« Enfin, l’on se comprend ! »

Texte de Silvia Morrone, AE de l’École Une, présenté lundi 18 octobre à l’atelier clinique de Turin, et qu’elle a accepté de faire paraître dans sa traduction française sur notre blog, puisque nous travaillons en Suisse avec Anne Lysy le texte sur lequel elle appuie son dire : La direction de la cure et les principes de son pouvoir.

En 1958, Jacques Lacan écrit un texte sous le titre La direction de la cure et les principes de son pouvoir. Freud est mort en 1939 et depuis lors, beaucoup de choses ont changé en ce qui concerne les fondements de la psychanalyse. Dans ce texte, Lacan démontre et analyse la dérive qu’ont prise pour les psychanalystes de son temps les principes qui avaient orienté Freud. Orientés par le thème : « Qu’est-ce que c’est que l’inconscient ? » (Che cos’è l’inconscio ?), nous travaillerons aujourd’hui sur le sens du symptôme et sur la question de l’interprétation. Nous sommes dans les années 1915/1917. Freud publie une série de conférences intitulée « Introduction à la psychanalyse », dont l’une est consacrée au sens du symptôme.

Dans ce texte, Freud travaille sur le fait qu’à la différence de la psychiatrie clinique, la psychanalyse établit que le symptôme a un sens et se rattache au vécu du patient. C’est un sens qui n’est pas automatiquement accessible au sujet qui éprouve la souffrance de ses symptômes ; un sens qui se place à un autre endroit de la conscience – pour reprendre ce dont nous avons parlé la dernière fois à propos de l' »autre scène »- ; un sens qui nécessite l’intervention de l’analyste.

Cette découverte a une histoire : le premier qui a soutenu cette thèse est Josef Breuer à travers l’étude et la résolution d’un cas d’hystérie. Janet lui-même avait expliqué les symptômes névrotiques comme des manifestations d’“idées inconscientes“, mais ensuite, nous dit Freud, il s’était exprimé avec une prudence croissante à l’égard de l’inconscient, « (…) presque comme s’il voulait dire que l’inconscient n’est pour lui rien de plus qu’une manière de parler (…), que, en le nommant, il n’a pensé à rien de réel »1.

Freud met la signification des symptômes névrotiques au même niveau que les actes manqués et les rêves et réitère le lien (nesso) avec la vie des personnes qui en sont affectées.

Un lien qui se manifeste d’une manière quelque peu particulière.

Freud fait référence à son expérience clinique de la névrose obsessionnelle.

Il invite à considérer qu’il n’est d’aucune utilité pour le malade de l’exhorter « (…) à changer de direction, à ne pas se soucier de ses pensées insensées et à faire quelque chose de sensé à la place de ces jeux. Lui aussi le voudrait, (…) il comprend parfaitement (…). Seulement qu’il ne peut pas faire autrement »2. Il peut déplacer (spostare), mais pas éliminer la coercition (coazione)3.

Avec cet exemple clinique, il est précisé qu’intervenir du côté de la compréhension et de l’explication n’apporte aucun bénéfice au sujet qui, au niveau de la volonté, n’a aucun pouvoir.

Il « sait » qu’il doit se comporter différemment, il « comprend » l’absurdité de ses actes, mais il ne peut pas sans souffrir faire autrement, dit Freud. Les causes de l’action symptomatique peuvent être déplacées mais pas éliminées.

Quelle est alors la position de Freud ? Voyons cela à partir d’un exemple clinique.

Une femme de 30 ans souffre de manifestations obsessionnelles sévères. La méthode de Freud est de demander à la patiente : « Pourquoi faites-vous cela ? Quel sens cela a-t-il ? », jusqu’à ce que la femme fasse soudainement le lien entre l’action obsessionnelle et une scène particulièrement significative de sa vie.

Une telle connexion, note Freud, révèle non seulement une répétition, mais aussi un ajustement, une correction de la scène en question.

De plus, contrairement à ce que l’on pourrait penser, Freud précise que « (…) le travail analytique (…) ne s’attache pas à chaque symptôme en particulier jusqu’à sa complète élucidation. On est obligé à chaque instant d’abandonner tel thème donné, car on est sûr d’y être ramené en abordant d’autres ensembles d’idées »4.

« Le sens d’un symptôme dérive (…) d’une relation avec le vécu du patient. (…) Il nous appartiendra alors, simplement, de retracer, pour une idée vide de sens et pour une action sans but, cette situation passée dans laquelle l’idée était justifiée et l’action répondait à une fin. » (p.432)

Du côté du patient, la fonction de l’analyste serait donc d’inviter et de laisser dire « ses » connexions et « son » sens.

Mais est-ce seulement cela ? S’agit-il juste de laisser dire ? Quel est le but de Freud quand il nous dit que, dans la cure, sa place n’est pas celle de celui qui explique ou de celui qui donne du sens ?

En 1958, Jacques Lacan dit que dans la manière dont la psychanalyse est pratiquée par ceux qui se considèrent comme les “héritiers“ de Freud, l’interprétation occupe une toute petite place, on l’aborde avec gêne, on ne sait plus de quoi on parle.

Dans ce texte, Lacan veut souligner la différence déjà là dans la manière de procéder de Freud, qui concerne le fait, premier entre tous, de se demander d’où agit l’interprétation.

