Une journée d’étude de l’ASREEP-NLS. La psychanalyse au-delà de la santé mentale

Introduction

par François Ansermet, président de l’ASREEP-NLS

« Cette journée a pour projet de situer la psychanalyse dans le contexte actuel qui est celui de la santé mentale, en la positionnant comme un au-delà de la santé mentale. On est passé de la psychiatrie à la santé mentale. Ce n’est pas qu’une question de terminologie. La souffrance est privée, la santé est publique. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas une souffrance publique, une souffrance qui touche tout le monde. La question est de savoir comment articuler ces deux dimensions qui apparaissent dans une certaine mesure comme incommensurables. Pourtant, la psychanalyse offre justement un paradigme qui articule l’intime et le collectif. C’est toute la force de la psychanalyse de se situer à l’intersection entre le psychique et le collectif, entre l’intime et le politique. Avec une revendication intime, par exemple autour des biotechnologies, on peut mettre le feu à la société comme cela s’est produit dans le champ des demandes sociétales de procréation.

C’est une responsabilité de la psychanalyse, à mon avis, d’articuler l’intime et le collectif. C’est là qu’elle s’impose comme nécessité. Pour Freud, toute psychologie individuelle est aussi “d’emblée et simultanément” une psychologie collective1. Qu’est-ce qu’implique de dire “d’emblée” et “simultanément” ? Pourquoi a-t-il choisi ces deux termes ? Je mets cette question en exergue de notre journée, juste pour régler votre écoute par rapport aux débats qu’on va avoir.

Pour moi, c’est une spécificité de la psychanalyse que de pouvoir d’articuler l’intime et le collectif. C’est aussi là où elle se révèle nécessaire pour penser le contemporain. La psychanalyse comme une nécessité tant dans le champ politique que dans le champ de la clinique.

À mon avis, sans la psychanalyse, on n’arrive pas à aborder certains problèmes contemporains. On ne peut les aborder sans supposer qu’il y a un inconscient, sans supposer la dimension de la pulsion, sans tenir compte que tout cela se joue sous transfert tout en participant à la fois du malaise individuel et du malaise contemporain. La psychanalyse est en effet le lieu de la clinique, où s’articule l’un et le multiple, à partir de l’expérience de la singularité en tant que telle. Lacan, dans ses conférences à l’université de Yale, définissait la psychanalyse comme la dernière fleur de la médecine, la place où la clinique peut trouver refuge. C’est ainsi que dire la nécessité de la psychanalyse, c’est aussi dire la nécessité de la clinique.

C’est dire aussi que la psychanalyse doit se revisiter à la mesure des défis contemporains. Elle doit se réinventer toujours. Elle doit mettre ses concepts à l’épreuve des nouvelles occurrences de la clinique qui la convoquent parfois sur des thèmes au-delà de ses conceptions établies.

Pour cette journée, on a choisi quelques-uns de ces défis qui nous semblent heuristiques selon notre perspective :

  • La clinique transgenre
  • Le suicide assisté
  • La psychanalyse à l’ère du numérique

Ce moment de travail, pensé comme devant favoriser les réflexions et les échanges, pourrait ouvrir sur une série d’autres défis à traiter. »

Mathilde Morisod est venue témoigner de la clinique transgenre, de son exigence et de la position humble que le clinicien doit adopter face à celle-ci. Elle a raconté la création d’une consultation pédopsychiatrique dédiée aux patients mineurs, grâce à l’obtention de moyens financiers octroyés par la Direction générale du CHUV suite à une explosion des demandes de consultations pendant la période du COVID. Cette consultation travaille de façon multidisciplinaire avec différents spécialistes du CHUV, principalement avec les pédiatres et les endocrinologues, mais aussi, entre autres, avec les gynécologues, les chirurgiens, les ORL. Des réunions multidisciplinaires régulières permettent de discuter chaque situation et d’évaluer ensemble l’indication à des traitements médicamenteux d’affirmation de genre. L’équipe a choisi de nommer cette consultation spécialisée « Identités de genre » afin de laisser les choses ouvertes, au vu de la multitude des diversités de genre rencontrées chez les jeunes. Ces diversités nous amènent à explorer un nouveau vocabulaire ainsi qu’une grammaire encore inédite.

C’est une clinique du cas par cas qui doit orienter le clinicien : ainsi a-t-on apprécié la finesse avec laquelle Léna Monnier nous a parlé d’un travail de trois ans avec un jeune patient trans.

