Claudia Iddan, conversation du 2 octobre 2020

Interview réalisée le 2 octobre 2020, par Violaine Clément.

Violaine Clément : Merci Claudia Iddan d’avoir accepté, à la suite de cette belle journée de Nouages avec l’ASREEP-NLS le 26 septembre, d’en dire un peu plus. J’ai bien aimé ce que tu m’as proposé, de continuer, ce que permet la conversation, de faire un S2 après le S1. Comment ça se passe pour toi dans ce pays, Israël, où les règles de confinement sont extrêmement sévères ?

Claudia Iddan : Bon, nous avons commencé une deuxième période de confinement, maintenant, et vraiment, la situation est bien difficile, parce que à toutes les règles très strictes de ce confinement s’ajoute une situation politique bien difficile. C’est un gouvernement qui n’arrive pas à vraiment gouverner, et c’est donc une catastrophe. La main droite fait autre chose que la main gauche, et c’est des disputes constantes entre les différents ministres. Il s’agit d’une coalition entre deux partis, c’est vraiment la paralysie, d’un côté…

VC : L’enregistrement s’est arrêté au moment où tu prononçais ce mot de paralysie…

CI : (Rires) Ça va ensemble, non ?

VC : Gouverner, c’est un des trois métiers impossibles, disait Freud, mais chez vous, c’est encore plus difficile ?

CI : Oui, il n’y a pas de ligne politique claire. Si tous les jours, tout change, c’est l’instabilité, et le malheur, le malaise. En plus, je pense que notre Premier Ministre sonne un peu comme un dictateur, il me semble que tout ce qu’il fait a tendance à rendre la situation pas seulement difficile, mais grave, parce qu’il fait tout pour reporter à l’infini le procès prévu pour juger des accusations de corruption portées contre lui.

VC : As-tu le droit dans ton pays de parler d’un dictateur ?

CI : C’est une très bonne question, on peut dire beaucoup de choses, mais je crois que ça ne va pas durer longtemps, parce qu’il y a tout un courant qui vise à censurer la liberté de parole, le droit de critiquer, de manière très forte. Par exemple, il y a un discours qui dit que toute critique est une manière de détruire le pays, le gouvernement. Nous sommes tout près, je pense, d’une censure totale de la parole. C’est bien difficile, et ça, pour moi, c’est triste, parce que je suis venue dans ce pays, de l’Argentine, où je sais de quoi il s’agit quand on parle de la dictature. Et maintenant, quand je vois qu’il y a des signes dans cette direction, pour moi, c’est bien difficile.

VC : C’est vrai aussi que notre entretien a lieu le jour où nous apprenons que Donald Trump lui-même a attrapé le Covid. Penses-tu qu’il y ait des pays où ce soit plus facile ?

CI : Non, je pense que partout, c’est la même chose. Je ne crois pas qu’il y ait des différences entre les pays, sinon la ligne politique que choisit chaque pays pour affronter la situation. C’est la seule différence. Il y a des choses programmées, avec des étapes, des pas différents. Il y a mieux que cette ligne pas claire, pas établie, qui change tout le temps. Trump, tu sais, il est vraiment stupide, il y a un autre mot pour le définir, mais bon…

VC : On peut dire que le Covid a mis au jour des choses que l’on pouvait auparavant ignorer.

CI : Oui c’est vrai, je pense que, comme tout moment critique, comme tout moment de crise, le Covid soulève les vrais problèmes qu’il y a sur place.

VC : Pour nous, dès le début de ces restrictions, on a décidé d’interviewer des membres de différents pays pour en entendre quelque chose. Toi, comme analyste, as-tu pu continuer à travailler, à recevoir, aussi bien pendant la première rupture, et comment fais-tu maintenant ?

CI : J’ai vu mes patients jusqu’au moment où les restrictions sont devenues très fortes. Et à partir de ce moment-là, j’ai essayé de maintenir un contact avec eux, soit par téléphone, ce que je préfère, soit par Zoom, ou par Skype… pour maintenir une sorte de lien avec les patients. Il y a des patients qui veulent le faire, et d’autres qui n’acceptent pas sans la présence des corps. Je les laisse décider, selon ce qu’ils préfèrent. Pour moi aussi, c’est absolument préférable de rencontrer les personnes, avec le support du corps. C’est bien différent.

