Anna Karénine: le feu, le fer, l’abîme
Texte prononcé lors des Grandes Assises virtuelles de l’AMP sur « La femme n’existe pas », le 1er avril 2022 (Zoom).
À travers son roman Anna Karénine, Tolstoï montre qu’il n’est pas dupe des fictions sociales de son époque et nous fait apercevoir le lien subtil entre semblants et réel qui est crucial pour la question de la féminité. Ceci le conduit à une critique radicale de l’état et à montrer son intérêt pour le pacifisme. Ce rapport entre les fictions et le réel de la guerre reste particulièrement actuel aujourd’hui.
Le roman raconte l’histoire d’amour entre Anna, l’épouse d’un haut fonctionnaire de Saint-Pétersbourg, Alexei Karénin, dont elle a un fils aimé, et un autre Alexei, jeune noble, Alexei Vronsky. Mais bien sûr, le roman va au-delà d’une intrigue ordinaire : Anna, en donnant naissance à une fille de Vronsky, n’est plus acceptée dans la société, tandis que Vronsky lui-même ne subit aucun préjudice de cette situation d’adultère. Anna est douloureusement jalouse de cette différence de traitement et finira par se suicider en se jetant sous un train.
Tolstoï avait d’abord pensé appeler son roman Deux mariages, un titre plus conforme à la structure de l’ouvrage, avant d’opter pour Anna Karénine qui enserre une vérité et correspond à l’organisation du roman autour d’un noyau problématique que dessine le nom Anna Karénine. Anna et Konstantin Levin, l’autre personnage important du livre, alter-ego de Tolstoï, indiquent les points limites des lignes sémantiques du roman. Pour Levin, ces questions-limites, telles la recherche de la vérité, la relation dans le couple, le sens de la famille — sont recouvertes par les idéaux de la bonté chrétienne chère à Tolstoï et sont soutenues par l’idée d’une unité surmontant la différence sexuelle grâce à l’amour fraternel. A l’inverse, le personnage d’Anna n’est le support d’aucun idéal, mais il est marqué par le clivage de la différence sexuelle : Anna incarne une position féminine, elle révèle l’asymétrie des attitudes des hommes et des femmes de la société sur la question du sexuel, elle introduit dans le roman un certain érotisme, et soulève la question de la jouissance féminine non phallique. Je vais tenter de préciser cette position singulière d’Anna.
L’histoire du couple Anna-Vronsky, comparée à celle des deux autres couples présentés dans le roman, les couple Kitty-Levin et Dolly-Stiva Oblonsky, est très éloignée de l’expérience personnelle de Tolstoï. L’auteur a toujours été intéressé par la différence, par ce qui lui était étranger, telle la vie des paysans qui le captivait au point qu’il fut tenté par l’expérience d’une vie paysanne alors qu’il était un pur aristocrate. Il a essayé de traiter cette différence en essayant de devenir semblable à l’autre. Le personnage d’Anna, lui-même très éloigné de la vie de Tolstoï, vient d’un autre monde — le monde brillant de Pouchkine. Tolstoï s’est essayé à développer deux ébauches de Pouchkine qui gardent un fond de romantisme avec leurs personnages s’opposant au monde. Dans le personnage d’Anna, on retrouve la personnalité de la Zinaida de Pouchkine. Ainsi, à travers cette femme fictive abordée par deux écrivains sous des noms différents, quelque chose du réel apparaît. Et la différence qui captive Tolstoï est ici la différence des sexes. Grâce à Anna nous pouvons toucher ce que représente pour Tolstoï l’énigme de la féminité.
L’un des noms que Tolstoï donne à ce qui ne rentre pas dans la norme est l’excès — un excès volatile, incorporel, qui se manifeste dans le corps même d’Anna : « Comme si un excès de quelque chose submergeait tellement son être qu’au-delà de sa volonté il s’exprimait tantôt en une brillance de regard, tantôt en un sourire. Elle éteignit délibérément l’éclat dans ses yeux, mais il brillait contre son gré dans un sourire à peine perceptible », décrit Tolstoï.
Cet excès est renforcé par l’histoire d’amour entre Anna et Vronsky sans pour autant que celui-ci ne le saisisse. Et l’excès devient le feu qui va au-delà de la brillance phallique : « terrible éclat de l’incendie au milieu de la nuit noire », dit Tolstoï. « “C’est trop tard, trop tard, trop tard’’, murmura-t-elle avec un sourire. Elle resta longtemps immobile, les yeux ouverts ; il lui sembla qu’elle voyait leur éclat dans l’obscurité ». Ces mots dénotent aussi une nouvelle temporalité : son trop tard est ambigu car l’expression fait partie des prétextes dont elle use avec son mari pour éviter une explication concernant sa liaison avec Vronsky — il est tard et il est temps de dormir — mais aussi il signale le franchissement d’une certaine frontière. Si auparavant elle informait son mari de tous ses sentiments, désormais elle se tait. Mais existe-t-il un Autre dans lequel Anna pourrait loger ce nouvel amour ?