Anne Edan souligne ce qui rend la psychanalyse et la pratique à plusieurs « épars mésassortis » comme nécessaire dans la situation clinique dépliée par Léna Monnier et les contraintes concernant la pratique de Mathilde Morisod. Dans les enjeux, elle isole celui du semblant et de la vérité, mais aussi souligne que deux organisateurs souvent mis en avant dans la constitution du sujet : la différence des sexes et la différence des générations sont mis à mal. Par définition la différence des sexes est remise en question et la radicalité des affrontements entre génération questionne quant à la possibilité de rendre ce point dialectisable. Enfin, ce cas interroge également la place de l’objet du fantasme maternel plus que d’être un objet de désir, symptôme de désir du couple parental.

Les questions d’Anne Edan et de René Raggenbass ont permis de faire entendre que pour sortir d’une position d’expert, il s’agit à chaque fois, et ce n’est pas évident, de faire la lecture d’un dire, et de soutenir l’usage singulier par le sujet de sa position de jouissance. En effet, il s’agit d’abord de se repérer sur l’irréductible de la singularité, voire du malentendu dont il s’agit de tenir compte, d’utiliser de façon dynamique, comme l’a rappelé François Ansermet, qui occupe dans ce lieu clinique la place du superviseur. À ce propos, il Pas facile d’être une femme ni un homme… Si la question n’est simple pour personne, c’est une autre question qui surgit, celle de l’Autre, qui résonne quand le corps qui se donne à voir trahit le sujet. François Ansermet souligne que le psychanalyste n’est pas un expert en plus. Il est d’abord là pour se centrer sur la clinique, au cas par cas : une clinique sans a priori, disponible pour accueillir la position de chacun dans toute sa complexité.

Jérôme Fredouille, introduit par Thomas Rathelot comme en transition vers la psychanalyse lacanienne, nous a parlé de sa pratique de géronto-psychiatre aux HUG, et du suicide assisté.

Il est, dans l’hôpital gériatrique, en charge d’évaluer la capacité de discernement des patients âgés demandant une assistance au suicide. Il nous a rappelé comment fonctionne la loi suisse depuis 2018, dans le cadre de laquelle l’autonomie est privilégiée sur la bienfaisance, et où le partenariat se substitue au paternalisme.

La capacité de discernement est acquise a priori, sauf dans certains cas liés au jeune âge, à l’existence d’une déficience mentale, d’une ivresse ou d’autres causes semblables. L’évaluation de la capacité de discernement est obligatoire pour pouvoir demander l’assistance au suicide à l’hôpital. Il existe plusieurs échelles d’évaluation bien utiles, à la condition d’intégrer dans la réflexion clinique l’histoire singulière du patient. La décision est prise au terme d’une rencontre, voire deux, qui se déroulent dans la chambre du patient. La question de la demande d’assistance au suicide se pose différemment à l’hôpital, puisqu’il y a aussi l’équipe soignante, et que c’est dans la chambre du patient que viendra la personne d’Exit pour le geste à accomplir. Il nous présente alors des vignettes cliniques formidables, qui donnent une idée de la difficulté de faire avec ce qui n’a pas encore été réfléchi, ce qui reste impensé. Jérôme Fredouille reconnaît que la question de la disponibilité, de temps comme d’esprit, restait au cœur de son travail et rappelle à propos du temps à accorder au patient ce dire paradoxal de Lacan sur l’amour : « donner ce que l’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas ».

Thomas Rathelot interroge le vertige que nous avons tous entendu, de cette décision à prendre dans un temps si court. Il rappelle que Canguilhem proposait au psychiatre d’inventer une autre allure de la vie, et que le suicide assisté vient comme réponse là où il faudrait une question.

Mais le temps, est-ce vraiment important ? Ou n’est-ce pas qu’il y ait un interlocuteur ? Leslie Ponce interroge : « le suicide assisté serait un acte éclairé ? » Il rappelle aussi que le praticien essaie d’injecter du sens, là on lit plutôt quelque chose de la joui-sens.

La conversation se poursuit autour des représentations parfois effrayantes de la dépendance, autant de la part des patients que des soignants eux-mêmes. On a entendu dans ces vignettes cliniques l’amertume de ceux qui sont épuisés de la vie, mais aussi la charge affective de celui qui assume cette fonction d’évaluation. Se pose la question du sens de ce geste suicidaire, qui élimine quelqu’un de la vie, de la culpabilité ou de l’apaisement qu’il peut engendrer, et de ce qui parfois résonne comme un sacrifice.

