Chacun a rencontré son réel

Conversation avec Vessela Banova, le 12 octobre 2020, par Violaine Clément.

Violaine Clément : Merci à toi, chère Vessela, d’avoir accepté cette conversation pendant ce temps difficile pour nous parler de ce que tu as réussi à faire dans ton pays, et qui est un modèle pour nous. J’aimerais commencer par te demander plus généralement comment ça s’est passé pour toi ces derniers mois, en tant que directrice thérapeutique de l’association Enfant – Espace et en tant que psychanalyste, dans ton pays, la Bulgarie.

Vessela Banova : Il faut préciser que ma position est un peu particulière parce que j’ai travaillé comme directrice thérapeutique et que depuis le 22 septembre 2020, j’ai pris la direction à la suite du Docteur Lyubomir Zhupunov, qui en a été directeur depuis 2008 de l’association Enfant – Espace, une association à but non lucratif qui gère ce qu’on appelle des services sociaux, des centres résidentiels pour des enfants qui n’ont pas de parents. Nous avons aussi inventé des centres, ces dix dernières années pour accueillir la souffrance psychique des enfants et des adolescents. En Bulgarie, le secteur social offre un accueil spécifique à des enfants qui ont des besoins particuliers. Depuis ces créations, qui ont suivi le groupe du champ freudien, les repères cliniques qui nous orientent sont ceux de la clinique lacanienne. Ce n’est pas évident, puisqu’on est confronté à un surmoi social assez féroce, et de plus en plus, on exige que l’enfant soit évalué, standardisé. D’autre part, on a un héritage où la souffrance psychique est plutôt reconnue comme une débilité mentale, ou, maintenant, comme une délinquance. Tout notre effort est le travail clinique qui vise à accueillir la souffrance psychique des enfants dans les services sociaux que l’on gère. Ou au moins d’ouvrir un petit espace à la parole libre des enfants, comme disait Daniel Roy, la parole gratis. Mais aussi un grand souci de l’écoute du personnel ; ce sont presque toutes des femmes, éducateurs, psychologues, travailleurs sociaux, kinésithérapeutes… qui travaillent dans les 9 centres que gère l’Enfant – Espace.

VC : 9 centres ?

VB : Il y a 9 centres, situés dans la capitale Sofia, et à Roussé, ville du Danube, au nord-est de la Bulgarie, où notre collègue Bilyana Mechkunova, pédopsychiatre, a initié en 2001 la création du Centre de santé mentale Infanto Juvenile. Dans les 9 centres, travaillent 90 personnes. Certains sont très spécialisés et font partie de l’équipe thérapeutique Enfant-Espace, et d’autres pas du tout. Ça dépend de l’organisation de chaque centre, organisé par une loi qui a sa réglementation ; cette loi, auparavant d’assistance sociale, est maintenant une loi des services sociaux et détermine toute l’organisation, le personnel, les aides au travail etc… Il y a encore un régime de licences, on est très surveillés. Il y a donc tout un côté financier et administratif difficile à gérer, soumis à une réglementation et à une loi.

VC : C’est quelque chose qu’on connaît partout, mais qui chez vous est particulier. Ce qui m’a intéressée, c’est ce que tu as dit à Lyon quand tu as saisi comment les difficultés administratives étaient aussi prenantes, et rappelaient le fonctionnement de ton pays à l’époque communiste. Ce qui impressionne, c’est que tu aies réussi à créer autant de structures dans un tel cadre. Qu’est-ce qui t’a permis de lancer tout ça ?

VB : La rencontre entre nous, les Bulgares, et la psychanalyse lacanienne, s’est passée dans le champ social. Pendant des années, on a été accompagnés par des psychanalystes de Bordeaux, par le Centre Interdisciplinaire sur l’Enfant, par Judith Miller, et d’autres, dans notre effort pour organiser les soins de l’enfant à risque en Bulgarie. Avant de créer l’École psychanalytique, avant de commencer des analyses personnelles etc…, on était accompagnés dans l’effort d’accomplir le désir qui nous animait. On avait le désir de réformer les soins, on avait eu la chance d’être accompagnés par des psychanalystes lacaniens. C’est très particulier dans l’histoire du développement de la psychanalyse en Bulgarie. De 2002 à 2008, j’ai été vice-présidente d’un nouvel organisme créé par la Loi de la protection de l’enfant (2000), avec un rôle très important dans la mise en place d’un nouveau système de protection des enfants en Bulgarie, dont les services sociaux occupent une partie importante.

