Agatha Christie et la psychanalyse

Conversation avec Bilyana Mechkunova, le 3 mars 2023, jour de la Fête nationale de Bulgarie.

Violaine Clément : Merci à beaucoup à vous deux, Bilyana et Vessela, d’avoir accepté cette conversation, en plus, le jour de la Fête nationale en Bulgarie. J’ai été scotchée en vous entendant, Bilyana, à Question d’École, de l’effet de votre rencontre avec la psychanalyse. Vous avez tout de suite cité Vessela, que nous connaissons depuis des années, puisque nous travaillons ensemble au sein du CIEN. J’en profite pour mettre cette conversation sous l’égide de Judith Miller, qui a beaucoup apporté au Champ Freudien, et sans laquelle, je crois, nous ne serions pas là, à nous parler. Il faut rappeler les liens qui sont nés des désirs de quelques-uns, voire de quelques-unes… Nous sommes là quatre, Vessela qui nous aidera en traduisant, et Alexandra Clerc avec qui ce blog est né.

Bilyana, vous êtes actuellement la présidente de la Société bulgare de psychanalyse1, vous connaissez Alexandra Clerc, qui a mis en place avec moi ce blog de la psychanalyse, en réponse à un autre virus qui nous a cassé les pieds. Quand je vous ai entendue parler de la rencontre avec la psychanalyse, mais aussi de votre intérêt pour l’enfant, et pour la question de l’abandon, je me suis dit que vous pouviez peut-être nous en dire un peu plus. Comment avez-vous rencontré ce discours ?

Bilyana Mechkunova : J’ai abordé cette question pendant ma présentation à la journée Question d’École. Je peux dire que ma rencontre avec la psychanalyse coïncidait avec ma rencontre avec le pur réel de ma rencontre avec les enfants abandonnés dans cette institution à Mogilino. C’était en même temps. Le discours psychanalytique est venu comme réponse à deux questions très importantes pour moi à ce moment. La première question concernait le développement de ma pratique en tant que pédopsychiatre, parce que toute ma formation accumulée à l’université, puis pendant ma spécialisation en psychiatrie, et au cours de mes stages, ma pratique au cabinet, et dans ce centre que je viens de créer, et qui s’appelle Centre de Santé mentale et juvénile de Roussé ne pouvait pas répondre suffisamment à ces souffrances psychiques que j’ai rencontrées à Mogilino, malgré toute l’expérience de pédopsychiatre que j’avais acquises jusque-là. La deuxième question portait sur comment je pouvais continuer à habiter et à vivre dans un pays où des choses telles que celles de Mogilino sont possibles. C’était donc les deux questions cruciales pour moi : comment continuer à exister en tant que psychiatre, et en tant que citoyenne de ce pays, la Bulgarie. Et la rencontre avec le discours psychanalytique est venu dans ma recherche de réponses à ces deux questions. Et en même temps, ma rencontre avec le discours analytique s’est incarnée dans la rencontre avec Vessela à Mogilino, qui m’a invitée aux activités du groupe du Champ Freudien, qui s’est ensuite transformé en groupe de la NLS : j’ai rencontré d’abord les psychanalystes de Bordeaux, puis peu après le début de ma participation aux activités, sont venus les collègues du Courtil. Ces différentes personnes ont aussi incarné par la suite ce discours.

Alexandra Clerc : J’ai lu et relu votre texte, et pour moi, ce qui fait comme un déclic, un déclenchement, c’est ce que vous dites avoir vu, entendu et réalisé dans ce film de la BBC, que nous avons regardé et qui nous a horrifiées, comme vous, mais pour séparer les choses, j’y ai entendu l’abandon, lié au silence, et la rencontre, liée à la parole. En vous entendant et en lisant votre texte, j’ai saisi que vous vous sentiez très seule, vous aussi, pas formée, pas au fait de ce qu’il faudrait faire, mais surtout très seule. C’est bien ça ?

