Laboratoire du CIEN « En trois actes »

Je remercie l’ensemble des membres du laboratoire « En trois actes », et plus particulièrement Claire Brisson, que j’ai eu la chance de rencontrer lorsque j’étais présidente du CIEN, de m’avoir invitée à venir travailler la question de Qu’est-ce qui harcèle à l’adolescence ?

Je remercie aussi le proviseur du complexe scolaire et l’ensemble de son équipe, et les présents à cette rencontre.

Je vous remercie de la confiance que vous m’accordez ; je ne suis pas une spécialiste de la question au travail, mais je suis traversée par elle, du fait de ce que j’entends des adolescents dans ma pratique d’analyste, et aussi dans mon engagement depuis de longues années dans le CIEN.

Qu’est-ce qui harcèle à l’adolescence ?

Je commence par un vœu : ne transformons pas une révolte saine des jeunes en harcèlement.

C’est une question qui ouvre à un programme dont je tenterai seulement de donner quelques coordonnées à partir de la recherche qui est la mienne et celle de quelques autres qui un jour avons engagé notre désir dans le Champ freudien.

Je prends la parole donc à partir d’un discours qui est celui de l’inconscient, de la psychanalyse d’orientation lacanienne. La psychanalyse est une pratique de parole en acte sous transfert qui vise pour le sujet en souffrance à nommer l’insupportable de ce qui lui arrive. L’expérience analytique a des effets sur le lien social : il s’en extrait un savoir, une politique de transmission et de diffusion qui participe à civiliser les rapports entre les hommes. La psychanalyse est une éthique.

Elle ne peut exister sans les autres discours, auxquels elle ne doit cesser de se frotter. Aussi ne peut-elle qu’être concernée par cette question : Qu’est-ce qui harcèle à l’adolescence ?

Le harcèlement est un fait contemporain avéré ; ce n’est pas la vue d’un esprit chagrin. L’agressivité, la haine et la violence font parie de la vie de l’école, et en particulier de celle du collège, un moment de leur scolarité où les élèves sortent de l’enfance. Elles se présentent sous différentes modalités allant du harcèlement visant l’autre à l’auto-harcèlement.

Mais que peut bien désigner ce mot ?

À partir de cette question, j’ai mené ma recherche, comme cela se fait dans les laboratoires du CIEN, pour tenter de dégager une logique en tenant compte de ce mot détaché, « harceler », porteur d’un poids qu’il est indispensable d’alléger afin de garder la tête froide.

Le psychanalyste ne peut donner de solutions clé en main ni des conseils. Grâce à son abord de l’inconscient et de son goût du détail, il va offrir son grain de sel pour contribuer à inventer des réponses, aussi minimes soient elles.

Je propose un parcours en quatre points. Le premier : Harceler, une notion, concerne le mot dans sa signification, avant d’entrer dans la question avec le deuxième : Harceler ? à l’adolescence ?, pour ensuite s’en éloigner avec le troisième : La leçon de Tom, et le quatrième : « La banalité du mal », qui conduisent l’un et l’autre au vif de la question.

1. Harceler : une notion

Harceler est un mot du discours courant et du discours politique depuis la fin du XXémesiècle.

Le harcèlement scolaire est un signifiant qui circule de façon persistante dans la bouche de chaque acteur aux prises avec la vie scolaire, que ce soit en maternelle, en primaire, au collège ou au lycée, voire à l’université. Ce terme tente de nommer quelque chose de difficile à supporter qui vient à la place de, ou vient recouvrir quelque chose d’indicible.

Il est relayé et prolongé par le cyber harcèlement via les SMS et les réseaux sociaux.

Ce n’est pas un concept, mais une notion, dont on se sert sans en cerner la cause ni en mesurer les conséquences. Ce mot enfle du fait même de sa circulation.

