Miser sur le réel et la contingence : pour une clinique psychanalytique. Hommage à Jacques Borie1

« Ce qui se réalise dans mon histoire n’est pas le passé de ce qui fut, puisqu’il n’est
plus, ni même le parfait de ce qui a été dans ce que je suis, mais le futur antérieur
de ce que j’aurais été pour ce que je suis en train de devenir »
Jacques Lacan2

Le temps de la contingence (et des truffes…)

Le dialogue avec Jacques Borie a emprunté de multiples voies, cliniques et théoriques, celles de l’amitié aussi. Jacques Borie a été présent dès le début des activités de l’Antenne clinique romande (ACRo)3, mais également par le travail qu’il a réalisé dans les différents services dont j’ai eu la responsabilité, à Lausanne tout d’abord, puis à Genève, où il venait enseigner dans des séminaires cliniques, y proposant toujours une position fondée sur la surprise, orientée à partir du réel et de la contingence.

Surprise d’une clinique dans laquelle Jacques Borie consentait à se laisser et à se faire enseigner du côté de l’inédit, du décalé, du « très peu classique » et c’est au fond de cela qu’il était capable de se saisir, de cette possibilité, pour transmettre l’enseignement de la psychanalyse, à partir de la rencontre clinique, à partir de la contingence, dans ses « situations extrêmes » qui ont représenté le champ spécifique de nos explorations.

C’est ainsi que mon exposé se centrera sur la question de la contingence, sur le fait de « miser » sur la contingence. C’est d’ailleurs la mission que j’ai reçue de Nicole Borie et de Jacqueline Dhéret, à partir d’un exposé que nous avions réalisé en binôme avec Jacques, qui était assez inédit dans son genre. C’est qu’avec Jacques Borie, on se retrouvait souvent dans des choses inédites. Pour cet exposé, nous étions dans les « Journées de l’École de la cause freudienne », à Paris. Nous avions opté pour une forme où nous nous échangions mutuellement la parole, d’où un exposé à deux voix, produit d’une rencontre, de notre rencontre, qui est aussi une rencontre contingente, fondée sur la présence de la contingence dans la clinique.

Juste dire encore à quel point c’est tout de même étrange pour moi de me mettre à parler de Jacques Borie, mais sans Jacques Borie. Je n’ai pas pu m’empêcher de fouiller dans mon ordinateur, à propos d’une séance que nous avions prévue avec lui dans notre Antenne clinique, le 9 novembre 2020. Nous avions parallèlement eu des échanges avec Nicole, et alors j’ai retrouvé ça :

Mardi 11 février 2020, 16h21
« Comment vas-tu ?
Quelles nouvelles ?
Comme convenu, on te propose des dates pour l’ACRo au CHUV, à choisir entre :

  • 14 septembre 2020
  • 9 novembre 2020 »

Mardi 11 février 2020, 18h24
« Très cher, je ne t’ai pas répondu, car je suis à moitié entre hôpital et domicile ; j’ai une inflammation autour de la prothèse qui me rend épuisé et je ne peux rien faire ; d’accord pour le 9 novembre. J. »

Bon franchement, je pense que Jacques avait aussi choisi cette date à cause des truffes ! Parce qu’à ce type de saison, nous concluions le travail par un risotto aux truffes… Et là, les choses étant à risques, peut-être s’est-on dit qu’il était préférable de se voir directement au tout début de la saison des truffes…

Il devait donc venir en Suisse le 9 novembre et c’est, quant à moi, hier, le 9 septembre 2022, que je suis arrivé à Lyon. Jacques n’est pas arrivé à Genève en 2020, mais j’arrive moi à Lyon en 2022, et je dois dire que cela m’évoque un souvenir assez particulier, puisque la première fois que Jacques m’avait invité à Lyon, je suis tombé en panne sur la route… Je devais donner une conférence à l’ACF, ou au CEREDA, je ne sais plus, et ma voiture s’était mise à fumer… Jacques n’est pas venu me chercher en Jaguar ! Je ne suis pas arrivé au colloque… Jacques Borie n’a pas pu être en Suisse le 9 novembre 2020, et c’est aujourd’hui le 10 septembre 2022 que nous nous retrouvons, pour cette journée d’hommage et de réflexion autour de son apport. Tout cela amène à ce qu’il y ait une certaine logique à parler de la contingence, du temps de la contingence, de « l’instant décisif » dans la pratique clinique : telle est ma perspective.