VC : Tu m’as aussi parlé de ton analyse personnelle qui t’a poussée à bouger, à aller très loin de chez toi. Avec ce Covid, c’est devenu plus compliqué, non ?

VB : Oui, durant les derniers 19 ans, je devais bouger, et c’est la période de notre histoire, la rencontre avec la psychanalyse lacanienne, et c’était très difficile pour nous tous, parce que le Covid a surpris chacun d’une façon très particulière. Ce n’était pas évident. Chacun était concerné différemment, On devait aborder certaines réponses ensemble. L’équipe thérapeutique, qui avait été créée à l’instigation de Bernard Seynhaeve, était très mobilisée par le Covid. Comme nos deux villes sont séparées par une distance de 350 km, pendant cette période, on a commencé à se parler online chaque lundi, et quelque chose s’est passé. C’était très important pour chacun de nous, qui a pu parler de la façon dont il rencontre les conséquences de l’isolement dans son travail, dans les rencontres avec les enfants, les parents, l’équipe et soi-même, et maintenant on continue à fonctionner ainsi. On a pu aussi écrire un petit texte pour transmettre notre expérience. Au début, ce n’était pas facile du tout. Pendant cette période, j’ai pu poursuivre mon analyse, et c’était crucial pour moi. J’ai pu, pendant les deux mois et demi, même plus, avoir des séances par téléphone. Ça m’a surprise, d’abord (rires)…

Après, on a organisé deux ou trois fois des séminaires online. Et là, il y a un texte de Florencia Shanahan qui raconte comment elle a, à deux reprises, eu des séances par Skype et par téléphone, avec son analyste, dans des moments très très durs pour elle. Pour moi, c’est très important, parce qu’on est dans une école pour partager une éthique, mais aussi des points de repère cliniques. D’autre part, il y a le choix de ne pas stigmatiser certains principes de notre travail. On se rend compte à quel point la participation du corps vivant, la rencontre des corps vivants, est très importante. Mais finalement, le Covid nous a surpris. Chacun a rencontré son réel, et les paroles que chacun a pu trouver pour parler de ce réel sont extrêmement différentes. Je peux dire que les séances téléphoniques que j’ai pu avoir, je peux les mettre sous la rubrique des inventions. Il y a eu plein d’inventions de chacun de nous, pendant cette période.

VC : Aussi bien les inventions de ton analyste que de chacun de tes collègues… L’invention, un des maîtres mots du CIEN. Tu as su accueillir toi aussi chacune de ces inventions singulières.

VB : Oui, et je peux dire que comme d’habitude, mon analyse, dans ce cas-là, les séances téléphoniques avec mon analyste, m’ont donné un appui pour tenir la place de celle qui anime et qui guide cette équipe thérapeutique.

VC : C’est magnifique, le discours analytique comme appui ! Tu as aussi été surprise par ce qui a permis de faire lien, la découverte qu’il existe une école, par l’offre de conférences zoom en anglais…

VB : Oui, chez nous, on organise des séminaires, et des rencontres interdisciplinaires pour l’Enfant, mais c’est très francophone. Une collègue psychologue traduit, depuis 15 ans. Elle fait une traduction magnifique, de français en bulgare, et inversement. Les dernières années, autour de la présidence de notre société, qui a été reprise par Evgeni Guentchev, puis par Dessislava Ivanova, qui sont anglophones, et par la pédopsychiatre Bilyana Mechkunova, qui est aussi anglophone, ils ont commencé à traduire beaucoup de textes de l’anglais en bulgare, même pour le séminaire qu’on a organisé. La plupart des plus jeunes membres de notre société sont anglophones, et ils ne pouvaient pas participer directement aux différentes activités. Ça se faisait par l’anglais ou par différents intermédiaires de la langue française, et la traduction en bulgare. Maintenant, certains collègues plus jeunes de notre société m’ont parlé de ça. Ils m’ont dit que, pour eux, toute cette période était absolument passionnante parce qu’ils ont pu participer directement aux séminaires de la société de Londres, ou de Iclo, et d’autres. Ils ont découvert le monde de la NLS…

VC : …dont la langue est la traduction… Pour découvrir ça, il fallait qu’ils passent par une autre langue. As-tu l’impression que paradoxalement, le Covid a donné un afflux supplémentaire de désir ?

