L’urgence de la vie

Le thème du prochain congrès de la NLS se dit d’un trait, tel un mot isolé comme une holophrase : “urgence !”. En procédant ainsi Bernard Seynhaeve cherche sans aucun doute à épingler, ainsi qu’il l’écrit dans son argument, “une causalité qui opère à un niveau plus profond que le transfert” autrement dit à épingler, au-delà du transfert, un ressort plus fondamental de l’expérience analytique que Lacan qualifie à la fin de son enseignement de “satisfaction urgente”. Ce qui opèrerait dans l’expérience analytique serait moins le lien au sujet supposé savoir qu’incarne l’analyste que la quête d’une satisfaction urgente. Le moteur et la finalité d’une cure seraient cette urgence de satisfaction. Que pouvons-nous en dire à partir de notre parcours analytique ?

Déjà dans le Séminaire 7 Lacan traduit Freud en terme d’urgence pour mettre en valeur que rien “ne nous est accessible que par l’artifice de la parole articulée”1. Mais il se demande comment cette parole articulée se met en mouvement. La réponse à cette question chez Freud est la démonstration qu’entre l’inconscient et le cerveau il n’y a rien de commun, pour reprendre le titre du prochain congrès Pipol qui se tiendra à Bruxelles en juillet. Lacan le note, je le cite “le progrès auquel Freud s’intéresse se situe quelque part qui n’est pas tellement à identifier, au point de vue de la topologie subjective, avec un appareil neuronique”2 Pour Freud la parole articulée se met en mouvement “pour autant […] que nous nous entendons parler”3, ce qui suppose donc que quelque chose se parle avant d’être articulé. Et c’est à ce niveau-là qu’il y a quelque chose qui pousse, qui insiste, qui est d’un ordre différent de celui de la satisfaction des besoins, qui est de l’ordre d’une satisfaction urgente que Lacan traduit dans ces pages du S7 comme “urgence de la vie”. Quelque chose se presse à penser d’une façon finalement assez énigmatique et il se produit alors la nécessité, voire l’urgence d’agencer ses idées dans un discours. Quand on y parvient, c’est la satisfaction. Entendez la satisfaction selon le principe de plaisir autrement dit la satisfaction au sens de ce qui cesse, la satisfaction comme ce qui répond à une urgence afin que ça cesse, ça cesse de penser. Ca c’est l’expérience que tout analysant éprouve lors de chaque séance, ce passage de ce qui se presse à penser vers ce qui se trouve être articulé en un discours et qui jamais ne recouvre totalement ce qui voulait se dire. Ce qui se trouve à être articulé s’introduit finalement dans un ordre relativement artificiel note Lacan qui relève d’ailleurs que “Freud aimait à mettre l’accent sur ce point en disant que l’on se trouve toujours des raisons pour voir surgir en soi telle disposition, telle humeur l’une à la suite de l’autre mais que rien après tout ne nous confirme que le vrai ressort de cette émergence successive nous soit donné”4.

Ce qui est mis en question à partir de là est de savoir si le vrai ressort d’une cure tient tant à ce qui s’y articule ! Lacan parle dans ces pages d’artifice de la parole articulée. Ce qui se presse à penser nous en parlons dit Lacan “dans des termes inévitables, dont nous savons d’autre part l’indignité, le vide, la vanité. […] Par ce bavardage par lequel nous nous articulons en nous-même, nous nous justifions, nous rationalisons pour nous-mêmes le cheminement de notre désir”5.

Nous y voilà ! Quel est ce désir mobilisé par la Chose ? Si “la Chose ne se présente à nous que pour autant qu’elle fait mot, comme on dit faire mouche”, il s’agit comme tel d’une “réalité muette”6 qui commande et ordonne. Je ne peux vous lire tout le chapitre 4 du S7 dans lequel se trouve de très belles pages pour dire ce dont il s’agit.

Vous percevez bien qu’avec la Chose, le das Ding freudien, Lacan commence à élaborer son objet petit a – même si l’un ne se confond pas avec l’autre. Le das Ding est au centre de tout en tant qu’exclu, il est impossible à oublier en tant qu’”étranger à moi tout en étant au coeur de ce moi”7 écrit Lacan. Das ding c’est le non signifié. L’objet petit a est une élaboration à partir de das ding, un semblant de La Chose, si je puis dire.