Le style, c’est le sujet… (à propos du «style Borie»)

La contingence est au centre de la vie. Et de la pratique de la psychanalyse. C’est la contingence qui rend chacun unique, différent, irremplaçable. Jacques Borie est un exemple évident de cette « unicité ». Je crois pour ma part que c’est ce qu’il transmettait : d’oser être autre, de ne pas s’orienter à partir d’un modèle répétitif et trop conforme. Le style, c’est le sujet, comme le disait Lacan. Si Jacques Borie n’est plus, il est toujours là par son style : cette journée en est la démonstration.

Jacques est aussi toujours là, à travers son enseignement, à travers ce qu’il a transmis. Il est toujours là, à travers les effets qu’il a produits ; il n’y a qu’à penser à tous les exposés que l’on vient d’entendre… Tant par sa présence dans l’intime de l’acte analytique que par son engagement dans et pour la psychanalyse, Jacques Borie n’a cessé de mettre en jeu la cause analytique dans la cure, mais aussi dans la transmission de la psychanalyse, dans des lieux souvent très inédits pour la pratique analytique, avec des possibilités de rencontre dans des dispositifs où on n’imaginerait pas pouvoir mettre en pratique la psychanalyse, comme par exemple l’hôpital pédiatrique, les maternités, la médecine de la reproduction.

Je me souviens d’une expression de Jacques Borie à propos des banques de sperme : il disait que depuis les banques de sperme, les spermatozoïdes nous regardent… Ça m’est toujours resté, cette histoire du regard ! Dans les lieux inédits où l’on s’est risqués ensemble, pour y impliquer la psychanalyse, il s’agit de supporter le « regard », un regard sur un réel qui nous dépasse, impossible à supporter4.

Transmettre le réel du corps engagé

Je prendrai maintenant appui sur l’un des aspects de l’enseignement de Jacques Borie en Suisse, une recherche partagée, sans cesse remise en jeu, autour de situations impensables, impossibles à penser, entre médecine et psychanalyse, entre pédiatrie et psychanalyse, génétique et psychanalyse, entre médecine prédictive et psychanalyse, médecine reproductive et psychanalyse.

Il s’agissait d’aborder, à partir de la clinique et d’une façon différente au cas par cas, toutes sortes de situations où le Réel du corps était engagé, en particulier dans des situations extrêmes à l’aube de la vie ; ce qui implique aussi d’aborder la mort dans la procréation.

Ce type de situations ne peuvent être abordées qu’à partir de la question de la rencontre, du temps de la rencontre, de la contingence, de l’instant décisif mis en jeu par chaque rencontre. Et Jacques Borie transmettait l’art de transformer la rencontre répétitive, anodine, fatigante, en un moment crucial, un moment de croisée des chemins. C’était là sa manière singulière de pratiquer. Et tout cela n’est pas entendu d’avance, il s’agit d’y faire face dans l’instant, à prendre comme un moment d’ouverture.

La rencontre, c’est un moment d’ouverture, dans une clinique qui souffre de la répétition, de la fermeture. Un mouvement d’ouverture dont il s’agit de faire usage. En faire usage dans une pratique à l’aube de la vie, s’en servir dans les lieux inédits où survient cette ouverture, quand elle survient : tel est le pari de ceux qui s’y risquent, qui osent savoir y faire et que Jacques Borie avait désigné comme « des praticiens des couloirs »…

Éthique, rencontre et instant décisif: la clinique du Réel

Comment peut-on effectivement se maintenir dans une éthique de la psychanalyse, celle de la rencontre et de l’instant décisif, dans des couloirs, et non des bureaux ou des lieux dits faits pour ? Il s’agit de prendre la contingence « au vol », de faire un usage nécessaire de la contingence. C’est ce qui caractérise un travail dit de « liaison », terme consacré par la médecine, en tout cas en Suisse, dès lors qu’on travaille comme psychiatre, comme psychothérapeute ou comme psychanalyste en milieu somatique, donc aussi en pédiatrie ou en maternité.

