Une tasse de thé trop remplie

La chance du professeur

Nan-In, un maître japonais de Zen qui habitait à l’époque de Meidzy (1868-1912), recevait chez lui un professeur de l’université venu pour savoir ce que c’était le Zen. Nan-In l’a invité à boire du thé. Il lui a versé du thé en remplissant la tasse jusqu’au bord et continuait de verser du thé.

Le professeur observait la tasse trop remplie et enfin il n’a pas pu se retenir de dire : « La tasse est trop remplie ! On ne peut plus en mettre !».

Pourrait-on imaginer ce qui s’est passé ? La visite du professeur de l’université chez le maître de Zen. Une ambiance appropriée, un entretien peu pressé. Tout est à sa place, tout est clair et net, très à la japonaise. Et tout à coup quelque chose se passe, on distingue quelque chose d’incroyable, d’imaginable. Le thé versé sur la table, une flaque terrible coule sur le plancher.  « On ne peut plus en mettre ! » Mille mots n’auraient pas pu faire ce qu’une tasse de thé a réussi à faire. Grâce à elle, le professeur a eu de la chance.

Quand j’ai décidé de reprendre mon analyse, un des motifs principaux était le désir de continuer ma formation de psychanalyste. Cela ne veut pas dire que je n’étais pas psychanalyste en ce temps-là. Si, je l’étais, et même assez bien connu dans ma ville… Il me manquait une chose, une petite chose : avancer un peu pour devenir un vrai psychanalyste, enfin. J’avais de l’argent, pas beaucoup mais assez pour me permettre d’espérer me faire analyser à 8000 Km de chez moi. Bien sûr j’avais encore un problème avec mon français . Même maintenant j’ai un peu la langue qui fourche mais au moment où je me suis adressé au psychanalyste, j’avais beaucoup de peine à m’exprimer.

Parfois la langue maternelle n’est pas suffisante, même avec la langue maternelle on ne trouve pas assez de mots pour l’analyse. C’est-à-dire que j’avais assez d’insolence, de courage, de stupidité ou peut-être de désir pour ne pas voir la différence de principe entre la langue maternelle dont les mots manquent souvent, et une langue étrangère dont les mots manquent presque toujours.

La première séance

Je voudrais vous parler d’un moment juste au début de ma psychanalyse, quand j’étais encore dans l’antichambre, près de l’entrée. Parler d’une ligne qui divise une simple rencontre avec le psychanalyste et l’analyse elle-même comme la chaîne de montagnes divise le bassin de deux fleuves : la goutte d’eau tombe dans un endroit, si elle coule à l’est, elle se trouve dans le fleuve Ienisseï, et la goutte d’eau qui est tombée à un centimètre d’elle coule à l’ouest et se trouve dans le fleuve Ob. Ce qui arrive lors de la première (deuxième, troisième) rencontre avec le psychanalyste peut être le début de l’analyse ou peut ne pas l’être.

Lors de la première séance, j’ai essayé de raconter qui j’étais et pourquoi j’étais venu là. Parler de moi-même dans une langue étrangère m’a semblé amusant : une sensation de parler d’une personne tout à fait différente. Est-ce possible que ce que je réussis à dire est de moi-même? Oui, je suis venu de loin, j’ai des problèmes, j’ai des souffrances, etc. Mais, ce qui est arrivé pendant que je parlais, c’est que je ne pensais qu’au prix que je devais payer pour la séance. Oui, beaucoup de choses en dépendaient, mais il y avait encore quelque chose. Cette pensée, elle ne vrombissait pas comme la mouche embêtante, elle battait dans ma tête comme la pulsation du matin du 1er janvier – le matin du mal aux cheveux le plus terrible en Russie. Tout le reste perçait à travers elle avec peine.

Quand le psychanalyste a arrêté la séance, j’ai demandé combien je lui devais . Il a annoncé le prix. Le prix était beaucoup moins important que d’habitude pour les clients du psychanalyste. C’est-à-dire que le psychanalyste a réduit le prix du fait de ma situation, cependant le prix était plus grand que celui que j’avais imaginé.

À partir de ce moment, la pensée d’obtenir plus de réduction ne me quittait plus. Il est à noter que je faisais alors un stage, j’habitais donc un appartement dont je ne payais pas le loyer, je mangeais bien au restaurant de l’établissement où je faisais mon stage et je ne payais pas pour cela non plus, les billets d’avions étaient payés par l’organisation qui m’avait invité… Et quand même entre la première et la deuxième séance, toutes mes pensées étaient de faire baisser le prix de quelques euros. J’ai récité pendant des heures les arguments objectifs pour persuader mon psychanalyste de baisser le prix parce que je venais de très loin, j’avais beaucoup de dépenses et peu de revenus, j’avais une famille et trois enfants, et moi-même j’étais étudiant, etc. Et j’ai réfléchi encore comment suggérer tout cela avec modestie mais en même temps avec dignité, solidement, mais sans insister. Il faut remarquer que je me suis préparé très sérieusement aux pourparlers.