B.M. : Oui ! La demande qui m’était faite était de réaliser une évaluation de tous les enfants, il y en avant alors 67. Je réfléchissais comment il était possible de réaliser ça. J’avais à inventer un mode de faire, et j’étais seule pour ça. Il n’y avait aucun outil qui aurait pu m’aider : ni questionnaires, ni diagnostics, qui auraient pu me servir. J’avais à inventer toute seule une évaluation, sans savoir à quoi ça pourrait bien ressembler. Ce qui m’a frappée quand je suis allée la première fois à Mogilino, c’est le nombre de personnes qui étaient là, dans l’institution : des professionnels représentant des organisations non gouvernementales, des journalistes … beaucoup de monde. Malgré la présence physique d’autant de monde, les enfants et les jeunes continuaient à être toujours très très seuls, comme ils l’étaient avant. On parlait d’eux, certes, mais je sentais que quelque chose manquait radicalement face à cette situation. C’est pourquoi, dans cette évaluation qui devait décrire la façon dont chacun se ressentait à ce moment-là, il y avait une partie importante qui visait à construire un récit de ce qui se passait pour cette personne-là. Pour faire ça, on devait, d’une part, lire et feuilleter les gros dossiers accumulés tout au long des années, pour découvrir dans l’un d’eux, ou dans plusieurs, une petite partie qui mette des mots sur l’histoire personnelle de chaque enfant. D’autre part, il fallait qu’on parle, et là, je n’étais pas seule, tous mes collègues avec lesquels je travaillais à Roussé sont venus, et on a invité à cette conversation toutes les personnes qui travaillaient dans cette institution. On cherchait parmi le personnel cet homme, cette femme qui pouvait raconter précisément quelque chose de l’enfant dont on parlait, fille ou garçon. Ainsi, chacun des membres du personnel de cette institution était invité à être présent dans le discours des autres.

V.C. : Vous étiez, si j’entends bien, lacanienne avant de rencontrer le discours analytique. Vessela me l’avait déjà dit.

Vessela Banova : Oui, et je peux le confirmer.

V.C. : Vessela m’avait dit aussi que vous étiez une grande lectrice. Quand on voit tous ces dossiers qu’il il faut bien lire, il faut du temps.

B.M. : J’aime les scénarios et les romans de détectives. Il y avait comme ça un élément de recherche d’évidences, dans les dossiers, comme des indices.

V.C. : Comment vous est venu dans votre enfance ce goût de la recherche, du détail, de l’énigme ?

B.M. : Peut-être que ça m’est venu au cours de l’adolescence, parce que c’était le moment où j’ai découvert dans la bibliothèque de mes parents plusieurs romans policiers, parmi lesquels Agatha Christie, qui vraiment a le goût de ces petits détails…

V.C. : On a parlé avec Olena, de Kiev, et on s’est rendu compte que nous avons toutes deux rencontré enfants le même livre Sans famille.

V.B. : d’Hector Malot ?

V.C. : Oui !

V.B. : C’était un livre obligatoire. On nous donnait des livres pour les vacances d’été, à l’époque où on était élèves, Bilyana et moi. Ce livre était dans la liste.

B.M. : Entre douze ans et quatorze ans…

V.C. : On peut supposer quand même qu’il n’est pas pour rien dans la passion de certaines d’entre nous pour attraper quelque chose des signifiants famille, folie, errance etc…

A.C. : Dans votre texte, vous parler de la santé mentale en disant qu’elle porte une trace de la charité, Or la psychanalyse, dit Lacan, décharite, elle soulage le sujet de la volonté de l’Autre qui vous veut du bien. Comment arrivez-vous à naviguer entre l’un et l’autre, en travaillant dans le domaine de la santé mentale, avec ses exigences, son cadre, un contexte défini, et la psychanalyse, qui essaie de sortir de ça, d’échapper à ça ?

B.M. : C’est qu’en Bulgarie, il n’y a pas de politique de l’État qui pourrait créer des réseaux de santé juvénile. En conséquence, il y a des territoires sans aucun pédopsychiatre, sans aucun service de pédopsychiatrie. Il n’y a donc pas d’accueil pédopsychiatrique. Mais là où il y en a, par exemple dans ce lieu où je suis, moi, la cheffe du service de pédopsychiatrie, les personnes comme moi, qui gère un des très rares services de pédopsychiatrie en Bulgarie, ont une liberté relative, peut-être parce que on s’en fout de ce problème. Et il n’y a donc pas d’exigences, ni de politique claire. C’est pourquoi on a une liberté relative, qui nous permet de naviguer assez bien entre les deux caps.

V.C. : C’est important, ce que vous dites, parce que nous avons parlé avec Vessela des différents systèmes, entre autres du système français, et on voit que si on quadrille tout, si on organise tout, on rate aussi le sujet.

B.M. : Absolument ! Je viens précisément de recevoir une petite fille de cinq ans, qui vient des Pays-Bas où elle a habité avec sa famille, sa fratrie et ses parents, Pays-Bas qui est un pays très bien organisé par rapport à la santé psychique des enfants… J’ai fait cette découverte qu’un système très bien organisé peut aboutir à ne pas laisser une place pour le sujet.

V.C. : Quand je vous entends parler, depuis la Bulgarie, j’ai l’impression que vous nous donnez une leçon de psychanalyse. Plus que dans les pays où elle existe depuis longtemps, c’est, comme pour la religion, des pays où elle est arrivée plus tard, que la psychanalyse y est très vivante. Et je me demande si elle ne pourrait pas revenir chez nous, avec cette nouvelle puissance que vous incarnez.