Le harcèlement pétri de violence et de haine, de la part d’élèves sur un autre élève ou sur d’autres élèves, provoque des souffrances multiples, le plus souvent gardées sous silence et engendrant de l’angoisse chez les protagonistes des deux camps. Ceci au point que le jeune en vienne à consulter un psy. Je n’ai pas pour habitude de faire des statistiques dans ma pratique d’analyste, mais je repère que depuis les deux dernières années, je ne cesse de recevoir des jeunes qui parlent du harcèlement qu’ils subissent, qu’ils font subir à d’autres, ou dont ils sont les témoins. « J’ai peur » se repère dans le discours de chacun.

Cette corrélation du harcèlement à un « J’ai peur » ne peut que venir questionner l’adulte responsable du jeune, quelle que soit sa place auprès de lui.

Pour mener l’enquête, en élève appliquée que je fus, je suis allée lire la définition du dictionnaire. Que dit le dictionnaire Larousse ? Harceler : soumettre quelqu’un ou un groupe à d’incessantes petites attaques, à de rapides assauts incessants. Soumettre quelqu’un à de continuelles pressions ou sollicitations.

J’ai poursuivi la petite recherche sur Le harcèlement scolaire sur Internet.

Cette notion a été forgée au début des années 1970 par le psychologue Dan Olweus à l’occasion d’études réalisées dans des établissements scolaires scandinaves. Il la définit ainsi : « Un élève est victime de violence lorsqu’il est exposé, de manière répétée et à long terme, à des actions négatives de la part d’un ou plusieurs élèves ».

Il a établi trois caractéristiques :

  • Le ou les agresseurs agissent dans une volonté délibérée de nuire. Ce critère a toutefois été contesté, les enfants n’ayant pas nécessairement la même perception de leur intention que les adultes ;
  • Les agressions sont répétées et s’inscrivent dans la durée ;
  • La relation entre l’agresseur ou les agresseurs et la victime est asymétrique.

Le dernier point exclut donc les conflits (bagarres et disputes) entre élèves : pour qu’il y ait harcèlement, il faut que la victime ne soit pas, ou ne se considère pas comme étant en situation de se défendre. La pratique du harcèlement scolaire est inséparable de la mise en place d’une situation de domination.

Dans l’après-coup de ces lectures, je suis grandement étonnée des précisions dans la description des caractéristiques du dit « harcèlement scolaire » qui, paradoxalement, laissent le lecteur pantois quant au pourquoi, quant à la cause. Pourtant, des guides et des procédures sont proposés par le ministère de l’Éducation nationale et par des associations de parents aux enseignants et à la vie scolaire pour « gérer » la situation de harcèlement – soit dit en passant, « gérer » est un drôle de mot pour parler du lien affectif.

Pourquoi le harcèlement scolaire qui envahit la vie à l’école est-il si prégnant aujourd’hui ? Quel est son fondement ? Pourquoi la loi qui punit le harcèlement scolaire n’est-elle pas suffisante à le traiter, au point que nous ayons la nécessité de nous réunir aujourd’hui afin de tenter d’en élucider quelque chose ?

Je propose pour cela que nous nous éloignions du discours attaché au terme de « harcèlement scolaire » dans lequel nous baignons dans le quotidien de nos pratiques auprès des jeunes, pour trouver à l’interroger autrement. C’est un pari, un choix qui est là pour inviter au débat, à la recherche ensemble afin d’ouvrir des possibles.

2. Harceler ? à l’adolescence ?

Harcèlement est devenu un mot fourre-tout recouvrant des réalités très diverses et variées. Il percute les jeunes au moment où ils tentent de se séparer de l’enfance.

Pris dans les rets de son emploi pour qualifier la situation difficile du jeune, il ne permet pas toujours de la saisir. Les solutions proposées sans que le problème soit posé entravent la résolution des malaises provoqués. La réponse ne pouvant pas venir avant la question, cela a comme conséquence de laisser le jeune concerné figé dans un statut de victime ou de bourreau à cette période de sa vie qualifiée par Freud de « puberté »1.