Le paradoxe est qu’il s’agit d’un travail de liaison qui opère sur une clinique de la déliaison, au sens freudien du terme, une clinique de la crise, une clinique du traumatisme, une clinique de la rencontre avec le Réel, une clinique du Réel, qui sort de notre champ classique.

C’est la confrontation à cette clinique singulière qui explique peut-être pourquoi Jacques Borie était toujours prêt à venir (comme il était prêt à venir le 9 novembre 2020) à la rencontre de ces occurrences particulières, à la rencontre d’une clinique qui amène paradoxalement à miser sur le Réel, miser sur la contingence pour trouver la voie d’une issue.

Il y a en effet l’idée d’un pari, d’une « mise », à proprement parler. D’où d’ailleurs le titre de notre exposé commun à l’ECF, qui est à la base de mon intervention, je crois que c’était « Miser sur la contingence »5, mais il me semble que nous avions à un moment hésité à proposer « Miser sur le réel ». Il s’agit d’une position tout de même un peu paradoxale. Miser sur un réel qui, au moment où il surgit, fait effraction, d’une manière qui peut être la plus insupportable, cela, c’est tout de même une orientation particulière : miser sur la dimension d’une effraction traumatique, d’une effraction du Réel, pour en faire quelque chose. Tel est l’enjeu. Tel est le pari.

Peut-être est-ce la manière de faire des artistes, qui détiennent une capacité particulière de mettre en jeu le Réel dans leur travail ? Peut-être n’est-ce pas dans leurs œuvres la forme idéale ni la beauté qui nous attire, mais le côté énigmatique de cette effraction qui nous dépasse ? D’où, certainement, l’intérêt que l’on a partagé avec Jacques Borie lors de passages en Toscane pour diverses tentatives de traiter le Réel au Quattrocento.

En bref, une façon de faire avec l’impossible, pour inventer une sortie vers le possible, une sortie, une issue : miser sur une issue possible dans ce qui est le plus insupportable. Pour accomplir cette opération, peut-être faut-il avoir ici en tête l’idée de la pulsion de mort, l’idée de l’insupportable. Oser s’orienter à partir de l’impossible, de l’insupportable : reconnaître la présence de la pulsion de mort est une condition paradoxale pour viser la vie. Il faut en effet éviter de prendre la mesure de ce qui est visé à partir de l’idéal, mais penser au contraire qu’au cœur du plus insupportable, il y a quand même quelque chose de la vie qui peut prendre le dessus.

Nous pourrions d’ailleurs nous demander à ce propos quelle est la dialectique entre la vie et le vivant. Il faut admettre que nous ne savons pas très bien ce qu’est la vie… Les biologistes l’étudient, étudient le comment, mais ne savent pas ni le pourquoi ni ce qu’est véritablement la vie. Freud disait qu’il y a une force irreprésentable qui fait passer de l’inanimé au vivant6. Faire passer l’inanimé au vivant procède d’une force dont on ne connaît pas véritablement la nature. Le vivant, c’est une expérience, la vie, c’est une énigme. Le travail clinique qui est le nôtre est ainsi un travail du vivant sur la vie. Et la vie est fragile, puisque cette force qui fait passer de l’inanimé à l’animé peut finalement s’effacer.

C’est le côté paradoxal de cette pratique que nous avons partagée et que Jacques Borie a énormément soutenue : un maniement du Réel, un maniement de l’insupportable pour aller vers une issue. En travaillant dans cette perspective, je peux dire que nous avons beaucoup échangé et appris, en collaborant fort bien avec les médecins sur une vision d’une médecine exercée en interface à la psychanalyse. Nous n’avons jamais eu pour but d’opposer la psychanalyse à la médecine, dès lors que les deux pratiques sont impliquées, certes différemment, face à un Réel qui les dépasse, puisque le médecin, tout comme le psychanalyste, est en quelque sorte dépassé par son acte.