VC : Arrives-tu à dire quelque chose de cette différence, qui a fait que dans notre champ, certains ont décidé de faire avec la technologie et d’autres pas ? Qui sont ceux qui ont pu continuer, est-ce encore de l’analyse ?

CI : Je ne sais pas si je peux formuler des conclusions sur ce point, mais j’ai pensé par exemple à la situation par rapport au silence (silence). Quelle est la différence entre le silence par téléphone et le silence qui se fait dans une séance, avec la présence ? Je crois que la différence est radicale, même s’il s’agit du même sujet, du silence. Mais par téléphone, on ne peut pas même l’imaginer, je crois… C’est comme si la question : tu es là, tu es là ? est tout le temps présente. Quand nous sommes en séance et qu’il y a un silence, nous savons qu’il y a une présence. Le support du corps est essentiel. Il y a une très grande différence entre les deux voies, les deux chemins.

VC : C’est cette différence que fait aussi Jacques-Alain Miller entre Silere, et tacere. Tu amènes cette idée de l’obligation qui nous est faite avec les moyens de communication de boucher ce trou, de ne pas laisser ce vide, ce qui fait que l’analysant ose interroger, alors que dans la séance, il se passe autre chose… As-tu vu ce qu’on pouvait faire ?

CI : Je pense qu’on peut le faire, il y a des effets, parfois très marqués. Il y a de vrais effets même dans cette situation. Je crois que la psychanalyse doit se mettre au rythme de l’époque, oui, à la hauteur de l’époque, exactement. On doit avoir une certaine flexibilité. Il y a des principes de la psychanalyse qui sont vraiment très importants, et qu’on ne peut pas effacer, mais en même temps, il y en a d’autres par rapport auxquels il faut maintenir une certaine flexibilité. Et je crois que les temps actuels exigent de nous de revoir certaines choses, de repenser certains principes, par exemple celui-ci. Refuser totalement le contact avec le patient, ou pas. C’est une question. Cela dépend aussi de la longueur de la période. C’est autre chose si la période est d’un mois ou deux, ou si c’est une période de 5 ou 6 mois, comme maintenant.

VC : Oui un mois ou deux, c’est des vacances, mais quand on sait que c’est des vacances, on sait que ça va se terminer. Là on ne savait pas. Ainsi cette patiente qui, avant une période de vacances, me demandait de ne pas me payer la séance pour être sûre de revenir, liée par la dette. (rires) Ce qui était difficile, c’était de ne pas savoir combien de temps ça allait durer. C’est aussi la question du temps. Est-ce que les séances étaient plus fatigantes pour toi, est-ce que cette présence demandait plus d’effort de ta part ? As-tu changé quelque chose dans le temps, la durée des séances, la périodicité, le rythme ?

CI : Je n’y ai pas réfléchi, peut-être des petits détails ont-ils changé, je trouve que c’est plus fatigant, c’est vrai, parce que cela exige une manière différente d’être, plus rigide peut-être, plus… Il y a quelque chose qui limite, c’est vrai, je dois peut-être prêter attention aux petits détails, et voir ce que je peux encore en dire. Par rapport au temps, je ne crois pas qu’il y ait une différence quant à la durée des séances, parfois, elles sont un peu plus longues… Je ne sais pas.

VC : Je me souviens de ce dit de Freud, je ne sais plus où, qui disait que s’il allongeait les patients, c’était aussi pour son confort personnel. C’est vrai que c’est assez difficile de rester sous le regard de quelqu’un qui observe tes réactions… On pourrait peut-être attraper là quelque chose d’un plus. Véronique Voruz raconte qu’après avoir tenté de boucher ce trou, de remplir les séances, elle a pu lâcher ça. C’est intéressant de devoir, sans être soumis à des standards, réinterroger sa pratique.

CI : Je pense que c’est une très bonne formulation, de ne pas s’attacher aux standards, mais de reformuler sa pratique. Je pense que c’est bien, on peut en tirer du profit.

VC : Le désir du psychanalyste est très interrogé durant cette période.

CI : Oui, c’est tout à fait ça.

VC : Et tu m’as dit clairement que tu as voulu continuer, que tu as, de façon active, lancé l’appel.

CI : Oui, j’ai relancé l’appel, et en même temps, j’ai laissé la décision, comme toujours, dans leurs mains. Je ne crois pas que le désir du psychanalyste et sa place vont être diminués de la valeur que leur donne la psychanalyse par le fait d’être actif. Il y a des fois, des moments où l’analyste doit être très actif.

