Le bourgeois gentilhomme de Novosibirsk

Conversation avec Aleksander Fedchuk, par Violaine Clément. 20 mars 2021, 14h Suisse, 20h Russie.

Aleksander Fedchuk : Si vous pouvez parler plus lentement… je vais essayer de parler plus vite…

Violaine Clément : Non, ça me va que vous parliez lentement, parce que je vais transcrire, c’est moi qui vais essayer de contrôler mon débit. J’avais l’idée de cette conversation en présentiel, depuis que nous avons appris que vous seriez avec nous pour le séminaire Nouages, qui n’a pas pu avoir lieu en présence à Lausanne ; je vous remercie donc d’avoir accepté de le faire par zoom. Votre texte1 à Lausanne, je l’ai trouvé formidable, parce que c’est très rare d’entendre un exposé dans lequel le tout dernier Lacan est ainsi mis en valeur, avec des interprétations qui font sonner les coupures, et que vous puissiez en outre expliquer si bien. Pourrait-on dire que le fait même que le français ne soit pas votre langue maternelle vous a permis, voire imposé, de resserrer ce que vous vouliez transmettre ? Vous ne vous perdez pas avec les signifiants blabla…

A.F. : Je ne sais pas. Pour moi, la préparation de ce cas clinique a été vraiment surprenante, ça m’a beaucoup surpris. C’est quand je vous ai raconté tout ça que j’ai compris moi-même que j’avais fait quelque chose dans le sens du dernier Lacan. Je ne l’ai compris qu’en vous le racontant. On pourrait dire que j’ai parlé en prose sans le savoir…

V.C. Vous êtes un bourgeois gentilhomme, on est dans Molière.

A.F. :  Ah oui, merci (rires) ! Pour moi, le tout dernier Lacan, je ne sens pas que j’aie vraiment compris quelque chose qui serait de la théorie. Par exemple, mes collègues plus jeunes, ici, me demandent de leur expliquer le dernier Lacan. Je ne peux rien en dire. La seule chose que j’aie réussi à articuler, pour le moment, c’est ce cas clinique.

V.C. : Vous dites que vous n’avez rien à dire, mais peut-être quelque chose à transmettre : ça passe par le rire, par un effet, par des affects, un signe, un son, un grognement, et on ne peut pas savoir à l’avance, sinon, c’est du pipeau, du vent…

A.F. : Oui. Le rire indique souvent que quelque chose s’est passé. Et au contraire, le rire peut devenir une intervention. Quand je faisais mon master à Paris VIII, j’ai présenté une petite vignette où j’ai un petit rire qui est sorti comme ça… Je n’ai pas réussi à le retenir. Donc ma patiente qui était martyre, commence à m’expliquer comment il est compliqué d’être une femme après quarante ans. Au bout d’un moment, je ne réussis pas à retenir ce petit rire, ce qui n’est pas poli, c’est n’importe quoi. Après coup, cela est devenu une interprétation, puisqu’elle a lié ça avec le signifiant martyr.

V.C. : Magnifique, cette interprétation qu’elle fait, sans quoi vous auriez pu la perdre longtemps…

A.F. : Je ne sais pas, mais ce petit ris, ce petit rire, (rire), l’a rendue tout d’abord furieuse. À la porte, elle s’est retournée vers moi et m’a demandé si les patients ne voulaient pas parfois me tuer. J’étais complètement embarrassé par ça. Mais elle est revenue la fois suivante et m’a demandé : c’était quoi ? Et je lui ai répondu, si je ne me trompe pas, c’était la martyre qui venait… Et elle a commencé à rire ! Et puis, cela lui a permis de se décoller de ce signifiant.

V.C. : Le rire est communicatif, là ! Il a quand même fallu la coupure de la séance, furieuse, pour qu’elle revienne avec le rire.

A.F. : Oui, c’est ça… Rire, je ne sais pas si c’est vraiment important, mais quand j’ai présenté ce cas, à Lausanne, c’était le premier cas que je présentais de façon sérieuse. Parce qu’habituellement, tout le monde rigole souvent quand je présente un cas. Même quand j’ai présenté mon dernier cas à l’atelier de Saint-Pétersbourg, Bernard Seynhaeve, étonné, m’a demandé pourquoi je faisais ça, pourquoi tout le monde riait. Je lui ai dit que c’était peut-être ma façon de traiter ma propre angoisse, en étant devant un auditoire. Parce que quand tu présentes un cas, c’est toujours une situation vulnérable.