B.M. : Je pense que c’est possible. Il est clair que nous sommes sollicités à inventer tout le temps.

V.C. : Heureusement, parce que si vous devenez des maîtres à penser, qui obligez tout le monde à penser comme vous, alors il faudra à nouveau réinventer la psychanalyse.

B.M. : Je dois dire que je suis très reconnaissante à la psychanalyse, et je vais vous raconter quelque chose. Ma rencontre avec la psychanalyse s’est faite comme un coup de foudre, c’est une passion. Je voulais que tous mes collègues partagent cette passion, mais si parmi eux, quelques-uns se sont passionnés, il ne m’a pas été possible de contaminer tous mes collègues. Il y a que cela a angoissés (rires). Ça m’a poussée à entamer une psychanalyse personnelle. Je sais que ce n’est pas possible.

V.C. : Pas tous, c’est la position féminine. Mais quand on parle de religion, et qu’on regarde comment la religion se transmet, il y a quelque chose de très proche : la religion, le coup de foudre, la passion – on sait ce que cela a été pour le Christ – vous arrivez à parler avec d’autres, dans ces conversations, comme celle par exemple avec les gens de Mogilino, et vous arrivez à les entendre. Est-ce que c’est possible encore de parler avec des gens qui sont clairement d’un autre discours, les cognitivo-comportementalistes, ou ceux qui pensent que cela ne sert à rien. Comment faites-vous ?

B.M. : C’est ce qu’on voit dans le film de Christophe et Alain Clément, le film sur les enfants autistes2.

V.B. : Je fais appel à ce film parce que, durant une heure et 12 minutes, ce sont des entretiens : on parle de la psychanalyse sans dire un mot psychanalytique. Ce sont des parents, des spécialistes, qui n’utilisent pas notre vocabulaire habituel, mais ce sont des choses qui nous orientent dans notre pratique psychanalytique.

V.C. : Il est en quelle langue ?

B.M. : En français, et il y a les sous-titres en bulgare, anglais, italien, allemand, espagnol et français. C’est vraiment un film formidable. On peut se tenir dans le discours psychanalytique sans en utiliser la langue. Je pense que je fais des efforts du même genre quand je parle avec des collègues qui ne sont pas dans notre groupe lacanien.

V.C. : Donc Agatha Christie, ça vous aide aussi : chacun parle sa langue (rire).

B.M. : Oui, oui ! (rire)

A.C. : Vous mentionnez aussi dans votre texte quelque chose d’important : ouvrir l’espace au désir. C’est quelque chose qu’on sent, qu’on entend, qu’on voit chez vous très tôt. Ce film que vous avez vu, ça ne vous a pas arrêtée, au contraire, ça vous a poussée. Mais au lieu de vous pousser hors de votre pays, ça vous a poussée un peu hors de votre, hors de votre confort, ce n’est pas le bon mot, hors de ce que vous connaissiez, parce que le désir était là. Il a trouvé une issue, un chemin, est-ce qu’on pourrait dire ça ?

B.M. : Oui, la question du désir était justement l’objet du premier événement auquel Vessela m’a invitée. J’ai rencontré pour la première fois, et j’ai entendu pour la première fois Geneviève Clotour-Monribot, et elle parlait de désir, à ce séminaire. Et j’étais vraiment, comment dire, scotchée…Le résultat, c’est que j’ai compris que mon désir n’était pas du tout de quitter la Bulgarie, pas du tout. Je devais lâ cher quelque chose de l’idéal, lié à mon pays, je devais laisser tomber ça.

V.C. : Et ça, c’est difficile, de laisser tomber un idéal.

B.M. : Oui, très.

V.C. : Chez nous, en Suisse, la psychanalyse est très peu présente. Je pense qu’on est peut-être trop dans le confort : je reprends le mot d’Alexandra. Vous avez dû inventer, parce qu’il n’y avait rien, mais il y avait la place pour l’invention. En Suisse, il y a un tel tissu d’assistance sociale que ça étouffe le désir. On a essayé d’offrir aux étudiants des rencontres avec des psychanalystes. On a peut-être fait la bêtise d’écrire le mot de psychanalyse. Il n’y a eu personne. Les mêmes qui se plaindront de ne trouver personne à qui parler, parce qu’on veut que le système soit idéal. Quel idéal de votre pays avez-vous laissé tomber ?