Entre psychanalyse et médecine, il y avait ainsi comme un effet Moebius, un effet de bande de Moebius, une bande à une seule face. Et lorsqu’on se promenait avec Jacques Borie dans cette clinique, on ne savait plus tellement où était le point où il ne s’agissait plus de psychanalyse, mais uniquement de médecine. On se retrouvait sans cesse pris dans un mouvement propre au principe de la bande de Moebius : un principe d’infinité, que l’on découvre si l’on s’intéresse à Moebius, d’autant plus à travers la topologie lacanienne. La bande de Moebius met effectivement en jeu la question de l’infini, puisqu’il n’y a pas de césure et que ça circule sans cesse.

Médecine et psychanalyse: des «affinités électives»

Entre médecine et psychanalyse, l’intérêt est de se glisser et de se laisser glisser le long de la surface de la bande de Moebius. Parvenir ainsi à se glisser dans un principe d’infinité, qui est aussi un principe d’affinité. D’affinité entre médecine et psychanalyse : j’irai même jusqu’à dire leurs « affinités électives », un champ particulier que nous avons exploré, que nous nous sommes passionnés à explorer.

C’est le chimiste suédois Torbern Bergman (1735-1784) qui a attaché son nom à la « théorie des affinités », définissant l’affinité élective comme étant celle qui se manifeste quand des éléments séparés se rapprochent et se recombinent pour former du nouveau. Du nouveau ! C’était la préoccupation de ce chimiste, la formation du nouveau, ce que l’on peut schématiser de la sorte, lorsque : AB + C donne AC + B. Ce sont bien sûr des principes chimiques, mais ce que je trouve passionnant dans les affinités électives, c’est l’idée que ça crée du nouveau.

Vous savez bien sûr que Goethe en a fait le titre de l’un de ses romans en 1809 : Les Affinités électives. Certes, c’est à l’amour et au couple que Goethe applique ce principe. Pour nous, la question était donc de l’appliquer à des champs aussi différents que la médecine et la psychanalyse. Et à ce propos, Jacques Borie était d’ailleurs venu en Suisse parler du « Petit Hans », le texte de son intervention avait été publié dans la revue Traces, référence que nous avons peut-être oublié de signaler dans son thésaurus. Jacques était un extraordinaire orateur et on a souvent pensé qu’il n’écrivait pas beaucoup, alors qu’en réalité, il a écrit plein de textes, au point qu’on ne s’en souvient pas et qu’on peine à les retrouver.

Sur les affinités entre pédiatrie et psychanalyse, on pourrait se référer à la position qui est celle que propose Freud en 1909 dans une discussion à la Société de Vienne, à la suite d’un exposé de Dr Karl Friedjung sur le thème psychanalyse et pédiatrie7. On trouve cela dans les Minutes de la Société psychanalytique de Vienne. La question était donc de savoir ce que la pédiatrie pouvait attendre de la psychanalyse. Question classique. Il y a de nombreuses organisations sur médecine et psychanalyse, mais Freud prend le parti de renverser cette interrogation. Pour lui, il s’agit d’abord et à l’inverse de se demander ce que la psychanalyse peut attendre de la pédiatrie. Et Freud donne une réponse précise, lorsqu’il parle de « sa vérification », témoignant que la psychanalyse se constitue aussi en altérité et en affinité avec d’autres champs, dont la pédiatrie fait partie.

La dernière fleur de la médecine…

En contrepoint, on pourrait dire que la psychanalyse peut constituer aussi un avenir pour la médecine, en ce qu’elle s’enseigne à partir de la clinique, à partir de la singularité de chaque cas. Or, la clinique est justement par trop rejetée dans la médecine aujourd’hui, encore plus dans le champ de la psychiatrie contemporaine. C’est pour moi l’une des raisons qui explique la crise actuelle de la psychiatrie. On peut faire l’hypothèse que cette crise résulte de la disparition de l’approche clinique en psychiatrie, c’est-à-dire de la référence à l’expérience de la singularité en tant que telle, c’est-à-dire du raisonnement entre l’un et le multiple, à partir du cas par cas.

C’est au fond la raison pour laquelle, dans ses conférences prononcées dans les universités nord-américaines, Lacan avait évoqué la psychanalyse comme : « la dernière fleur de la médecine »8. Lacan n’a pas dit que la psychanalyse était en train de disparaître, mais au contraire que la psychanalyse était un avenir de la médecine. On pourrait ajouter que la clinique est en elle-même aussi un avenir pour la psychanalyse, qui a à se réinventer, de cas en cas.