Son amour pour Vronsky fait que cet excès de vie qui la caractérise est déconnecté des semblants, des idéaux et des objets auxquels il était lié auparavant et c’est son corps qui est alors concerné.
Dès le début du roman, Anna montre une certaine distance vis-à-vis des conventions sociales, sa sincérité ne reconnaît l’investissement libidinal que dans des personnes concrètes. Cependant, avant la liaison d’Anna avec Vronsky, cette sincérité n’entrait pas en conflit avec les normes sociales. Nous savons par ailleurs qu’Anna est dotée d’un talent pour traiter les semblants avec une élégance particulière : c’est une grande dame de Pétersbourg, une représentante de la haute aristocratie qui, jusque dans son exil, ne perd pas cette élégance; Levin reconnaît en elle les manières d’une femme de la bonne société, toujours calme et naturelle. Son aristocratie va avec sa sincérité: selon Tolstoï, l’aristocrate est celui dont les ancêtres ne connaissant ni le besoin ni la lutte entre la conscience et le besoin, n’avaient jamais à envier personne, ni à s’incliner.
La séparation des idéaux et de la sincérité se produit dès le début de l’amour d’Anna pour Vronsky, lorsque les mots commencent à se confronter aux sentiments exprimés par son corps — les mots avec lesquels elle convainc Vronsky de s’arrêter dans ses tentatives de séduction, ce que contredit son regard: «Elle mit à rude épreuve toute la force de son esprit pour dire ce qu’elle devait dire; mais au lieu de cela, elle fixa son regard sur lui, plein d’amour, et ne répondit pas».
Le premier signe qui indique que le monde d’Anna vacille est sa découverte de la laideur des oreilles de son mari. Soudain, l’homéostasie sur laquelle reposait son mariage est rompue : « Oh, mon Dieu! Pourquoi a-t-il de telles oreilles ? — pensa-t-elle… En particulier, elle fut frappée par le sentiment de mécontentement envers elle-même… Ce sentiment était un sentiment ancien et familier, semblable à l’état de faux-semblant qu’elle éprouvait dans les relations avec son mari ; mais auparavant elle ne remarquait pas ce sentiment, maintenant elle en était clairement et douloureusement consciente ».
Il y a quelque chose dans la passion d’Anna pour Vronsky qui va au-delà de toute réalité: «J’ai l’impression de voler… dans une sorte d’abîme, mais je ne dois pas me sauver. Et je ne le peux pas », dit-elle à son frère. Tolstoï nous montre la déréalisation aux moments clés de la destinée d’Anna, qui tente de résister à l’aide d’objets qui sont au bord de ce tourbillon qui l’attire, là où il n’y a plus d’objets: une colonne froide à laquelle elle se tient puis qu’elle lâche au moment de la première déclaration d’amour de Vronsky comme emportée par le blizzard; ou encore un sac rouge auquel ses mains sont accrochées dans la scène du suicide et qui la retient un temps avant qu’elle ne se jette sous le train.
A l’inverse de Dolly qui est plus mère que femme et privilégie ses enfants, Anna, elle, est plus femme que mère. Elle ne ressent pas de véritable amour pour la fille qu’elle a eue avec Vronsky. Et malgré l’amour qu’elle a pour son fils, elle le quitte pour Vronsky. Comme le dit Lacan dans Télévision, « il n’y a pas de limites aux concessions (qu’une femme) fait pour un homme : de son corps, de son âme, de ses biens. »
Anna, à l’aube de leur romance, a averti Vronsky de la signification singulière qu’elle a de l’amour: «L’amour… je n’aime pas ce mot, il signifie trop pour moi, bien plus que vous ne pouvez comprendre», dit-elle. Cette signification du mot amour va bien au-delà de la rencontre sexuelle avec Vronsky: «Elle sentait qu’à ce moment-là elle ne pouvait exprimer avec des mots ce sentiment… et ne voulait pas en parler, banaliser ce sentiment avec des mots inexacts. Même après… non seulement elle ne trouva pas de mots avec lesquels elle pourrait exprimer toute la complexité de ses sentiments, mais elle ne trouva pas non plus de pensées avec lesquelles elle pourrait réfléchir à tout ce qui était en elle ».
Peu à peu, la signification de l’amour va se retourner en haine tandis que les idéaux tomberont et n’apparaîtront plus que comme des illusions évanouies. Enfin s’impose l’idée-clé que la vérité du mal l’emporte sur le Bien : cette vérité du mal organise toutes les pensées d’Anna avant son suicide.