V.C. : Quand on présente un cas, c’est aussi soi-même qu’on présente, et on est alors tout nu. Tout le monde voit bien ce qu’on n’avait pas encore vu. C’est ce que vous dites, que vous avez compris en nous présentant, à notre adresse, quelque chose que vous n’auriez peut-être pas trouvé si évident en le travaillant seul dans votre coin.

A.F. : Exactement, et si je fais rire l’auditoire, c’est un peu comme si je contrôle la situation (rire).

V.C. Mais je lis aussi ce que vous dites avec ce que Lacan nous disait, qu’il était taquin, qu’il aimait rire, mais qu’il n’en avait pas si souvent l’occasion. Le psychanalyste fait peut-être le saint, mais n’a pas souvent l’occasion de rire avec les collègues. Or vous ne reculez pas devant le comique… Mais vous qui habitez si loin, à Nijni Novgorod, non ?

A.F. : (rire) Ah non…

V.C. : Ah non, je suis si nulle en géographie, Novossibirsk, c’est ça ?

A.F. : Vous avez trouvé un signifiant, c’est nouveau, Novgorod, c’est la ville nouvelle, Novosibirsk, c’est la ville nouvelle en Sibérie. C’est très proche, mais il y a presque 4000 km entre les deux.

V.C. : Comment ça se passe chez vous ?

A.F. : Vous parlez du confinement ? Ça fait déjà plus d’un an que je ne fais pas mon analyse, et ça me manque, ça, me manque… et les contrôles aussi. Donc je discute les cas avec les collègues avec qui je fais habituellement des contrôles, mais ce n’est pas un vrai contrôle, parce que par Skype… mais c’est quelque chose quand même, qui me soutient. Parce qu’ici, à Novossibirsk, je suis seul membre de l’École, les collègues les plus proches, avec qui je pourrais discuter mes cas se trouvent géographiquement à Moscou, à 4000 km, et à Saint Pétersbourg, donc…

V.C. : Vous êtes comme le Petit Prince, à mille milles de toute terre habitée… (rire)

A.F. : Quand même, ça me soutient beaucoup, de discuter les cas. Avant de présenter le cas que j’ai proposé pour Nouages, je l’ai discuté avec mon contrôleur. Et à propos du confinement, d’abord, c’était vraiment très strict, j’ai même été arrêté dans un parc alors que je faisais de la course à pied. Bon, ce n’étais pas vraiment une arrestation, mais un entretien avec un policier… Mais pour l’instant, par exemple, tout le monde s’en fout, tout le monde fait ce qu’il veut. Ainsi tous les restaurants, tous les théâtres, tous les cinémas sont ouverts, mais il faut garder la distance d’un mètre cinquante. Donc dans les cinémas, il faut une place vide entre deux places occupées… En Russie, même si les règles sont strictes, ça se compense par le fait qu’il n’est pas nécessaire de les suivre.

V.C. : C’est un peu l’inverse chez nous, où les lois ne sont pas très strictes, mais vous avez intérêt à les suivre… Même si ce n’est pas dit. C’est une affaire assez étrange, ces confinements, et la blague qui circule en ce moment n’a rien de rassurant, qui dit : au dixième confinement, vous aurez droit à un confinement gratuit ! (rire) Vous arrivez à partager votre rire avec d’autres, ce dont Lacan se plaignait en disant que c’était rare ?

A.F. : Il me semble que dans la situation actuelle, pour les Russes, c’est plutôt l’humour du condamné à mort. Vous savez, la blague de Freud… Si vous suivez notre situation, c’est plutôt le régime qui glisse… dans une direction différente de celle du libéralisme. C’est triste, mais ça nous fait rire, ça nous fait faire des blagues… Mais il ne faudrait peut-être pas publier ça… Un jour, j’ai donné une interview par téléphone pour un journal fédéral, c’était l’époque du Bataclan à Paris, de Charlie Hebdo, c’est au temps où j’étais là, à Paris. Le journaliste m’a dit qu’avant de corriger le texte de l’interview, les rédacteurs y avaient trouvé des signes qui pourraient être considérés comme des appels à la révolte contre le pouvoir. J’avais parlé du Bataclan et de Charlie Hebdo, et un peu de la propagande. Mais comment ?

V.C. Mais alors, si on ne peut pas parler de ça, on ne peut rien dire… Il y a en France un courant de crainte, par exemple chez les enseignants, qui me demandent de poster des choses sur mon mur, parce qu’ils n’osent pas sur le leur… Sans cette possibilité de rire, pas de dire… Sans dire, pas de psychanalyse ! Risquez-vous quelque chose dans votre pays si c’est publié ailleurs ?

A.F. : Je ne suis pas sûr… être prudent, c’est plutôt l’habitude de celui qui est né à URSS, voilà ! Il est très compliqué de s’en séparer.