La psychanalyse, la clinique psychanalytique, est une nécessité, une urgence aujourd’hui pour la psychiatrie, un avenir pour la psychiatrie – et pas seulement, pour les neurosciences et la génétique, en ce que ces domaines butent aujourd’hui sur l’irréductible de la singularité. Il ne s’agit pas d’attendre des neurosciences la preuve de l’efficacité de la psychanalyse, mais il s’agit au contraire d’ouvrir les neurosciences à des questions posées par la psychanalyse, de renouveler les neurosciences à partir de ce que peut leur enseigner la psychanalyse. C’est ainsi qu’il s’agit de soutenir contre l’opinion commune que la psychanalyse est un avenir pour les neurosciences, plutôt que l’inverse.

C’est donc comme cela que nous nous sommes occupés des nouvelles technologies de l’origine, de l’infertilité, de la médecine prédictive, des traumatismes liés à la prématurité, des douleurs, des urgences, du suicide, des maladies chroniques, du diabète, de l’oncologie, des soins palliatifs… autant d’échanges pour lesquels Jacques Borie était toujours prêt et qui, au fond, ont pour point de constance un appel, comme en urgence, aux ressources de la psychanalyse.

Je pense qu’on peut dire que dès le moment où un appel est fait à la psychanalyse, cet appel est toujours un appel en urgence. Cela constitue, me semble-t-il, un paradoxe de la crise actuelle. Paradoxalement en effet, c’est au moment où la psychiatrie semble fermer ses portes à la psychanalyse que la médecine ouvre les siennes. Par exemple à travers la génétique. La question de la génétique n’est pas la répétition du même, ce qui détermine le même, mais plutôt la production de la différence. C’est à partir de ce point d’énigme que la psychanalyse est convoquée.

Éloge du malentendu: le réel de l’invention

Reprenons donc notre propos. Il existe un point de rencontre inédit entre neurosciences et psychanalyse, entre génétique et psychanalyse, entre sciences du vivant et psychanalyse, autour de l’irréductible de la singularité, qui fait le cœur des réflexions de la psychanalyse.

Jacques Borie, cela a été déjà dit, avait cette capacité d’être sans a priori, ce qui ne voulait pas forcément dire qu’il était d’accord. Mais il écoutait, se laissait enseigner. Cela signifie également qu’il faut être prêts à réinventer la psychanalyse face à ces nouveaux défis. C’est le paradoxe de la psychanalyse : chaque cas nous conduit à la nécessité de la réinventer. C’est aussi le principe même de la psychanalyse : l’appel à la psychanalyse surgit dans la dimension de la nécessité, mais encore faut-il faire face à cette nécessité, d’autant que celle-ci procède paradoxalement de la contingence.

Il y a indiscutablement une tension entre nécessité et contingence. L’usage de la contingence est de l’ordre de la nécessité. Cela relève d’un mouvement qui nécessite de revenir à ce qui fait la singularité de la psychanalyse et caractérise le propre de la clinique, aussi bien.

Le rejet de la psychanalyse dans les hôpitaux est un rejet de la clinique comme méthode, tel que Freud l’a introduite : « La psychanalyse n’est pas un système, elle s’avance en tâtonnant sur le chemin de l’expérience, reste toujours inachevée, prête à aménager ou modifier ses doctrines »9.

Cela correspond pleinement à la méthode et la façon d’enseigner et de transmettre la psychanalyse, qui ne se référait pas à un corpus achevé, mais, au contraire, à un inachèvement à l’œuvre, dans une nécessité de maintenir la psychanalyse comme une œuvre ouverte, en relation d’affinité et d’altérité avec d’autres champs de pratiques, dont la médecine, parmi d’autres. Une posture qui implique, comme l’a dit Lacan en plusieurs occasions (notamment dans les séminaires VII, p. 323 et VIII, p. 229), de ne pas comprendre pour comprendre, principe qui implique le fait d’oser ne pas comprendre.