Ce drame de la chute des semblants s’accorde avec le drame de la vie de Tolstoï lui-même et exprime sa vérité ignorée. Tolstoï a essayé de se simplifier en s’éloignant des semblants de la haute société. On peut utiliser le terme l’étrangement ou l’éloignement que Viktor Shklovsky appliquait aux descriptions des rituels sociaux de Tolstoï – du point de vue d’un non-initié – à qui leur artificialité est révélée. Cet étrangement touche non seulement la vérité, mais aussi la jouissance. C’est la jouissance qui se révèle quand on essaie d’arracher tous les masques. C’est bien ce que Levin ignore lorsqu’il remet ses journaux intimes à sa future épouse avant leur mariage, lui faisant ainsi part de ses aventures sexuelles.
Après le premier acte sexuel avec Anna, Vronsky est assimilé à un meurtrier de la vie dans le corps de leur amour. Et il se passe quelque chose avec le corps d’Anna : « Plus il parlait fort, plus elle baissait sa tête… et elle s’est toute penchée au point de tomber du canapé sur lequel elle était assise, sur le sol, à ses pieds; elle serait tombée sur le tapis s’il ne l’avait pas retenue». Dans cette chute, il y a le pressentiment de la terrible et dernière rencontre de Vronsky avec le corps d’Anna après son suicide. Cette lourdeur s’oppose à la légèreté raffinée des manières d’Anna : elle est une femme grande, mais porte son corps avec élégance.
Cependant, dans ce corps, il y a quelque chose de dense qui s’apparente au fer. Les rêves d’Anna sont marqués par ce physique lourd — comme son délire lors de l’accouchement : « Je ressens… des poids sur mes bras, sur mes jambes, sur mes doigts ». Dans le cauchemar récurrent d’Anna, elle est assimilée à un objet inanimé : « Un paysan… faisait quelque chose, se penchait sur le fer, prononçait des mots français dépourvus de sens, et, comme toujours dans ce cauchemar (qui était son horreur), elle a senti que ce paysan ne lui prêtait pas attention, mais c’est sur elle qu’il faisait quelque chose de terrible dans le fer ». Ce rêve, tel un lest de son destin qui finira par l’entrainer vers le pire, préfigure son acte suicidaire. Il n’est pas sans liens avec la mort d’un veilleur sous les roues d’un train, qui accompagne sa première rencontre avec Vronsky et qu’Anna considère comme un mauvais présage.
Ce qui conduira Anna au suicide ne peut être seulement compris à partir d’une logique de déstabilisation où les semblants, y compris la brillance phallique, l’excès de vie et un corps pesant, cessent de tenir ensemble: il faut aussi considérer le rôle de la tentative d’Anna de trouver une limite.
Le mouvement du roman est marqué par la présence continue, épuisante, de quelque chose qui ne peut se défaire et la présence de ce quelque chose détruit de plus en plus la réalité d’Anna. Juridiquement, cela se réalise dans le divorce constamment repoussé par le mari d’Anna. Et socialement, dans l’exclusion continue d’Anna de la vie sociale, dans l’excommunication de son fils bien-aimé. Mais c’est au niveau du drame amoureux d’Anna que nous voyons la nature de ce quelque chose que Tolstoï appelait « l’esprit du mal». C’est la jouissance qui est devenue ravage; jouissance féminine, centrée sur le désir absolu d’être aimée et qui ne réussit pas à trouver de limite. Ce qui pousse Anna, encore et encore, à arranger des scandales avec Vronsky, ce qui la conduit à des scènes de jalousie, à des paroles de vérité destructrice, c’est son insatiable demande d’amour : « J’ai tout en lui seul, et j’exige qu’il se donne de plus en plus à moi ». Anna cherche à faire quelque chose avec cette jouissance — elle utilise de la morphine ou elle prend soin de son élève… Mais finalement, Anna ne trouve à limiter cette jouissance qu’avec l’accomplissement de son ravage, c’est-à-dire dans la mort.
La mort d’Anna est le dernier don et dernier message absolument réussi de son hainamoration pour Vronsky: « Tu vas le regretter« , lui dit-elle. En même temps, ici, elle préserve pour elle-même la valeur phallique de l’objet précieux qui manque à Vronsky. Et en effet, en se suicidant, elle le tue aussi : il ira à la guerre en Serbie pour mourir.
Je veux remercier Sonia Chiriaco, Sophie Marret-Maleval et Eve Miller-Rose pour leur aide dans le travail sur ce texte que j’ai commencé avant l’invasion de Russie en Ukraine.