Si le terme d’adolescence désigne les phénomènes sociaux et psychologiques de cette période de l’existence, le terme de puberté retenu par Freud, lui, nomme un moment de la sexualité d’une « grande personne » en devenir, moment qui prend en compte les bouleversements du corps de l’enfant. Les adolescents haïssent leurs corps aux contours et à la surface souvent ingrats.

Au cours de ces « métamorphoses de la puberté »2, certains choix du petit enfant se réactualisent, pour qu’il puisse découvrir son objet sexuel de prédilection. C’est le moment où les transformations à l’œuvre vont amener l’organisation de la vie sexuelle infantile à sa forme plus achevée. Cet éveil bouleversant et délicat de la sexualité aux enjeux de vie et de mort, s’accompagne d’une transformation envahissante, irrépressible et irréversible du corps, et aussi d’une modification radicale du rapport à l’existence et à l’être …

En prenant appui sur ces quelques remarques, comment chacun peut-il tenter de saisir ce qui cause ce malaise qui se retrouve sous l’expression « harcèlement scolaire » ?

3. La leçon de Tom

Tom, élève en 6ème, va, pour régler sa difficulté à devenir collégien, initier avec deux camarades auprès du professeur d’Enseignement Moral et Civique, un projet anti-harcèlement.

Cela lui est devenu possible parce qu’il a pu trouver une place au collège après avoir affronté de fortes angoisses depuis la rentrée. Ses angoisses le mettaient à mal aussi bien en famille qu’au collège ; elles sont à l’origine de sa demande de traitement, demande que ses parents très anxieux accompagnent.

Il y a peu, il arrive à sa séance souriant en disant : « Je vais bien ». Au fil des séances, l’angoisse a diminué d’intensité, aussi est-il plus détendu ; il se met alors à parler de sa vie au collège avec ses camarades.

Il a deux copains : Laurent et Dylan, qui jouent avec d’autres dont Loïs à un jeu assez brutal. Pour cette raison, Tom dit ne pas vouloir y participer, mais il les regarde avec une certaine fascination. Il peut dire : « Ça me plaît de les regarder faire ». Pendant le jeu, Laurent a été très violent avec Nathanaël, qui s’est vengé. Ils ont commencé à se taper. Cédric tapait aussi Laurent, qui « a balancé » au CPE. C’est Cédric qui le lui a dit. De ce fait, Laurent, dit Tom « est devenu un peu mon pote ; d’ailleurs, c’est mon binôme ». Il ne sait pas trop s’il l’apprécie, mais il est inquiet pour Laurent, isolé des autres et souffrant d’être exclu. Il joue le grand cœur, mais je vais tenter de vous faire entendre ce qui se cache dessous.

Après son discours assez embrouillé, où je cherche à lui faire préciser ce qu’il en est, il finit par me dire quelque chose dont on pourrait penser que cela n’a rien à voir avec le jeu. Tom dit : « Sydney n’est pas mon pote, parce qu’il m’a frappé et qu’il m’injurie. Il est à côté de moi en classe et ne cesse de dessiner des smileys sur mes cahiers. J’ai peur que mes parents ou que les prof s’en aperçoivent. J’ai honte. Ça a commencé à m’énerver. »

« Alors avec Laurent et Loïs, on a un projet anti-harcèlement ». Ils en parlent à leur professeur d’EMC. Comme j’affiche une certaine perplexité afin qu’il en dise un peu plus, il s’étonne de mon non-savoir sur le harcèlement scolaire et se livre à une véritable leçon de choses.

Le harcèlement au collège, « c’est une mise à l’écart, c’est la prof qu’il l’a dit ». Il poursuit : « Laurent reçoit des insultes, il est tapé, toute la classe est contre lui, sauf Loïs et moi ». Le professeur a proposé un jeu de rôle à la classe. Tom demande s’il peut jouer une situation de harcèlement avec Laurent et Loïs : lui joue le rôle de la victime, et ses deux camarades celui de deux élèves harceleurs.