Le troisième volet de cette journée passionnante donnait la parole à François Forestier et François Ansermet qui ont coécrit un livre : La Dévoration numérique, paru chez Odile Jacob en 2021. François Forestier détaille ce en quoi consiste le monde du numérique, des GAFAM aux NBIC. François Ansermet pose la question de ce que dit de nous ce monde dans lequel chacun se trouve pris dans une servitude volontaire à son insu, pris par le paradoxe d’une connexion isolante, où l’humain se retrouve comme absorbé, dévoré par le numérique. Il reprend le terme de transhumanisme, comme pouvant entrer en résonance avec trasumanar, terme utilisé par Dante dans le premier Chant de la Divine Comédie, qui porte l’idée d’outrepasser l’humain, de le dépasser, d’aller vers un au-delà de l’humain, jusqu’à un projet d’immortalité. Il cite aussi le mythe d’Érysichthon dans le Purgatoire de Dante, mais aussi dans les Métamorphoses d’Ovide, un personnage pris par une faim insatiable, qui ne cessait de croître, dévorant jusqu’à finir par avaler tous ses biens, et ceux de sa famille, jusqu’à se nourrir en s’autodévorant.

François Ansermet fait rebondir son interrogation en se demandant si c’est la machine qui est en train de devenir humaine. Il interroge la survenue de nos nouveaux dieux prothétiques comme l’annonçait Freud dans Malaise dans la civilisation. Quelle est la limite aujourd’hui entre le vivant et l’inanimé ? Sommes-nous à l’ère du triomphe de l’inanimé ? Ou allons-nous vers une nouvelle version du vivant ? Cette nouvelle réalité est-elle devenue fantasme, comme le dit Jacques-Alain Miller (CD 105 p. 28) ? Comment la psychanalyse peut-elle entrer en jeu pour incliner cette évolution du côté du vivant ?

Sandra Pax-Cisternas pose la question de la langue en ces termes :

« Pour la psychanalyse, la langue n’est pas toute. Elle ne peut pas tout dire de rapports sexuels. Dans la logique lacanienne, l’entrée dans le langage suppose une perte de jouissance. Dans le développement du livre La Dévoration numérique, ChatGPT est présenté comme un nouveau langage, un langage sans corps, sans Autre, sans perte. Un algorithme capable de tromper l’Autre. Alors, de quelle langue s’agit-il ? Est-elle capable de parasiter le langage ? À la lecture du livre et des articles de François Ansermet et François Forestier, j’extrais deux orientations pour y réfléchir : la question du langage et la pulsion de mort. “Le danger ne vient pas du numérique, mais de l’humain. Le transhumanisme veut vaincre la mort, celle-ci étant considérée comme une maladie, le transhumanisme veut transformer l’humain au-delà de ses limites, tout en limitant ce qui appartient au vivant, à l’humain.”   Pour moi, le danger est lorsque l’humain commence à penser comme les algorithmes, par probabilité et corrélation. »

François Forestier, passionné par ce qui va vite, démontre aussi bien l’utilité de la personnalisation des algorithmes pour trouver rapidement ce qu’on cherche. Mais il rappelle que nous pouvons éviter Instagram, Facebook, si nous ne voulons pas leur donner des données, et que l’œuvre de la technologie nous laisse faire ce qui nous plaît de ce qu’elle fait de nous.

Marc-Antoine Antille signale que ChatGPT est arrivé à une acmé, que seul l’ajout d’images et de vidéos dans le big data pourrait dépasser. Il y a donc une limitation de ChatGPT dans le réel. Il dresse un rapide historique de l’IA où il est question de mimèsis de l’intelligence humaine, sans intentionnalité ni interprétation. À sa question sur d’éventuelles aptitudes métalinguistiques de ChatGPT, il lui est répondu que non.

Patrick Pax aborde la question des moyens colossaux mis en œuvre par les géants du numérique (GAFA) dans le développement de l’intelligence artificielle (IA), ainsi que le contrôle exercé par ceux-ci. En Europe, il existe des initiatives pour encadrer le développement de l’IA d’un point de vue éthique, tandis que la Chine et les États-Unis adoptent une approche très libérale, probablement motivée par des intérêts économiques. Il souligne également la consommation énergétique excessive requise pour les applications de l’IA, ce qui soulève des questions environnementales, en plus des questions éthiques et sociétales.

Dans cet alphabet nouveau, NBIC, rappelle François Forestier, il manque une lettre, le H de l’humain. Or l’humain peut douter, peut avoir ou non rapport à la vérité, et il en appelle à un comité d’éthique planétaire, pour lui une évidence. Cette « Lettre H », François Ansermet rappelle qu’elle est pleine de trous, et que la seule chose que ne peut faire ChatGPT, c’est ce que l’analyste doit savoir faire : se taire.

La question de notre jeune collègue, Nazli Cogaltay, a conclu cette journée sur une ouverture : elle demandait qui des deux François (Ansermet et Forestier), de leur génération qui ne semble pas particulièrement fan de numérique, avait eu cette idée de travail, et ce qui les avait motivés. François Forestier a plaidé coupable, motivé par son souci de défendre la démocratie. Il a du reste accepté en réponse à la demande de Violaine Clément que cet entretien et sa photo soient partagés sur les réseaux, puisque c’est son libre arbitre. Et il a aussi accepté un entretien à venir, pour notre blog.