B.M. : Il y en a plusieurs, pas seulement un. Que mon pays se transforme rapidement d’un pays totalitaire en un pays démocratique, sympathique, dans lequel il fait bon vivre. Cette décade après la chute du mur de Berlin, ça a été les années de la transition. On est passé d’un régime totalitaire à un régime de la liberté de marché, sans transition. Donc j’ai dû laisser tomber l’idéal d’une transition qui se fasse d’un coup, et qui aille jusqu’au bout. Il y a des limites à la transition, qui peut ne pas aboutir, définitivement. La transition ne peut pas se terminer, ne peut pas se conclure. Elle continue. Nous sommes la génération, Vessela et moi, des années 89, à l’époque de nos trente ans. On était jeunes. Notre génération croyait qu’elle pouvait porter la responsabilité de cette transition. On croyait que si on travaillait beaucoup, que si on voulait très fort, malgré tout ce qui manquait, qu’avec nos efforts, on pourrait réaliser cette transition. Mais ça n’a pas marché. Donc tout ça devait tomber pour que je puisse …

V.C. : Tout ça prend du temps. Et il reste toujours un petit quelque chose de cet idéal, sinon, on ne fait rien.

B.M. : Oui oui ! Et ça a changé, depuis ce temps. Parce que dans notre groupe, il y a des jeunes qui ont aujourd’hui vingt ans. Ils sont formidables, très intelligents, très inventifs, enthousiastes. Et je me dis que c’est ça qu’on a réussi. On a réussi à transmettre ça, si je peux me permettre, de le dire, on a transmis le désir. J’ai ressenti ça très clairement à Lausanne l’année passée, parce que notre groupe était constitué surtout de ces jeunes gens de trente ans.

V.C. : La jeunesse n’est pas seulement une question d’années. On l’entend quand vous parlez. Comment voyez-vous l’avenir ? Vous êtes actuellement quatre membres de la NLS ? Non, cinq ? Pensez-vous qu’il va y avoir de nouveaux membres ?

B.M. : Il y a des membres de notre groupe qui sont en analyse en France, en Grèce, en Irlande… Je pense que ce seront les futurs membres de la NLS. On en a parlé avec Vessela, parce qu’elle va reprendre la présidence après moi. Le moment est venu d’encourager ls jeunes à prendre ces places. Yves Vanderveken va venir le premier avril sur le thème de PIPOL. Nous avons invité une jeune collègue qui maîtrise bien les langues, qui a d’ailleurs traduit l’argument de PIPOL. Ça nous semble naturel de pousser les jeunes à s’inscrire dans les structures de l’École, au coeur de notre groupe et aussi de la NLS.

V.C. : Les jeunes qui ont trente ans aujourd’hui, vous pensez qu’ils ont, comme vous autrefois, aussi envie de partir ?

B.M. : Non, ce sont plutôt des personnes très liées avec le pays, dans lequel ils ont développé leurs pratiques cliniques.

V.C. : La question du transfert est posée. Faut-il aller ailleurs faire son analyse ? C’est peut-être chez vous, collègues bulgares, que d’autres analysants, d’ici et d’ailleurs, viendront faire leur analyse. Alexandra, as-tu encore une question ?

A.C. : Non, mais je tiens à vous remercier beaucoup toutes deux, Bilyana, et toi, Vessela, qui as permis cette rencontre en faisant la traductrice, ce qui est un gros travail.

V.B. : C’était très intéressant, donc je n’ai pas fait un gros effort.

V.C. : Ce qui caractérise notre rapport à la psychanalyse, c’est quand même que ça rende léger, et joyeux.

B.M. : (en français, et en riant) Oui, c’est très important !

V.C. : Je vous remercie encore de cet entretien plaisant, qui a lieu le jour de votre fête nationale. Je regrette juste que nous n’ayons pas pu le faire en bulgare, parce que cette conversation pourrait intéresser vos collègues.

V.B. : On peut la traduire, éventuellement. Parce que c’est vrai, on en a parlé avec Bilyana récemment : les jeunes de connaissent pas Mugilino, ils ne savent pas cette histoire, donc votre entretien pourrait nous servir. On va le traduire en bulgare et le mettre sur le site.

V.C. : C’est une question d’histoire aussi. Il ne s’agit pas seulement de raconter des histoires, mais de la faire, de l’écrire.

B.M. : (en français) C’est très important de raconter des histoires !

V.B. : et de l’écrire, aussi !

V.C. : Vous faites l’histoire. C’est ce que j’entends dans l’expression : se montrer à la hauteur de la subjectivité de l’époque.

A.C. : Merci Mesdames ! À bientôt à Paris, Bruxelles, quelque part…

B.M. : À bientôt, à PIPOL !

 

Notes :

  1. Société Bulgare de Psychanalyse Lacanienne (site web).
  2. « Quelque chose à dire ». Documentaire d’Alain Clément et Christophe Le Poëc.