Le jeu de rôle commence : « Puis-je jouer avec vous ? », demande Tom. La réponse des deux camarades tombe comme un couperet : « On ne joue pas avec les poubelles ». Tom fait mine de pleurer. Les deux camarades disent alors : « On peut l’accepter pour jouer, mais il fait n’importe quoi. » Tom supplie, et les deux camarades disent alors : « On va le laisser jouer cette fois ». Fin du jeu de rôle.

L’ensemble des élèves veut participer au projet anti-harcélement. Ce bel élan peut servir de point d’appui à la mise en mots de ce qui se joue entre les élèves. Il ne doit pas pour autant faire oublier que ce traitement par le groupe classe ne peut être une solution universelle.

Tom précise que « beaucoup d’enfants connaissent le harcèlement à partir du CM1 », et quand ils arrivent au collège, s’ils s’y attendent : c’est certain, ça arrivera. Il poursuit par cette phrase, qui résonne telle une prédiction maléfique : « Tu as peur d’être harcelé, au collège, surtout quand tu n’as aucun pote ».

4. « La banalité du mal »

La leçon de Tom sur le harcèlement me conduit au concept forgé par Hannah Arendt dans son ouvrage Eichmann à Jérusalem : « la banalité du mal ». Pour la psychanalyse, le malaise, la barbarie et l’agressivité sont au cœur même de l’être parlant.

Les difficultés rencontrées par les jeunes et entre les jeunes sont de différents registres.

Lacan distingue et noue trois registres de la vie psychique qui ne peuvent fonctionner l’un sans l’autre : l’imaginaire, le réel et le symbolique. Je les propose comme des points d’orientation pour se frayer un chemin dans les formes d’agressivité, de haine et de violence que se déchaînent au collège, et dans le monde contemporain marqué par le capitalisme généralisé à l’échelle planétaire et sa production d’objets mis sur le marché, qui fait fi du lien social.

Le registre de l’image, l’agressivité

Je vous recommande à ce sujet la lecture de l’ouvrage de Freud d’une très grande actualité, Le malaise dans la civilisation3, dans sa dernière traduction avec une présentation de la philosophe et psychanalyste Clotilde Leguil.

Freud écrit : « La portion de réalité, volontiers niée, (…) c’est que l’être humain n’est pas un être doux, ayant besoin d’amour et capable tout au plus de se défendre quand on l’attaque, mais il peut se targuer de compter au nombre de ses dons instinctifs – nous dirions aujourd’hui “pulsionnels“ – une grosse part d’agressivité ». Il poursuit « … son prochain est une tentation de satisfaire sur lui son agressivité, d’exploiter sa force de travail sans dédommagement, d’user de lui sexuellement sans son consentement, de prendre possession de ses biens, de l’humilier, de lui causer des souffrances, de le martyriser et de le tuer. »4

Lacan prolonge cet apport freudien sur l’agressivité en conceptualisant que chaque être parlant est aliéné dans l’image : la sienne dans le miroir, ou celle du semblable. Il en tire la conclusion que toute relation humaine est engagée dans la concurrence, la rivalité et l’ambivalence, dans une tension agressive qui situe le sujet dans une lutte à mort avec l’autre dans la dialectique du « c’est lui ou moi ».

Du fait de cette agressivité intrinsèque à l’être parlant, la civilisation doit tout mettre en œuvre pour imposer des limites aux débordements agressifs.

Pour cela, elle se sert de l’amour, qui est créateur de lien entre les hommes. Mais cette solution se heurte à l’autre versant de l’amour qu’est la haine. L’amour et la haine, ces deux passions de l’âme, sont intimement liées : la haine est première, l’amour vient la recouvrir.