V.C. : Cette collègue (Claudia Iddan), d’Israël, m’a parlé de la politique de son pays avec beaucoup de courage, la mettant en lien avec le danger qu’elle avait vécu, avec sa famille, en Argentine, et qui lui avait fait fuir son pays, avec ses parents. Il n’y a pas de psychanalyse sans…

A.F. : … sans liberté de dire…

V.C. : Oui, et je voulais dire aussi sans un état de droit. Parfois, à ne pas vouloir se servir de ce droit à dire, on participe aussi de ce glissement dont vous parliez.

A.F. : Oui, glissement, c’était le mot que je cherchais…

V.C. : C’est un mot terrible, qu’on utilise chez nous dans les homes pour les personnes âges, quand, surtout avec les restrictions actuelles, elles se laissent glisser vers la mort… Le rire pourrait être un de ces accrochages possibles pour aller contre ce glissement. C’est un peu de réveil, de décalage. Votre humour s’entendait très bien dans cette présentation de cas.

A.F. : Vous avez aperçu ça dans ma présentation ?

V.C. : Oui, je me suis dit que vous deviez être drôle… Comme le disait Lacan à Bordeaux, quand ça rit, ça rate et ça rêve… Ces trois R, ça ne marche pas en russe, bien sûr…

A.F. : Pour moi, le rire est quelque chose d’étonnant, d’énigmatique. Parfois c’est quelque chose de stupide ou de hors-sens qui fait un effet dans le corps. J’ai lu ce que Freud écrivait de l’humour, du mot d’esprit et du comique. Mais je ne comprends toujours pas, et ne peux pas expliquer, ce qui, dans cette plaisanterie, me fait rire. Celui qui rit quand on lui montre un doigt, et puis un deuxième. Mais pourquoi ce rire ? Il n’y a aucun sens entre un doigt et un deuxième… En russe, il y a une expression qui désigne cette tendance à traiter le monde à la manière humoristique. « C’est celui qui va rire dès que tu lui montres un doigt. » Ça n’a aucun sens, ce n’est pas de l’humour, ça ne débarrasse pas de l’angoisse, ça ne fait pas choir l’image grandiose de l’Autre, ce n’est pas le comique, ni le mot d’esprit. Mais alors, c’est quoi ? De l’ironie ? Je ne sais pas… Je pense à une histoire drôle que raconte un fameux humoriste russe : pendant la deuxième guerre mondiale, il faisait la guerre contre le Allemands, et en mission de reconnaissance, son groupe rencontre tout à coup un groupe d’Allemands. Surprise, c’est la vie et la mort… ils se cachent des deux côtés de la route. Mais un Allemand a perdu la tête, et s’est caché avec les Russes. Alors les Russes le prennent et le jettent de l’autre côté de la route. Mais au moment où il se trouve dans l’air, il pète. Tout le monde tombe de rire. Au lieu de se tuer, ils ont commencé à rire, et puis, tout le monde s’est retiré, petit à petit. La guerre n’a pas eu lieu. Qu’est-ce qui s’est passé ? Était-ce le phallus ?

V.C. : C’est un fait que l’humour du pétomane se passe de la langue, c’est aussi ce qui fait de l’effet avec les petits enfants. Lacan disait qu’il fallait être de la même paroisse pour rire ensemble. Mais ça ne fait pas rire tout le monde…

A.F. : Et ça a aussi l’effet inverse : si nous rions de la même chose, alors nous sommes de la même paroisse, ça nous fait pareils, ça fait lien.

V.C. : Rire ensemble fait en effet dégonfler l’angoisse, et ça fait aussi exister un autre, dont on peut rire. C’est ce qui fait que l’humour a un lien avec quelque chose qui passe… Pour que le rire passe, parfois c’est plus facile sans la langue. Vous avez parlé à la fin de la journée à Lausanne de Charlie Chaplin… Est-ce que ça a à voir avec le dernier enseignement ?

A.F. : Je ne suis pas sûr de ça, mais il me semble que si le rire a un lien avec le dernier Lacan, c’est que ce n’est pas seulement un plaisir intellectuel, ça implique le corps. C’est ça, le réel y est impliqué, même si le comique, c’est le niveau imaginaire, mais quand même, le corps y est impliqué. Pour le mot d’esprit aussi, qui est du symbolique, quand vous commencez à rire, le corps est impliqué. Ainsi quand avec mon fils, nous regardons la télé, une émission humoristique pour les adultes, par exemple, un humour politique, compliqué à comprendre, très subtil, et que je commence à rire, lui se met à rire aussi. Je sais bien qu’il n’a rien compris, et je lui demande ce qui le fait rire. Il me dit qu’il rit de ça, mais je sais qu’il n’a pas compris, à cinq ans, c’est impossible qu’il comprenne, mais il rit. Qu’est-ce que c’est ? La contamination ? Le corps est impliqué.