VB : Oui, tu le dis très bien (rires)

VC : Cette générosité que tu as toujours manifestée, et qui a été soutenue par Judith Miller, Philippe Lacadée et d’autres, en faisant venir avec toi des collègues à nos congrès, a eu cet effet. Aujourd’hui, on a à apprendre de toi comment ce désir décidé a pu inventer avec les impondérables… Inventer grâce au Covid, une très bonne idée, non ? Notre blog s’appelle le virus de la psychanalyse, et cela me fait remarquer que tu as un côté assez viral, non ?

VB : Oui (rires), j’espère ! Je ne peux pas me rendre compte. Mais à un moment, j’ai compris que je ne pourrais peut-être pas réorganiser tout le système des soins pour des enfants en Bulgarie. Il y a plein de problèmes qui proviennent de cet « effort d’efficacité », cette volonté que tout soit évalué, standardisé etc… Mais dans toute cette dynamique, parce ces 20 dernières années, dans le champ social en Bulgarie, ça a été très dynamique, différentes personnes, différentes équipes ont rencontré le discours analytique lacanien, et ça leur a donné la possibilité d’une orientation clinique. Ils se sont accrochés à ça. Ça permet de survivre, de supporter les rencontres avec le réel, et même de soutenir l’intérêt clinique par la rencontre avec le réel, rencontre qui, sinon, nous écrase. Sans ça, les gens sont malheureux. On n’a peut-être pas pu faire des miracles, mais on a troué le discours de ce surmoi féroce aux commandes dans notre champ social. Je peux dire qu’on l’a parfois tellement troué que c’est devenu du gruyère (rires).

VC : Hier, une amie traductrice à Vlorë, en Albanie, Mimoza Deliu, a pu écouter par zoom la conférence de Gian Francesco Arzente, en italien, traduite en albanais, et en a été ravie… Elle avait aussi rencontré François et Anne Ansermet. La rencontre avec le discours analytique passe aussi par des personnes. En Albanie, où j’étais allée avec Olivier Clerc, on entendait aussi parler de miracles, parce que des enfants qu’on se mettait à écouter pouvaient retrouver l’usage de leur corps, se mettre à marcher alors qu’on les disait débiles, et ceux qui étaient paralysés se mettaient à marcher, ceux qu’on croyait sourds et muets à parler… Face à un discours débilitant, la psychanalyse, parce qu’elle croit dans la parole d’un sujet, donnait un espace, comme tu le disais. Et ce qui est vrai quand il n’y a rien l’est aussi quand il y a tout, et qu’il n’y a aucun espace pour la parole. Ce que tu fais nous intéresse, nous qui avons dans certains pays tous les réseaux qui déclarent les enfants HPI, Dys etc… sans leur offrir cet espace où ils peuvent prendre la parole. On aura la possibilité de travailler avec toi en cartel sur la manière dont les discours doivent toujours se renverser… Pendant ces derniers mois, avez-vous pu travailler en présentiel, ou par zoom ?