Juliette, élève en 5éme, a depuis la maternelle Célia  comme meilleure amie ; elle entretient avec celle-ci une relation exclusive ; elles ne peuvent pas faire un pas l’une sans l’autre. Célia gouverne Juliette, qui est à sa merci. La famille de Juliette tente de l’alerter sur cette relation qui a tendance à étouffer son propre désir. Mais que nenni : Célia est son amie pour la vie !

Au collège, Juliette se fait de nouvelles copines : elle s’éloigne de plus en plus de Célia, qui le supporte assez mal, et elle finit par ne plus lui parler.

Un jour, le père de Juliette reçoit un coup de fil très agressif du père de Célia, avec lequel il entretenait jusque là des rapports très cordiaux. Juliette harcèlerait Célia, qui va en tomber malade. D’ailleurs, il va faire un signalement pour harcèlement au collège, afin que Juliette soit punie. Le père de Juliette, abasourdi, téléphone au Principal, qui vient de recevoir les parents de Célia, très remontés vis à vis du comportement néfaste de Juliette à l’égard de leur fille. Le Principal, dans un premier temps, propose que la CPE reçoive les deux élèves pour tenter de comprendre ce qui se passe.

Au rendez-vous, Juliette dira qu’elle ne parle plus à Célia, qui se mêle trop de sa vie, et qu’elle n’est plus son amie. La CPE obtient que Juliette reste dans un rapport courtois avec Célia, alors que Juliette ne voulait tout simplement plus parler à Célia.

Ce qui va permettre à Juliette de finir par se dégager de « l’emprise » – c’est le mot qu’elle utilise pour nommer le lien à son ancienne amie. Dans le même temps, ses rapports avec sa sœur de 2 ans son aînée vont se pacifier. Cette mutation subjective aura donc permis à Juliette de l’éloigner de la haine grâce à la mise en parole.

« La haine est du côté d’Eros : elle est en effet un lien à l’autre très fort, elle est un lien social éminent »5, indique Jacques-Alain Miller, psychanalyste [ici : JAM], dans Enfants violents, son texte d’orientation de la 5e Journée de l’Institut de l’Enfant.

C’est un fait que l’homme hait l’autre en lui, cet extime à la fois le plus proche et le plus étranger. Car c’est dans l’autre que le sujet s’éprouve tout d’abord, s’identifie et se reconnaît, du fait d’une insuffisance de la prime enfance. Sans l’Autre, l’enfant ne peut vivre.

Le registre du réel, la violence

Il y a chez l’être parlant quelque chose qui échappe à la représentation et qui échappe à l’image : ce registre, Lacan l’appelle le Réel. Au moment de la puberté, l’image de l’enfant se transforme, le jeune peut ne plus supporter le corps qu’il a, les mots ne suffisent pas à dire ce qui est en train de se passer.

« La violence est la satisfaction de la pulsion de mort », poursuit JAM. Le jeune violent détruit pour détruire de façon radicale, sans question. Du passage à l’acte, il ne peut rien dire : c’est en effet là le propre du passage à l’acte. Ce n’est pas pour autant qu’il faille renoncer [à user de la parole pour approcher le passage à l’acte].

Malgré les efforts de la civilisation, l’agressivité et de la pulsion de mort restent et resteront en partie intraitables. Cette singulière agressivité concomitante de l’humanité même de l’être parlant fait de lui cet animal dénaturé régi par la pulsion, en tant que celle-ci est essentiellement pulsion de mort.

Comment aujourd’hui en tamponner les effets délétères, quand le discours politique rencontre de grandes difficultés à juguler l’hémorragie en visant la transparence généralisée, qui ne tient pas compte de la fantaisie de l’être parlant. Il y a chez l’adolescent une indéniable poésie, même si elle est enfouie, parce qu’il a à inventer sa vie d’adulte et que cela ne se fait pas sans perte, snas égarement, sans révolte …

Le monde a changé, ce n’est pas un scoop : la civilisation fondée sur l’autorité et sur l’interdit, qui venaient faire limite tout en masquant l’imperfection, est caduque. La dissolution des interdits a rendu obsolète la transgression au profit d’une jouissance sans entrave désormais devenue un droit à ; et les devoirs alors, que deviennent-ils?

