Entre Charybde1 et Scylla

La magicienne Circé empoisonne les compagnons d'Ulysse Alessandro Allori, 1580

20ème jour de confinement, partie 2

Dès l’annonce de la fermeture des écoles, certains impatients se sont agités dans la mise en place de programmes, de plans d’action, de multiplications de groupes permettant le contact avec les élèves pour leur donner de quoi s’occuper, pour éviter tout manque, toute vacance dans la routine scolaire, pour boucher le trou. Comme si l’idée même de la nécessité de l’école, du programme, devait être restaurée au plus vite. Ont-ils oublié que l’école, en grec, se dit scholè, et qu’en latin c’est aussi l’otium, le temps dont on devrait disposer à loisir.

Leur crainte d’être pris pour des « glandeurs »2 (le terme a circulé), le désir de chacun de bien faire, de tout faire, de tout remettre à sa place, pour combler ce vide, a eu un premier effet ironique : les plateformes n’ont pas soutenu l’assaut. On ne pouvait plus rien faire, retour au Charybde de l’ennui. Quel Witz !

Sagement, alors que Circé conseillait à Ulysse3, s’il échappait aux Sirènes, d’éviter les deux monstres de Messine, et lui proposait de naviguer vite, pour fuir le danger, les autorités scolaires ont dû adresser un message à tous les enseignants, les enjoignant de ne pas se précipiter, tête baissée, mais de faire preuve de bon sens. Il s’agissait de garder le calme dans la tempête, de tenir le cap, alors qu’on naviguait entre Charybde et Scylla, deux monstres aussi effroyables l’une4 que l’autre. Circé a averti Ulysse qu’il allait perdre six compagnons. Pour sauver des vies, nous assène-t-on, il faut rester chez soi. Heim, home… Hum ! Paroles de gens heureux : imagine-t-on Ulysse heureux confiné à Ithaque ? Là encore, en regardant les images des camps de réfugiés, on ne peut qu’avoir honte d’avoir un chez-soi, et de s’y sentir si bien, entouré de ses livres. Dans ce temps de tempête qui nous envahit par les images, par les médias, par les annonces chiffrées, pourquoi est-ce si difficile au parlêtre5 de revenir à cet état de patience, qui n’a rien à voir avec la passivité ?

L’impatience, masque de l’angoisse, prend plusieurs formes. Ainsi pour J. qui, ne supportant plus d’être confiné, après avoir jeté son ordinateur par la fenêtre, se jette lui aussi… du troisième étage. On peut vouloir (pouvoir est moins sûr) se jeter dans les bras de Morphée, croyant échapper à la réalité, sans éviter pourtant, chaque matin, la surprise du retour du même… Les Chrétiens entrent dans quelques jours dans le temps de la Passion, commémorant le fils de Dieu devenu pour un temps un homme mortel. D’autres encore comptent (les morts), bientôt, peut-être, les guérisons, analysent les courbes, s’occupant à donner un sens mathématique à l’existence, continuant à inventer des algorithmes, boules de cristal avec lesquelles rendre l’avenir moins incertain. Certains trouvent un refuge dans la beauté, dernier rempart devant l’horreur.Mais de tous ces modes de résistance, je dois dire que mon préféré est sans conteste le goût du rire. « Un mot d’esprit n’est pas beau »6 disait Lacan, mais il permet de nouer le lien social. Que n’a-t-on pas vu fleurir récemment sur les réseaux sociaux comme horreurs délicieuses, de ces bons mots, de ces Witz qui nous rendent à la fois un peu honteux de rire, mais aussi un peu plus joyeux de rire avec d’autres ? Ils font exister un autre, pas n’importe qui, avec lequel on puisse rire de tout…

Ma mère, qui aimait rire, le justifiait ainsi : « Une journée sans rire est une journée perdue. » Parce qu’il ne suffit pas de survivre, encore faut-il vivre bien…

 

* Image: La magicienne Circé empoisonne les compagnons d’Ulysse, Alessandro Allori, 1580. Wikimedia Commons.

Notes :

  1. Qui signifie : trou de mort
  2. Le glandeur est bien le porcher qui mènes ses porcs aux glands… On pense bien sûr aux compagnons d’Ulysse transformés en cochons…
  3. Odyssée, chant XII, vers 36-311
  4. Oui, ces monstres sont au féminin, comme souvent chez les Grecs, qui craignaient les femmes, à raison !
  5. Lacan, Jacques, « Joyce le symptôme II », dans Joyce avec Lacan, Paris, Navarin, 1987 L’homme « vit de l’être […] : d’où mon expression de parlêtre qui se substituera à l’ics de Freud ».
  6. Lacan J., L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre, op. cit., leçon du 19 avril 1977.