VC : Oui, y mettre du sien.

CI : Et je trouve que nous sommes dans un moment comme cela, qu’il faut vraiment s’y mettre.

VC : On peut saisir cette chance : la psychanalyse n’a jamais grandi que dans l’adversité.

CI : Exact. De la même façon que l’analyste a l’obligation de faire tout ce qu’il peut pour maintenir la liberté de la parole, de la même façon, je crois que, dans certaines circonstances, dans certains moments, il faut s’y mettre de façon active. C’est le même rôle. C’est une certaine obligation d’être active, comment dire ça, je crois qu’il me manque quelque chose pour relier tout ce que j’essaie de dire. Je crois que c’est le même rôle, celui de maintenir la liberté de la parole, comme celui, dans une situation adverse, celui de maintenir la possibilité de la liberté de la parole dans la psychanalyse.

VC : C’est ce que j’essayais de dire avec Silet, un silence actif, d’une attente, d’une promesse, alors que Tacet a quelque chose d’un refus, d’un mur. Le psychanalyste est « obligé » par son dire et son désir. Il ne traite pas les gens, il est responsable de la parole.

CI : Oui, la liberté et la responsabilité, je suis d’accord.

VC : Que veux-tu dire à notre École, aux collègues mais aussi à tous ceux qui ont envie de savoir ?

CI : Une chose qui m’a frappée, et qui est dans le texte que j’ai essayé de vous présenter1, c’est l’idée de la fraternité. J’aime cette idée, qui m’a fait beaucoup réfléchir. Et je crois que maintenir la liberté de la parole, et aussi la responsabilité, comme tu l’as dit, c’est une partie de cette fraternité.

VC : Jacques-Alain Miller parlait d’une fraternité discrète. Dans ton texte, j’entendais aussi une sororité. Fraternité fait résonner la horde des frères. Aujourd’hui dans le temps d’un combat féministe, accepterais-tu l’idée qu’entre les psychanalystes, il y aurait plutôt de la sororité que de la fraternité ?

CI : Je trouve que le mot fraternité a une ampleur que je pense meilleure. Il ne s’agit pas d’une fraternité au niveau d’une position sexuelle, c’est une fraternité du point de vue de la présence, être là pour faire résonner la parole. Soutenir cela.

VC : Analystes et analysants, nous sommes du même côté, fils de la parole. Mais avec le tout dernier enseignement, avec la position féminine chez l’analyste, quelque chose de la sororité pourrait advenir de nouveau, de moins fratricide. Dans la sororité, il y a l’idée d’un manque, tout le temps.

CI : Chacun est pas-tout.

VC : Ok, je pense que toi et moi avons la même idée, seulement je la définis par rapport à la résonnance, parce que pour moi, c’est ça qui implique une position féminine. Et donc, il n’est pas nécessaire d’être des sœurs pour cela. Moi dans la résonnance des frères, j’entends avec Lacan la frérocité, et ça m’effraie.

CI : Oui, c’est bien, ça !

Merci de m’avoir donné cette possibilité de dialoguer un peu. C’est quelque chose qui m’a vraiment manqué pendant la journée. J’ai voulu vous rencontrer, j’étais très heureuse à cette idée, j’ai de très beaux souvenirs des rencontres précédentes. La situation était difficile, parce que je n’ai rien vu, toute la scène était une sorte de tache, et je n’ai pas beaucoup entendu. Je n’ai pas pu dialoguer, donc le faire avec toi, c’était la chance de mettre un S2 après le S1 de cette journée.

VC : C’est vrai que la partie la plus intéressant des colloques, des congrès, c’est l’entre-deux, les pauses, les rencontres. C’est aussi pour ça que j’ai voulu t’interviewer. C’est ça que j’appelle la sororité, et qu’on appelle aussi l’affectio societatis. C’est ça qui compte, et qui m’a fait tenir durant ce temps si dur. C’est ça aussi notre École, de réseaux, d’amitiés aussi bien. Je trouve aussi très courageux de ta part d’accepter de parler en français…

Tu es vraiment une intellectuelle, et c’est pourquoi ce mathème qui m’a intriguée, c’est celui qui va illustrer notre conversation.

 

Notes :

  1. Lors de la journée Nouages du 26 septembre 2020.