C’est autre chose que d’enseigner, de faire des contrôles en disant qu’« on a compris », que de le faire en disant à l’inverse. Dans le « Petit Hans », Freud disait qu’il fallait « ne pas tout vouloir comprendre sur-le-champ, mais d’accorder une sorte d’attention impartiale à tout ce qui se présente et d’attendre la suite »10. Il s’agit de s’orienter à partir de la particularité du cas. C’est ce que souligne aussi Lacan lors de sa venue à Genève en 197511, rappelant le propos de Freud : « C’est exactement ce que Freud nous dit – quand nous avons un cas, ce que l’on appelle un cas, en analyse, il nous recommande de ne pas le mettre d’avance dans un casier »12.

Cela semble être une évidence, mais si nous y réfléchissons un peu, n’y a-t-il pas une angoisse au cœur de la pratique ? Et n’est-ce pas cette angoisse qui nous porte à reléguer le cas dans un casier ? Plutôt que de s’orienter à partir du réel comme impossible à supporter13, tel qu’on l’a déjà développé : oser mettre l’impossible à supporter au cœur de la chose, ce n’est pas n’importe quelle opération que d’avoir à s’orienter à partir de l’impossible à supporter.

L’impossible à supporter est aussi l’impossible à se représenter. J’ai à ce propos retrouvé quelques notes issues d’une discussion de notre Antenne clinique où Jacques Borie rappelait que la psychanalyse est d’abord une praxis, une pragmatique, c’est-à-dire qu’il y a des choses à faire avec ce Réel qui s’impose, une praxis de la rencontre dans ses dimensions contingentes et pas seulement un déchiffrement du sens et des causalités en jeu. Une pragmatique qui vise un changement. Une praxis, une pragmatique pour viser un changement : la direction de la clinique s’occupe plus de la pragmatique que de la signification.

Vertiges du malentendu…

Il s’agit donc aussi d’interpréter selon le transfert, plutôt que selon la signification : entre le désir de l’analyste et le désir du patient, la clinique convoque une pragmatique qui vise une solution, à partir d’une rencontre, à partir d’une clinique sous transfert, qui met en jeu le sujet comme « réponse du Réel », que Lacan met en avant dans « L’Étourdit »14– une formule complexe.

Je crois que ces formules qu’on retient sont souvent des formules qui nécessitent un travail particulier. Une réponse qui est aussi une issue. Je pense que la question de la réponse va avec la question de l’issue, une issue face à l’impossible à supporter, à condition, et ça c’est une autre caractéristique de ce que Jacques Borie nous a transmis, à condition de ne pas trop y résister.

La résistance, en psychanalyse, est aussi du côté du psychanalyste, du côté du clinicien. Cette histoire de résistance me fait dire qu’entre médecine et psychanalyse, on peut avoir des affinités électives, comme celles que j’ai présentées, mais on peut aussi avoir des « résistances électives ». Médecine et psychanalyse sont prises par des résistances réciproques. Je pense qu’il faudrait faire aujourd’hui, par rapport à la crise de la psychiatrie et de la santé mentale, les « assises de la résistance », retrouver ce qu’est une résistance et en particulier ces résistances électives qui prennent la place des affinités électives.

Il existe un malentendu, dans toute cette démarche avec des champs connexes, un malentendu inévitable. Lutter contre la résistance, nos résistances, leurs résistances, les résistances inconscientes, c’est aussi admettre le malentendu et passer de la résistance au malentendu, pourrait-on dire.

Il y a bien longtemps, dans La lettre mensuelle, j’avais écrit l’éloge du malentendu15, pour parler de cette pratique psychanalytique en médecine et en pédiatrie. J’y soutenais qu’il fallait supporter le malentendu, même si ce dernier provoque des résistances chez certains, l’enjeu étant de se prêter au malentendu. Comme l’a dit Lacan en 1980, l’enjeu de la psychanalyse, c’est de faire usage du malentendu, de s’en servir, la citation exacte étant : « L’exploit de la psychanalyse, c’est d’exploiter le malentendu »16.

Malentendu et contingence, on peut dire que l’enjeu de cette pratique, c’est de faire usage d’une pratique du malentendu dans l’instant, dans l’instant décisif qui est l’instant de la rencontre.