Conclusion de la journée La psychanalyse au-delà de la santé mentale

par Marc-Antoine Antille

« Le moment est venu de conclure cette magnifique journée et de remercier chaleureusement tous les intervenants et les discutants pour leurs contributions.

Il a été question :

  • de la clinique autour des identités de genre et de sa complexité ;
  • du suicide assisté et de la manière d’aborder en profondeur une telle demande sans se laisser happer par la pression d’avoir une décision à prendre dans l’urgence ;
  • des bouleversements consécutifs à l’IA et plus spécifiquement des vertiges suscités par l’arrivée de chatbots, de ChatGPT.

Cette journée nous montre qu’il est crucial d’avoir un regard sur le monde contemporain, sur le collectif, de pouvoir l’interpréter. Cela permet de situer les discours de nos patients, des sujets, face aux discours contemporains.

Le sujet advient à partir d’un manque à être, d’un désir, mais aussi à partir d’un monde qui lui préexiste et qui le façonne. Ce monde est un système de valeurs, d’idéaux, de lois et d’interdits, qui organisent un certain rapport au monde. Je est un autre, écrivait Arthur Rimbaud dans deux lettres datant de 1871.

Je conclurai en énonçant de manière non exhaustive certaines caractéristiques de notre monde contemporain.

Horizontalisation contemporaine du pouvoir et multiplication des NDP/systèmes de valeur

Nous vivons dans des sociétés démocratiques qui, depuis quelques dizaines d’années, horizontalisent leurs rapports de pouvoir, avec un renforcement relativement récent du droit et de l’expression des minorités, comme par exemple la/les communautés LGBT, l’écologisme, les descendants d’anciens colonisés.

Perte de repères : besoin de guidance existentielle ou parentale, dépathologisation en psychiatrie, auto-modèle/exacerbation narcissique

Le corollaire à cette horizontalisation des pouvoirs est un affaiblissement d’un modèle universalisant, du Nom-du-Père, une multiplication des modèles, des Noms-du-Père, avec, pour certains sujets, un besoin de guidance pour sortir, par exemple, d’une perplexité éducative, d’une tyrannie infantile ou d’une perplexité existentielle.

Un Nom-du-Père en valant un autre, on peut être tenté de se mettre en avant et d’exacerber son propre narcissisme. Le narcissisme peut à son tour être porté, amplifié par les nouvelles technologies, tels les réseaux sociaux ou nos moyens de communication très affûtés.

La multiplicité des modèles sociétaux entraîne aussi une dépathologisation de divers troubles psychiatriques, comme par exemple des pratiques sexuelles très diversifiées et sans limites, ou certaines formes de paranoïa considérées comme une opinion simplement différente du monde. Ainsi, tout le monde délire, tout le monde serait normal.

Toutefois, il y a aussi des effets apaisants de cette multiplication des NDP : assouplissement possible des instances surmoïques et ouverture à d’autres perceptions du monde.

Un dernier point concernant l’évolution de nos sociétés occidentales contemporaines, on observe un déclin du sentiment religieux et de ses pratiques, une autre déclinaison de la dévaluation du Nom-du-Père, mais aussi une augmentation des discours culpabilisateurs et alarmistes, comme les questions liées au climat ou aux minorités.

Influence du collectif et influence des individus sur le collectif

Le collectif peut influencer le sujet à plusieurs niveaux. En inhibant ou en désinhibant son comportement. En renforçant ou en réduisant l’impact de son Surmoi.

Le discours collectif est, dans ce sens, performatif. Il produit des effets tangibles, accentuant ou réduisant culpabilité, délire ou plus-de-jouir chez le sujet.

Soulignons aussi la possibilité d’une réciprocité : certains individus influencent le collectif (les grands hommes, les leaders (par exemple Elon Musk, Donald Trump, Barack Obama).

Ce sera tout pour aujourd’hui. »

*Journée d’étude : « La psychanalyse : au-delà de la santé mentale » (5 octobre, 2024).

 

Note:

  1.  « Dans la vie psychique de l’individu pris isolément, l’Autre intervient très régulièrement en tant que modèle, soutien et adversaire, et de ce fait la psychologie individuelle est aussi, d’emblée et simultanément, une psychologie sociale, en ce sens élargi mais parfaitement justifié », Freud S., « Psychologie des foules et analyse du moi (1921), Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981 ; Payot & Rivages (pour la présente édition), 2001, p. 137.