La deuxième séance

À mon étonnement, pendant la deuxième séance, j’ai commencé par dire ce que je n’avais pas réussi à dire à la précédente rencontre – que j’étais psychologue praticien orienté par la psychanalyse et à part cela, à part les souffrances me tourmentant, il y avait « encore une raison de m’adresser justement à vous – c’est mon désir de devenir psychanalyste… » Et juste après, j’ai avancé les arguments très bien réfléchis, en faveur de la considération de la possibilité de négocier le prix de la séance. « Si c’est possible. Mais si ce n’est pas possible, je n’ose pas insister. » Quelque chose comme ça.

Après une pause brève mais assez embarrassante, j’ai continué à parler de moi-même. Mais juste à ce moment-là, le psychanalyste a commencé à « s’ennuyer », comme si quelque chose d’intéressant s’était déjà passé. Quelques minutes après, un « bon » a été prononcé, il s’est levé, cela signifiait la fin de la séance. Voilà! Je me sentais comme si mon destin allait être réalisé. Quand je parle de ce moment, j’ai toujours le sentiment que je parle d’un rêve , comme si tout ça ne s’était pas passé avec moi. Alors, le texte du rêve parle « de l’argent ».

En me figeant j’ai demandé combien je devais payer et quand je pouvais revenir la fois prochaine… Le psychanalyste a dit : « Venez la semaine prochaine, mercredi par exemple, le prix est le même que la fois précédente, XX euros » Et il a annoncé un prix qui était trois fois supérieur que lors de la précédente séance. Je suis devenu presque paralysé, mais j’avais l’espoir que peut-être je n’avais pas bien compris…Je lui ai demandé encore une fois avec la voix brisée, le psychanalyste a répété le prix.

J’ai sorti convulsivement tout mon argent de mes poches, j’ai recueilli la totalité de la somme en espérant tout de même que c’était un malentendu et que cela allait s’éclaircir. Il m’a tendu la main – comme je pense maintenant – pour prendre l’argent. Mais au lieu de lui donner l’argent, je lui ai serré la main en ne pensant à rien et en tenant fort l’argent dans ma main gauche. Le psychanalyste a presque arraché l’argent de ma main gauche et en même temps il m’a presque poussé de son bureau par ma main droite. Dès que j’ai quitté son bureau, il a perdu l’intérêt de moi et a invité un autre patient. Je suis allé vers la sortie comme dans un rêve. Voilà la fin du texte « du rêve » !

La deuxième séance – suite

Comment placer cette tempête qui a commencé dans mon crâne dans un verre de signifiants qui représentaient mes connaissances en français?

J’étais blessé et vexé du traitement du psychanalyste – découragé, confus, abattu. Je comprenais bien qu’on m’avait refusé tout simplement. En tenant compte du prix exorbitant des séances, je ne pouvais me permettre que quelques séances. Trois ou quatre voyages par an pour deux à quatre semaines, deux séances par semaine, alors ce serait 8 à 12 séances par an… Pourrait-on parler d’analyse ? Ce serait possible d’en parler mais serait-ce une analyse ? J’utilisais presque toutes mes forces pour combattre cette émotion qui était tombée sur moi et dans laquelle je m’étais plongé. Peut-on imaginer combien de déceptions, d’offenses, d’amertume, de colère, de désarroi, de faiblesse, d’angoisse et Dieu sait quoi encore j’ai souffert. C’était une perte catastrophique, un fiasco assourdissant. Revenir les mains vides – comme on dit à la russe : quelqu’un qui va pour la laine, mais qui revient tondu.

Ce n’est pas par hasard que je me suis arrêté sur cette émotion. C’est une des choses qui m’avaient frappé. Je m’étais habitué à penser que l’analyse lacanienne et l’émotion étaient incompatibles, comme le génie et le crime. Mais au contraire tout est arrivé – l’émotion était si forte que j’ai réussi à en venir à bout avec grande peine.

Il y a une notion de « séance courte lacanienne » comme d’une séance « courte ». Pour moi, la deuxième séance a duré du vendredi au mercredi, cinq jours, sans cesse. Quand j’essayais de manger et de dormir, quand je me promenais dans la ville et quand j’essayais de trouver des mots français pour expliquer ce qui m’arrivait, alors quelque chose arrivait avec moi, mais arrivait naturellement si on peut dire. Je ne faisais aucun effort pour que cela arrive, j’essayais plutôt de toutes mes forces d’arrêter tout cela, mais c’était plus fort que moi. Qu’est-ce qui peut arrêter le processus tectonique après son commencement ? J’ai été captivé.

Le mercredi matin, je me suis réveillé tranquille et confiant. Je savais déjà ce que je dirais au psychanalyste et j’étais prêt à tout. Ce savoir et cette « bonne » volonté n’étaient pas le résultat de mes efforts, réflexions et recherches, je le répète. Tout simplement le processus avait touché à sa fin. Naturellement, il était évident que la possibilité de me faire psychanalyser avait une grande valeur pour moi. C’était la valeur que je ne voulais pas perdre…c’est-à-dire, je voulais faire l’analyse justement avec ce psychanalyste et tout effort en cette direction ne serait pas démesuré.