Pour ouvrir sur l’avenir, il faut en passer par la rencontre, de la rencontre dans sa dimension d’urgence. J’ai toujours été fasciné par les Moires, que l’on retrouve dans « Le thème des trois coffrets » chez Freud : Clotho, fatale disposition, nécessité innée, Atropos, représentée souvent avec un ciseau. Clotho sort le fil et Atropos coupe le fil avec le ciseau. Le ciseau, c’est la mort et puis entre les deux, il y a Lachésis, qui bouge le fil et lui donne d’autres inclinaisons, d’autres directions. Lachésis, c’est la pratique de la contingence, par rapport à ces deux dimensions de nécessité que sont les fatales dispositions et la mort. Lachésis bouge ce fil et au fond, nous sommes des praticiens dans la filiation de Lachésis !

 

Les Moires
Clotho Les fatales dispositions innées Nécessité
Lachésis La rencontre ! Urgence !
Atropos La mort Nécessité

 

Le devenir de l’origine, à venir…

Parfois, on ne peut pas résoudre le problème, mais on va donner au fil une direction différente. C’est là un aspect important qui passe par le temps de la rencontre, c’est-à-dire un temps 0, qui est l’instant décisif. Le temps 0 n’est le temps du début, mais c’est un temps 0 qui est toujours présent entre deux temps du temps.

L’origine n’est donc pas au commencement, mais se situe entre deux temps du temps. Dans un temps 0 qui fait césure, qui est une possibilité de changement, une possibilité de liberté. Ce temps 0 est l’instant décisif qui fait que l’origine de ce qui sera se situe entre deux temps du devenir. Ce temps 0 qui est le maintenant, qui est le temps présent, dont on peut toujours faire usage et la pratique clinique, est un dispositif particulier qui permet de faire usage du temps 0. Qu’il s’agisse des « praticiens des couloirs » ou des analystes, la scansion est justement une manière de mettre en jeu le temps 0 et de se dire que, dans l’instant, ce qui était n’est plus et ce qui sera n’est pas encore. Tout cela est un peu vertigineux, on peut tomber dans l’infini de Moebius et des possibles du temps 0, mais l’origine, c’est maintenant et pas au commencement.

Je viens d’ailleurs d’achever un livre, pour me désangoisser de mon vertige du temps 0 : L’origine à venir17. Il y a l’origine passée. Mais il y a aussi l’origine du temps 0 qui est, à mon avis, essentielle, de la pratique analytique, de la pratique de la contingence et de la rencontre, Le temps 0, qui débouche sur une origine à venir. En tous les cas, il s’agit de distinguer et mettre en contraste d’où l’on vient et ce que l’on devient. Cette question du devenir est particulièrement importante et on ne peut pas parler du temps comme d’une ligne du temps, mais des points temporels séparés les uns des autres, qui mettent en jeu une discontinuité, une série de discontinuités, laquelle offre une liberté possible, un espace pour une issue.

Jacques Borie avait une manière critique, à la fois extrêmement affectueuse et en même temps assez coupante, de jouer du temps 0, mais pas pour faire « comme si », car il était en réalité en train de le faire. Il avait un talent en tant que spécialiste du temps 0, pour lui donner une issue possible, sans rester rivé sur ce qui était. Il mettait en jeu ce qui pourrait être ou ce qui pourra être, dans l’instant même de la rencontre clinique. Je crois qu’il est important de le rappeler, de rappeler l’usage de la contingence qui était le sien, son usage de la surprise, son usage du temps 0, son usage du kairos, celui de la mise en jeu du temps au-delà de la répétition. C’était là son talent, à la fois dans la psychanalyse, mais aussi dans son contact et ses relations avec d’autres. Il était l’homme du temps 0, ce qui lui donnait la possibilité, dans la rencontre, d’ouvrir l’avenir, de le laisser s’inventer, de laisser le sujet l’invention de l’avenir.

Jacques Borie n’est plus. Il nous reste à nous orienter avec Jacques Borie, sans Jacques Borie, et c’est pour cela que Nicole Borie et Jacqueline Dhéret nous ont convoqués aujourd’hui. S’orienter avec Jacques sans Jacques, cela signifie inventer, inventer sans Jacques, comme Jacques aimait le faire, à partir de son stylo Bic, de ses petites feuilles avec quelques mots inscrits. Inventer sans Jacques, je reprends ce qui a été dit tout au début, en introduction : « au-delà des mots de la paroisse ».