VB : C’était très spécial, parce que tous les services qu’on gère sont sous le chapeau du ministère social. Au début de la période d’isolement, nous avons tous reçu l’ordre de travailler online, même les kinésithérapeutes. Il y a eu panique dans tous les réseaux, parce qu’il a fallu que tous les psychologues, tous les professionnels soient disponibles immédiatement par Skype, par Zoom, par Facebook pour donner des consultations, pour aider les gens à se débrouiller avec leur angoisse et leur solitude. Il y avait une poussée très forte. Je peux dire que cette exigence très forte m’a dans un premier temps déstabilisée, en tant que responsable de tous ces organismes. Ce qui m’a déstabilisée, ce qui m’a donné la possibilité de me centrer, et de continuer ce travail, c’était l’équipe thérapeutique, qui lors de nos réunions du lundi, a permis de parler de tout ça. Milena Popova. a été surprise par le refus de certains parents de poursuivre les rencontres online ; ils disaient qu’ils étaient tellement débordés par les séances d’enseignement online de leurs enfants qu’ils n’avaient plus de temps. Elle a pu partager son soulagement  de saisir que certains parents n’avaient pas besoin d’elle en tant que psychologue pour se débrouiller avec leur responsabilité de parents durant cette période. On a pu comme ça souffler, on a pu respirer, se calmer. Par contre, dans d’autres cas, parents et enfants avaient besoin, et on a travaillé online. On a pu observer par exemple comment, pour certains adolescents psychotiques, cette manière de travailler était très favorable. D’autres ont refusé. C’était au cas par cas, mais l’orientation clinique était au cœur de l’équipe thérapeutique.

VC : Ce texte que vous avez écrit, il nous serait intéressant de le lire en français, pour faire savoir que ces inventions donnent déjà lieu à des enseignements. Ainsi Davide Pegoraro, qui a fait son témoignage de passe dimanche a-t-il lui aussi remarqué très tôt dans cette période le soulagement de certains enfants que le zoom protégeait du surmoi féroce de l’enseignant. Nous pourrons ainsi, plutôt que de créer de nouveaux principes, nous appuyer un peu sur ces petites inventions, pour souffler un peu, comme tu le dis joliment.

VB : Aujourd’hui, les surprises continuent. Ainsi ce matin, lors de la réunion de l’équipe, nous avons entendu parler de cette fille dont la mère a dit que tout allait très bien, qu’elle avait de très bonnes notes à l’école, que pour elle, tout marchait bien mieux. La semaine dernière, elle a repris les rencontres dans le centre. Elle était absolument débordée par l’imaginaire. Pendant le Covid, des histoires très cruelles, des vidéos de vampires circulaient, et pour cette fille très psychotique, qui n’a pas un voile, une frontière, une distance entre l’imaginaire et la réalité, c’était affreux. À sa première rencontre avec ma collègue Ana Ancheva de Rousse, elle a vraiment déchargé tout ça, dans son cabinet. Elle était surexcitée et débordée par l’imaginaire cruel de tous ces personnages, et surtout par ce personnage ni fille ni garçon, ni vivant ni mort, et qui habite à Londres, donc ! On continue d’apprendre de toute cette période et de ses conséquences pour certains sujets.

VC : Période passionnante pour autant qu’un gai savoir nous anime un peu. On peut facilement se laisser plomber par cette pulsion de mort qui agite tous les pays. Dans le vôtre, après la férocité des injonctions surmoïques, as-tu l’impression que votre travail a pu faire reconnaître son efficacité ? Accepte-t-on que vous puissiez faire un peu autrement ou faut-il toujours se battre ?

VB : On habite dans une époque où on est obligé de se battre tous les jours et tout le temps. Il n’y a pas de conquête garantie. Mais maintenant, autour de la nouvelle loi des services sociaux, on est très animés par la question des enfants avec souffrance psychique. Je peux dire que pour moi, vraiment, c’est quelque chose, parce que ce signifiant, « souffrance psychique », n’existait pas dans le discours social.

VC : Signifiant auquel fait écho « la parole gratis » de Daniel Roy. Toi, tu te bats avec la question de l’argent et des lois pour que l’enfant ait un droit à la parole gratis. Et toi, où trouves-tu la parole gratis ? L’analyse, ce n’est pas la parole gratis (rires)

VB : Dans les séances du lundi de l’équipe thérapeutique, parfois. Et puis je continue mes séances analytiques, ces deux dernières semaines. Pendant le Covid, au début, j’avais un espace comme ça, j’ai pu profiter un peu, mais maintenant…. On a aussi pu organiser un module du CIEN en présence avec Philippe Cousty, le week-end dernier, c’était très passionnant. Voilà ! Pas grand-chose…

VC : Tu m’as dit aussi que la rencontre avec Anne Béraud a été importante et a donné à voir quelque chose de notre École pour la passe. J’aime beaucoup ce pas grand-chose qui n’est pas rien, et qui est très courageux. Merci de nous transmettre ce désir vivant.