait oblige de réussir ses études tout en étant à la fois responsable et un excellent étudiant. En effet, c’est un sujet intelligent et il en est conscient, mais ses exigences vis-à-vis de lui-même l’avaient conduit à tout prévoir constamment et à chercher, calculer, quel serait le circuit optimal pour mieux se débrouiller, ce qui représentait pour lui une source de grande souffrance. À un moment donné il a découvert le taoïsme. Cela le tempérait mais l’encourageait aussi à boire sans limite à l’instar des expériences racontées à ce propos par et sur les maitres taoïstes. Je pense que cette addiction lui a paradoxalement donné une identité, une consistance par la voie de l’identification avec l’image du maitre en soutenant comme eux l’idée de devoir tout laisser tomber et de ne rien faire. Je considère que l’addiction fonctionne ici comme un nœud sinthomatique et que la question se pose de savoir comment traiter l’alcoolisme dans ce cas sans perturber l’armature construite. En ce qui concerne l’interprétation, tout particulièrement après sa décision de renoncer à son travail dans le domaine de la Haute Technologie, un point est clair: éviter toute intervention qui puisse situer l’analyste dans la ligne persécutoire [voisine-mère] en mesurant les effets de la parole, c’est à dire en retenant le pouvoir de la parole de sorte que les interventions ne dévoilent aucun élément concernant l’énonciation de l’analyste.

La lecture ne concerne pas la signification, elle ne se place pas du côté de la passion freudienne pour la vérité de laquelle on ne peut clairement se passer, elle est du côté de la logique et de la matérialité des relations entre les éléments du discours. La lecture interprétative est une réduction, une soustraction signifiante et quantitative qui cerne l’itération d’un réel et trace ainsi la formule originaire du symptôme. Non sans raison Lacan caractérise l’interprétation comme un Ready-Made, c’est à dire comme un déjà « prêt », déjà fait pour mettre les deux termes raison – réson en tension. Paradoxalement, afin de pouvoir isoler cet Un tout seul il faut un « deux » par la voie de l’interprétation.

Pour conclure, je voudrais présenter un exemple de cette tension extrait d’un témoignage de passe d’Anne Beraud. Dans le texte elle dit qu’elle s’était consacrée à faire exister l’Un du rapport sexuel avec un amour éternel, et tel que l’exprime le témoignage : « le mariage pour la vie et notre complicité pour le meilleur et pour le pire ». À un moment donne elle découvre des lettres d’amour écrites par son mari et destinées à une autre femme, elle les lit avec ferveur et se voit expulsée de sa place d’exception. Dans la séance elle énonce: « je veux qu’il me dise la scène [tout lui raconter tout sur sa liaison] pour y être incluse et elle ajoute: « Je me fonds dans l’homme que j’ai ». Coupure de la séance. Elle lit ensuite cette phrase autrement: Je me fonde dans l’homme que j’hais ». Vouloir faire Un avec l’homme pour accéder via l’homme à La femme. À ce moment-là c’était clair pour elle que plus elle voulait s’inclure dans la scène plus elle se sentait exclue et que finalement il n’y a rien à voir.

La tension entre se fonder et se fondre résonne sur une deuxième équivoque entre avoir et haïr. Une équivoque qui met en tension amour et haine « éternels ». C’est la lecture autre de la phrase qui réussit à introduire le mur de la castration et à trouer « l’éternel » en produisant un reste vide formulé, traduit par : Y’a rien à voir.

(*) « La raison qui réson » : Lacan, J. Je parle aux murs, Seuil, 2011, paris, page 93.

 

Notes :

  1. Lacan, J. Le Séminaire, Livre XIX, …ou pire, Seuil 2011, Paris, page 193.
  2. J. Lacan, « L’étourdit », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, pp. 491-493.
  3. Benjamin, W. Paris, capitale du XIXème siècle, Editions du Cerf, page 479.
  4. Didi-Huberman, G. Ecorces, Editions de Minuit, 2011, page 9.
  5. Miller, J.A. Lire le symptôme, Conférence qui se tenait à Londres les 2-3 avril 2011 comme présentation du thème pour le Congrès à Tel Aviv en 2012.
  6. Lacan, J. Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, page 135.
  7. Lacan, J., « Préface a l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits, Seuil 2001, Paris, page 573.
  8. Miller, J.A. L’être et l’Un, cours du 11-5-2011.
  9. Lacan, J. Le moment de conclure, cours de 15-11-1977.
  10. Miller, J.A. L’os d’une cure, Navarin Editeur, 2018, page 48.
  11. Miller, J.A. Lire le symptôme, Conférence qui se tenait à Londres les 2-3 avril 2011 comme présentation du thème pour le Congrès à Tel Aviv en 2012.