L’expression “urgence de la vie” m’a sauté aux yeux il y a quelques années alors que je lisais le séminaire 7 dans l’attente de ma séance. Cette expression, je l’ai reprise de nombreuses fois tant elle me paraissait répondre à ce que, dans ces dernières années de l’analyse, je subodorais. Non pas donc que je “cherchais” [encore] quelque chose, une vérité que dorénavant je savais menteuse, mais plutôt pressentais-je un événement, l’événement de la fin, le moment où de façon évidente le secours de la main de l’analyste ne me serait plus d’aucun recours. Ce moment correspond avec ce que Lacan nomme renoncement à l’objet. A l’issue de la cure, il ne s’agissait plus de l’attente d’une révélation mais plutôt de l’urgence d’un franchissement. Ce passage est le moment où l’objet a peut être laissé à lui-même, ayant perdu toute consistance, se réalisant dans sa dimension de semblant. Un semblant qui avait valeur de réel.

Si l’issue d’une analyse ne peut se jouer dans le semblant c’est qu’elle consiste en ce renoncement à l’objet du fantasme au profit d’un désir indestructible.

Dès lors ce qu’on appelle la fin de l’analyse est surtout le début d’autre chose, une autre façon de vivre la pulsion. Lacan nous pose la question à la toute fin du S11. Comment vivre la pulsion après l’analyse ?

Reprenons la citation dans son contexte p.245 : « C’est au-delà de la fonction du a que la courbe se referme, là où elle n’est jamais dite, concernant l’issue de l’analyse. A savoir, après le repérage du sujet par rapport au a, l’expérience du fantasme fondamental devient la pulsion. Que devient alors celui qui a passé par l’expérience de ce rapport opaque à l’origine, à la pulsion ? Comment un sujet qui a traversé le fantasme radical peut-il vivre la pulsion ? Cela est l’au-delà de l’analyse, et n’a jamais été abordé”8.

Nous savons qu’une analyse lacanienne opère un repérage de plus en plus serré du sujet par rapport à l’objet, càd par rapport au fantasme fondamental, ce autour de quoi tourne toute l’analyse – si elle se déprent des mirages de l’identification. Ce que Lacan ajoute ici c’est que l’expérience du fantasme fondamental devient la pulsion… lorsque ce fantasme est traversé. J’entends par traversée une désactivation du fantasme qui jusque là occupait toute la place et déterminait les coordonnées de jouissance du sujet – càd sa position toujours fondamentalement masochiste, le petit a qu’il est pour l’Autre. Ce que produit une analyse c’est de détacher la pulsion de l’objet du fantasme, et ainsi libérer quoi ? eh bien précisément le besoin de vie, le cycle de la pulsion qui pousse à être, autrement dit qui pousse à mettre en discours ce qui se presse de paroles, de vouloir dire. L’urgence de la vie c’est l’urgence de débrouiller le vouloir dire qu’on sent pousser en soi.

Vous savez que Lacan appelait de ses voeux un discours sans parole. C’est ce qu’on entend dans le titre de son séminaire “un discours qui ne serait pas du semblant”. Miller a complété la phrase pour nous en disant qu’un discours qui ne serait pas du semblant c’est un discours qui serait du réel. Une analyse permet de serrer l’objet qui a fait réel, et elle conduit à toucher du doigt le réel, mais sans l’atteindre. Car le petit a du fantasme n’était qu’un semblant d’objet. C’est ça la traversée du fantasme, c’est sa déconstruction.

Véronique V. rappelait lors d’une soirée de la passe ce dire de Miller dans le TDE que « il n’est sûr qu’on est réveillé [entendez que c’est du réel] que si ce qui se présente et représente est … sans aucune espèce de sens ». C’est pourquoi ce qui précipite la fin, l’événement que constitue la fin de l’analyse prend appui sur un fait qui n’a aucune espèce de sens. Dans mon cas ce fut l’absurdité d’un rêve où je continue des nuits durant à m’arracher une dent, peut-être toujours la même, peut-être une par une, que sais-je. Et le rêveur se formule que bientôt il n’aura plus de dents. Plus rien à mordre !

Eh bien le pas suivant, c’est la passe qui consiste à se faire dupe de ce réel-là !.

Notes :

  1. Lacan Jacques, Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, p. 61.
  2. Ibid. p. 64.
  3. Ibid. p. 61.
  4. op.cit. p.61.
  5. op.cit. p.76.
  6. op. cit. p. 68.
  7. op. cit. p.87.
  8. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XI (1963-1964), « Les quatre…. », Paris, Seuil, 1973, p. 245-246.

 

Texte présenté le 23 mars 2019 à Lausanne, dans la Journée de Travail vers le Congrès de la NLS « Urgence ! »