V.C. :  Comme pour le virus, ça passe d’un corps à l’autre. C’est viral… Faire rire, c’est aussi séduisant, et votre petit garçon qui rit avec vous vous accompagne… C’est une preuve d’amour, non ?

A.F. : Oui, là il a 18 ans, et il cherche toujours à faire de l’humour dans son collège ! (pause)

Oui ! C’est bien dit ! Quelque chose passe d’un corps à l’autre… Je me souviens d’un garçon bulgare avec qui j’ai travaillé à Paris. Il refusait de parler français et bulgare, et ne parlait que le roumain, langue de sa mère, que je ne comprenais pas. Son beau-père bulgare le tabassait, lui refusait cette langue. Le travail avec lui a pu se faire grâce à « la motérialité de la voix » : les petits grognements, les interjections etc. D’abord il a dit quelques mots en français en se plaignant, que son père ne le prenait pas en Bulgarie, et j’ai fait : mmm ! Puis il a passé au roumain, et je ne comprenais rien. Mais à la fin de chaque phrase rythmique, je faisais un petit grognement approuvant. C’est tout à fait bizarre, mais après quinze minutes, il pleurait sur mon épaule, le transfert était enclenché.

V.C. : Heureusement que vous ne connaissiez pas sa langue !

A.F. : Plus tard, il m’a aussi montré sa source de chocolat et de cigarettes. Il m’a amené un jour, dans un campement de gitans à Paris pour que je fasse connaissance avec ses amis gitans !

V.C. : Cela fait penser à Maria Cristina Aguirre qui a reçu pendant une année une jeune fille qui ne parlait pas. Il faut trouver quelque chose contre le transfert, quelque chose qui fasse obstacle. Ce petit mmm, que vous faites aussi maintenant, ça ne marche pas avec tous…

A.F. : C’est un fait que tous les analysants de Vous-savez-qui font ce truc, mmm, (rire)… Le tic comme trait d’identification.

V.C. : Les psychanalyses sont pleins de tics ! On peut reconnaître les familles d’analystes à ces traits d’identification, qu’il s’agit encore de singulariser. C’est encore tout un chemin… Pourrait-on arrêter là ? Voulez-vous dire quelque chose ?

A.F. : Je voudrais vous demander avez-vous entendu dans cet entretien quelque chose que vous aviez voulu y entendre en me le proposant ?

V.C. : Vous m’avez fait rire ! Mon pari est donc réussi. Je fais le pari que quelque chose a passé, mais je ne sais pas si ça passera par l’écriture.

A.F. : J’ai eu une idée que je vous propose : en pointant le thème du rire et la psychanalyse, j’aimerais vous faire lire mon texte sur mon entrée en analyse, parce que quand je l’ai présenté à Saint Pétersbourg, tout le monde tombait de sa chaise (rire) ! Ce qui m’intéresse, c’est que ça devient rigolo après coup. Sur le moment, ce n’est pas du tout rigolo, c’est angoissant, c’est compliqué, mais quand on commence à le raconter à l’autre, ça fait rire. C’est pour moi une énigme. Je peux vous l’envoyer.

V.C. : Oui, et on pourrait aussi le publier, en complément formidable à cet entretien, comme un cadeau. J’avais entendu dire (c’est de Jacques-Alain Miller, du reste), qu’une analyse permet de transformer une tragédie en une simple comédie. Dans ce que vous dépliez là, ce qui fait le tragique est aussi énigmatique que ce qui fait que c’est comique.

A.F. : Oui, même s’il y a des explications, ainsi celle de Kant, de détendre, de réduire la tension à néant. Ça se dégonfle, ça fait rire, oui… mais pourquoi ?

V.C. : J’entendais ce matin Anna Aromi2 dire qu’il faut être un peu fou pour continuer à chercher pourquoi… On entend bien ça chez vous.

A.F. : Je suis assez fou, c’est vrai.

V.C. : Mais heureusement, ça vous fait faire un pas de plus, et vous nous direz ce que vous aurez trouvé.

AF : Oui, d’accord, je vous le promets (rire).

V.C. : On arrête ici ?

AF : D’accord. Merci de votre invitation !

V.C. : Merci à vous !

 

Notes :

  1. Fedchuk, Aleksander. Une tasse de thé trop remplie.
  2. Invitée par Rosa Elena Manzetti à l’Antenne clinique de Turin, sur le Séminaire IX, L’identification