Lacan peut se poser cette question parce qu’il a extrait de la théorie freudienne la distinction entre signifiant et signifié, distinction rendue possible par le fait qu’il pense que l’inconscient est l' »autre scène » dans laquelle se compose la répétition symptomatique.

Lacan lit dans Freud que ce n’est pas l’explication, ce n’est pas la gratification, ce n’est pas la réponse à la question…

Dans les années où travaille Lacan, pour les psychanalystes, l’insight devient le nom de ce qui doit se passer dans une analyse : la résolution des symptômes se ferait du fait que le sujet devrait “porter un regard“ sur son comportement, notamment ses résistances, auxquelles il s’agirait d’attribuer un autre nom.

Lacan dit que dans ces années-là, l’interprétation est devenue « enfin l’on se comprend »5.

On peut se demander si cette façon de procéder tient compte des indications de Freud ou si la gêne et la confusion qui règnent chez les psychanalystes lorsqu’il s’agit d’interprétation – ce qui affecte radicalement la fonction de l’analyste dans une cure -, et que Lacan dénonce dans son écrit, tient au fait que les analystes ont renoncé à s’interroger sur les souhaits de leurs patients pour adopter “la voie du raisonnable“6.

Dans ce texte, Lacan est très critique envers ses collègues psychanalystes.

Il considère que c’est la conséquence de ce qu’il appelle les « …passions de l’analyste : sa peur, non de l’erreur mais de l’ignorance, son goût de ne pas satisfaire mais de ne pas décevoir, son besoin de ne pas gouverner mais de maintenir sa supériorité. Il ne s’agit pas du contre-transfert de tel ou tel, mais des conséquences de la relation duelle si le thérapeute ne la surmonte pas : mais comment pourrait-il la surmonter puisqu’il en fait l’idéal de son action ? (…) sans doute, il faut éviter la rupture. (…) Mais que l’on confonde cette nécessité physique, de la présence du patient au rendez-vous, avec la relation analytique, on se trompe et on fourvoie le novice pour longtemps »7.

Si on n’a aucune idée de la distinction entre signifiant et signifié, on ne peut pas saisir de quoi on parle quand on parle d’interprétation en analyse, car c’est la seule voie qui permet d’accéder au lieu « (…) où le sujet s’y subordonne au point d’en être suborné »8.

Cette distinction nous permet de préciser de quoi nous parlons quand nous parlons d’inconscient dans la psychanalyse selon l’enseignement de Freud et de Lacan : il s’agit de prendre acte, avant tout, de la part de l’analyste, de ce que le sujet dit sans le savoir, un autre sens – qui, grâce à l’élaboration de Lacan, aura plutôt à voir avec le fait d’en trouver la logique, à l’insu du sujet mais qui opère dans ses actes.

Un autre sens qui émerge dans son dire, et que l’analyste fait résonner pour que le sujet puisse en prendre acte comme quelque chose qui le concerne (lo riguarda).

On pourrait s’arrêter ici.

Mais alors, qu’est-ce qui serait différent de la manière de procéder que Lacan dénonce dans ce texte car ce serait précisément l’inverse de la psychanalyse ? Ne risquerions-nous pas cependant de substituer un sens à un autre ? Sans surprise, Lacan a intitulé un chapitre de La direction de la cure Il faut prendre le désir à la lettre.

À partir de ce que Freud a souligné dans l’exemple de la névrose obsessionnelle lorsqu’il a noté que le sujet, par rapport à ses symptômes, « ne peut pas faire autrement », « c’est plus fort que lui », Lacan dit que nous ne pouvons pas réduire le symptôme à un désir insatisfait.

C’est pourquoi Lacan introduit le champ de la jouissance et précise que l’interprétation analytique doit toucher la jouissance du symptôme – que ce « il ne peut pas faire autrement », que ce « c’est plus fort que lui », bien que non reconnu par le sujet, concerne le sujet dans ce qu’il a de plus intime.

Ce que vise le sujet, c’est donc l’évanescence du désir, l’impossibilité de trouver un objet qui le sature complètement.

De cette façon, Lacan démontre la portée éthique de la psychanalyse, qui me semble se trouve bien condensée dans cette phrase : « Qu’elle se veuille frustrante ou gratifiante, toute réponse à la demande, dans l’analyse, y ramène le transfert à la suggestion »9.

 

Notes :

  1. Freud S., Introduction à la psychanalyse, leçon XVII, Petite bibliothèque Payot, p. 239. Les deux expressions sont en français dans le texte original. GW XI p. 265 « weil er sie als Äusserungen von idées inconscientes auffasste (…) dass das Unbewusste für ihn weiter nichts gewesen sei als eine Redensart, ein Behelf, une façon de parler : er habe an nichts Reales gedacht. »
  2. Ibidem, p. 240, GW XI p. 266.
  3. GW XI p. 267 “Er kann nur eines : verschieben, vertauschen,…
  4. Freud S., ibidem, p. 248, GW XI p. 274.
  5. Lacan, J., « Direction de la cure », in Écrits, Seuil, p. 595.
  6. Ibidem, p. 627.
  7. Lacan J, « La direction de la cure », Écrits, p. 595-6.
  8. Ibidem, p. 593.
  9. Ibidem, p. 635.