C’est bien de se dire que, pour inventer, il ne s’agit pas de s’appuyer sur les mots de la paroisse. Voilà l’apport de Jacques Borie : accepter d’être désorienté pour s’orienter.

Texte oral établi par Alexandra Clerc, revu par Jean Christophe Contini, puis par l’auteur.

 

Notes: 

  1. Conférence donnée dans le cadre de la journée d’hommage à Jacques Borie, Lyon, 10 septembre 2022. Voir également François Ansermet, « Pour un usage du temps », dans Hebdo-Blog, no 288.
  2. Jacques Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 300.
  3. Antenne clinique romande. 
  4. « […] le réel en tant qu’il est l’impossible à supporter », Jacques Lacan, « Ouverture de la Section clinique », Ornicar n° 9, avril 1977, p. 7-14 (cité par Czermak, p. 11) ; repris par Jacques-Alain Miller dans « Encyclopédie », Ornicar n° 24, 1981, p. 44.
  5. François Ansermet, Jacques Borie, « Miser sur la contingence », dans Association du Champ Freudien (éd.), Pertinences de la psychanalyse appliquée : travaux de l’École Freudienne, Paris, Seuil, 2003, p. 174-180.
  6. « Il advint un jour que les propriétés de la vie furent suscitées dans la matière inanimée par l’action d’une force qu’on ne peut encore absolument pas se représenter », Sigmund Freud, « Au-delà du principe de plaisir » (1920), dans Essais de psychanalyse, Paris, « Petite bibliothèque », Payot et Rivages, 2001, p. 91.
  7. Friedjung Joseph K. (1909), « Que peut attendre la pédiatrie de la recherche psychanalytique ? », séance du 17 novembre 1909, dans Les premiers psychanalystes. Minutes de la Société psychanalytique de Vienne, vol. II, 1908-1910, Paris, NRF Gallimard, 1978.
  8. Jacques Lacan, « Conférences dans les Universités nord-américaines », Yale University, Kanzer Seminar, 24 novembre 1975, publié dans Scilicet, no 6/7, Paris, 1976, p. 18.
  9. Freud, « Psychanalyse et théorie de la libido » (1923), dans Résultats, idées, problèmes II, Paris, PUF, 1985, p. 72. Voir aussi : « J’estime que l’on ne doit pas faire de théories – elles doivent tomber à l’improviste dans votre maison, comme des hôtes qu’on n’avait pas invités, alors qu’on est occupé à l’examen des détails… », cité dans Sigmund Freud, Vue d’ensembledes névroses de transfert : un essai de métapsychologie, éditions bilingue d’un manuscrit retrouvé et édité par Ilse Grbich-Simitis ; traduit de l’allemand par Patrick Lacoste ; suivi des commentaires par Ilse Grubich-Simitis et par Patrick Lacoste, collection « Connaissance de l’inconscient » dirigée par Jean-Bertrand Pontalis, Paris, Gallimard, 1986, p. 113.
  10. Sigmund Freud, « Analyse d’une phobie chez un petit garçon de cinq ans », dans Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1973, p. 137.
  11. Jacques Lacan, « Conférence à Genève sur le symptôme (1975) », texte établi par JacquesAlain Miller, dans La Cause du désir, no 17, 2017, p. 7-24.
  12. Ibid., p. 10.
  13. Jacques Lacan, « Du réel en tant qu’impossible à supporter », ouverture de la section clinique, publié dans Ornicar, no 9, Paris, 1977.
  14. Jacques Lacan, « L’étourdit », dans Scilicet no 4, Paris, Seuil, 1973, p. 15 : « […] le sujet, qui, comme effet de signification, est réponse du réel ».
  15. François Ansermet, « Médecine et psychanalyse : éloge du malentendu », dans La Lettre mensuelle, no 167, 1998, p. 17-19.
  16. Jacques Lacan, « Le malentendu », 10 juin 1980, dans Ornicar, no 22-23, 1981, p. 12.
  17. François Ansermet, L’origine à venir, Paris, Odile Jacob, 2023.