Une des conséquence, c’est que le harcèlement, qui a envahi le discours, « résulte » – je cite JAM dans un article du magazine Le Point – « d’une part de la mise généralisée en sécurité comme attitude fondamentale de l’homme contemporain. L’insécurité devient le mal absolu. Le culte du bonheur engendre le règne de la peur ».

Et c’est à partir de ces considérations qu’on peut appréhender la question Qu’est ce qui fait tenir les jeunes et les adultes ensemble dans le collège ou dans le lycée ? Ou bien, pour le formuler autrement : Comment, à partir de ce qui ne va pas, nouer un lien à l’autre, un lien social, seule façon de limiter la barbarie ?

Le registre de la parole et du langage

Nous n’avons que les mots de la langue pour mener la guerre à ces pratiques brutales.

Freud a inventé la psychanalyse au temps de la répression sexuelle. Au temps présent, l’illimité a supplanté l’interdit pour une société de l’objet à consommer dans l’immédiateté.

Notre existence se réduirait-elle à n’être qu’un consommateur ? Mais cela n’est pas ça, le propre de l’être parlant.

Aussi, au-delà du statut de la « victime » et de celui du « bourreau », qui sont des signifiants qui figent le vivant, chacun et ensemble nous devons inventer des solutions pour limiter ces jouissances débridées.

Quand il prend la parole, en nommant ce qu’il éprouve, le sujet se détache de l’emprise des affects et en les nommant, le sujet les agence d’une autre manière, ce qui introduit de la perte.

Les voies de la parole permettent à l’enfant d’être concerné par ce qui lui arrive : sa parole propre doit advenir. Voilà ce que m’a dit un jeune récemment : « C’est ma mère qui voulait que je vienne vous parler ; mais maintenant, je suis d’accord, parce que vous savez que j’essaie de dire la vérité même quand je mens ». Le chemin à parcourir pour chaque adolescent, c’est « d’apprendre à vivre séparé », selon l’expression de Daniel Roy, responsable de l’Institut Psychanalytique de l’Enfant.

En guise de conclusion

La psychanalyse n’est pas un idéal : plutôt une pragmatique pas sans éthique qui se fonde sur le pire de l’être parlant, l’invitant à s’en faire responsable et à savoir user des semblants nécessaires pour tenir à distance le réel, la haine qui est en soi comme elle est au cœur de l’autre.

La construction du jeune passe par une relation authentique à un adulte, à des adultes qui l’impliquent en tant qu’être unique, le guidant ainsi sur le chemin pour apprendre à vivre.

Freud a défini trois métiers impossibles : éduquer, gouverner, psychanalyser, auxquels Lacan a ajouté celui de faire désirer. Cela n’empêche nullement, au long cours, l’exercice de ces métiers.

Une situation

Louise, 15 ans, vient de commencer sa nouvelle vie de lycéenne en internat. Bonne élève, très vite, elle ne peut plus apprendre, tellement elle est angoissée. Peu de temps après la rentrée, les résultats scolaires frôlent la catastrophe et alarment les professeurs. Louise se réfugie à l’infirmerie. La mère de Louise prend un rendez-vous en urgence pour sa fille qui appelle à l’aide, afin « d’éviter le pire ». Dans les premières séances, elle dit seulement à l’analyste : « J’ai peur ». Je la pousse prudemment à mettre des mots sur ce qui lui arrive ; en faisant passer cette peur dans le discours, l’angoisse diminue d’intensité, et sa respiration devient plus ample. Ainsi, elle situe que cela a commencé avec l’entrée en internat au lycée. Malgré cela, les difficultés à étudier persistent.