Tout est devenu évident pour moi tout à coup : j’étais prêt à payer n’importe quel prix, y compris celui auquel je n’avais même pas pu penser avant. Ce qui n’avait pas existé avant s’est manifesté, c’était le désir décidé dont on parle tant. Mais entendre parler ou parler du désir décidé comme « de la condition obligatoire pour se faire analyser », est tout à fait différent d’être témoin de la manifestation de son propre désir décidé. Avant ce cas-là, je n’avais jamais remarqué, vu, senti ce désir. Il s’est manifesté soudainement. Peut-être existait-il depuis toujours, ce n’était pas par hasard que j’étais venu ici, mais ce n’était pas évident et clair. Et tout à coup, je me suis heurté à sa manifestation.

Il y a encore une chose importante à mon avis. Je me suis senti comme ce chameau qui a réussi à pénétrer dans le trou de l’aiguille. Il devrait changer beaucoup pour atteindre le côté opposé, il devrait laisser beaucoup de choses. Et ses sabots, ses bosses, il resterait peu du chameau lui-même. Je veux dire, qu’après avoir compris la valeur qui est de l’autre côté du trou de l’aiguille, je pouvais l’atteindre en laissant de ce coté ce qui m’avait empêché d’avancer. Maintenant, je n’étais plus le psychanalyste connu dans ma ville, étudiant, mari de sa femme, père de ses enfants, relativement homme russe adulte et à la fin un homme bon. Le psychanalyste m’a arraché catégoriquement à tous ces signifiants comme on arrache un mollusque piaillant de sa coquille. C’était le passage d’un état matériel à un autre… le passage de l’état inanalysable à l’état analysable.

Alors, je voudrais noter encore une fois deux choses qui sont devenues le résultat de l’évènement dit plus haut : la manifestation du désir décidé de se faire analyser chez l’analysant et par conséquent, la possibilité d’abandonner ce qui l’a empêché d’avancer au cours de l’analyse. Ces deux choses étaient possibles grâce à l’acte du psychanalyste qui, en s’appuyant sur le transfert déjà formé, a produit cette influence si transformante sur l’analysant.

La troisième séance

Quand je suis revenu à la séance, j’ai bien sûr raconté ce qui m’arrivait depuis quelque jours. De l’offense et du désespoir, de la surprise et de la colère… Que toute cette histoire est équivalente à une action punitive injuste pour avoir une influence éducative sur moi. Que généralement parlant ce n’est absolument pas admissible et que, dans les circonstances différentes, notre communication se serait terminée ici… D’autant plus que la route pour venir ici m’a pris 20 ans, que j’ai fait ce choix de m’adresser justement à ce psychanalyste, peut-être devrais-je avoir un peu de confiance ?

Finalement dans ce bureau, il n’y avait qu’un psychanalyste et ce n’était pas moi. Au total je n’avais aucune idée de ce qu’il fallait faire pour que mon analyse soit possible. Peut-être ce qui était arrivé a créé une possibilité de principe de l’analyse ? Et si, pour que mon analyse se passe, il fallait payer justement cette somme, alors je paierais justement cette somme. Et s’il fallait avoir les séances si rarement – j’allais l’accepter. À vrai dire, tout cela ressemblait beaucoup à une capitulation sans condition. Mais je comprenais pourquoi je le faisais. La chose à cause de quoi j’ai commencé la psychanalyse est beaucoup plus précieuse que ce que je refuse.

Le psychanalyste m’a regardé attentivement et a dit : « Vous êtes un homme intelligent, Alexandre, nous travaillerons avec vous. » Oui, bien sûr, je comprenais bien que la dernière phrase était une sorte d’intervention de soutien, mais quand même je me sentais comme si j’avais remporté la victoire la plus importante dans ma vie ! Le psychanalyste a confirmé, a attesté cette victoire par la révision du prix des séances et de la fréquence des visites en tenant compte le plus possible de ma situation concrète. Le fiasco assourdissant, mon apocalypse subjective, se sont changés en triomphe saisissant subjectif par la capitulation sans condition !

Il y a encore beaucoup de travail à l’avenir. Je devrais me placer dans l’espace de la psychanalyse sans l’appui sur toutes mes identifications. Mais ce qui est arrivé me donne de l’espoir et peut-être l’assurance que celui qui est au-delà de toutes ces identifications comme s’il pouvait s’acquitter de la situation sans s’appuyer sur ces identifications, il a de la chance. Moi, personnellement, de la part de toutes mes identifications, j’ôte mon chapeau devant lui !

Aleksandr Fedchouk. Psychanalyste à Novossibirsk (Russie), membre de la NLS et de l’AMP et responsable de l’Initiative-Russie de la NLS.

Publié le 30 septembre 2010 à Moscou, à l’Atelier  » L’expérience de psychanalyse « , avec participation et sous la direction de JAM.

 

Lire dans le Blog :