L’adolescence au temps du Corona

Malatavie est un lieu dédié au soin et à la prévention du suicide chez les adolescents. Relié au service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent des Hôpitaux Universitaires de Genève, nous prenons soin d’accueillir, de rencontrer, d’orienter les adolescents qui nous sont adressés ou qui s’adressent à nous d’eux-mêmes. Nous explorons à leurs côtés leur douleur, leur pente au suicide, avec l’ambition qu’ils se découvrent un goût pour la parole et pour la rencontre, qu’ils quittent la caricature de la causalité binaire. Aller vers le complexe pour permettre une ouverture, de nouvelles questions, de nouvelles énigmes, de nouveaux liens là où le vécu d’impasse les submergeait et les poussait vers la pente au suicide.

La ligne Ado est assurée 7 jours/7, 24h/24, en journée par une petite équipe de psychologues et dès 18h et les weekends par l’équipe infirmière du secteur hospitalier de l’unité. Les demandes ou les premiers liens peuvent aussi être effectués par mail, ou par un accueil sans rendez-vous proposé deux après-midis par semaine. Vient ensuite la rencontre qui permet au jeune d’ « être sensible au jeu de la parole », comme le décrit une clinicienne de l’équipe.

Alors comment faire au temps du Corona virus pour maintenir cette rencontre, qui se voulait sans équivoque, en présence ? Le téléphone a pris plus de place. Nous avons découvert les visioconférences. Réticents au départ, nous n’avons pas trouvé mieux pour « garder le lien », pour incarner que quelqu’un pensait à eux, se souciait d’eux, souhaitait les entendre poursuivre leur questionnement. Ce n’était pas possible de les laisser là dans ce moment difficile, dans un contexte de conflits à la maison et avons donc pris de leurs nouvelles. L’urgence était le lien.

Nous avons maintenu la première rencontre en présence pour les nouvelles demandes, quitte à faire des entretiens dans le jardin de l’unité, ou la salle d’attente pour respecter la distance recommandée. Nous avons expérimenté le port de masque dès le début des entretiens, qui prive chacun des sourires, des ébauches de parole, de l’expression du visage et avons poursuivi la prise en charge en alternance avec la téléconsultation, où la subtilité des expressions devenait à nouveau accessible.

J.-A. Miller souligne que « Le téléphone offre une illusion de présence de l’autre, une fausse présence, pas une vraie, si bien qu’en analyse – ça, c’est un point technique –, je crois qu’il ne faut pas dire à un analysant des choses spéciales par téléphone ; on peut dire « oui », « non », « venez », guère plus »1. Nous avons été amenés à écouter plus et à dire plus. Pour cela, nous avons été amenés à nous appuyer sur le souffle, le silence, le suspend de la parole. Le lapsus, l’énonciation faisaient l’objet d’une particulière attention. Nous avons relu et mis au travail différemment le constat de Jacques-Alain Miller « pourquoi cette expérience de parole, dans le champ du langage, pourquoi elle ne pourrait pas s’accomplir dans l’écriture, dans la lecture, à distance, par téléphone ? »2. Car nous étions condamnés à n’avoir que cela comme outil pour figurer notre présence et faire consister celle de l’adolescent.

Faire sans le corps, ce n’est pas rien faire.

C’est faire avec la voix par téléphone.

C’est faire avec l’image, par zoom. Ces objets voix et regard sont montés au zénith pendant le confinement. Et néanmoins, nous avons aussi insisté et les adolescents nous appelaient ou répondaient à nos appels. Ils parlaient, se confiaient et gardaient le lien.

Ainsi, comme la pratique avec les jeunes nous l’enseignait déjà, nous nous sommes adaptés à d’autres façons de parler pour accueillir les adolescents au temps du corona. D’un Covid qui a mis à mal l’expression de Rimbaud concernant cette période de la plus délicate des transitions : « Moi pressé de trouvé le lieu et la formule ».

D’un autre rapport au temps qui permette un autre usage de la parole.

Anne Edan et Ludovic Bornand. Malatavie Unité de crise. Hôpitaux Universitaires de Genève / Children Action.

 

Notes :

  1. Miller J-A, La question de Madrid, 1990, in La Cause freudienne 2010/1, N°74, p. 125 à 131.
  2. Miller J-A, cours du 2 mai 2001, Le lieu et le lien (p.242).