Le soir, quand elle regagne sa chambre, qu’elle partage avec deux autres élèves, elle se sent défaillir, persécutée par ses deux compagnes qui « parlent dans son dos, se moquent » d’elle. Elle est « toute seule », sans recours possible, persécutée.

Pour la première fois, elle s’éloigne de sa famille et de son cheval indomptable, provoquant un chamboulement sans précédent dans son existence.

Ses parents s’inquiètent pour sa scolarité. Au cours de ce premier trimestre, cela se passe si mal au lycée que la mère me prévient : une procédure pour harcèlement va être déclenchée par la direction à l’encontre des deux camarades de chambre de Louise, et des mesures de soutien pédagogique vont être mises en place par le professeur principal pour « la remettre sur les rails ». L’angoisse de Louise s’en trouve décuplée : elle se sent de plus en plus isolée de tout et de tous. L’analyste intervient alors auprès de la mère afin qu’elle tente de faire stopper ces deux mesures [i.e. la procédure pour harcèlement et le soutien pédagogique]. Mais du côté de la vie scolaire, ça insiste, et cela ne sera possible que quand l’analyste acceptera de parler au téléphone avec l’infirmier et la conseillère d’éducation.

Pendant les vacances de Noël, l’angoisse s’apaise, ce qui permet à Louise de dire que de la 6ème à la 3ème, « toute la classe » était contre elle : « Ils m’insultaient, me harcelaient, et à la fin, je ne faisais plus mes devoirs. Je veux pas que ça refasse pareil, je peux plus tenir ». Depuis l’école primaire, et de façon plus intensive au collège, elle a entendu sans cesse : « Tu dégages de là » ; elle était « regardée de travers par [ses] camarades dans la cour, dans la classe ». « Mes amies me laissent tomber », dit-elle. « Elles viennent me voir seulement quand elles ont besoin de moi ; je suis toute seule ». Elle indique aussi l’insupportable qu’elle éprouve quand les amies crient : elle associe cela avec sa « petite sœur », qui lui a toujours crié dessus en l’agressant.

Les adultes ne lui sont d’aucun secours dans ce qu’elle vit à l’école. Jusqu’à présent, ses parents lui permettaient de tenir ; mais là, sans eux, elle ne sait plus où elle en est. Dès qu’il est question de retourner en internat, l’angoisse la submerge à nouveau. Si elle doit y retourner, elle sera contrainte de partir loin de chez ses parents. Elle est perdue, et ses parents aussi.

Elle consent à ma proposition de venir à un rendez-vous avec ses parents pour tenter de trouver une issue. Devant le désespoir de sa fille, le père fait la proposition que Louise soit demi-pensionnaire, et ce malgré le dérangement familial occasionné par les longs trajets quotidiens à effectuer. Soulagée, elle retourne au lycée. Avec ce changement de statut, l’angoisse cède partiellement, assez pour ne plus entraver autant ses études.

Elle continue à être « toute seule » : dans la cour et au self, personne ne lui parle. « Tout le monde s’en fout [d’elle] ». Au moindre changement, l’angoisse flambe. Elle se met alors à m’appeler à n’importe quel moment, paniquée. Je tente de canaliser ses appels pour ne pas alimenter son débordement. J’obtiens ainsi qu’elle m’adresse des SMS, et selon leur teneur, je lui demande de me téléphoner. Aussi cela lui laisse-t-il un peu de répit pour retrouver ses bons résultats, malgré des relations toujours très difficiles avec les autres élèves.

Louise a retrouvé le chemin d’apprendre, tout en poursuivant son traitement analytique.

Laboratoire du CIEN à Saint Malo, le vendredi 16 mars 2018, collège de Combourg.

 

Notes :

  1. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, Gallimard, Paris 1987.
  2. Ibid.
  3. Freud, Le malaise dans la civilisation, Seuil, coll. Points, Paris 2010.
  4. Ibid., p. 119.
  5. Miller J.-A., « Enfants violents », in Après l’enfance, Navarin, Paris 2017.