Le spermatozoïde et la sirène

Conversation avec Pierandré Boo par Violaine Clément.

Violaine Clément : Cher Pierandré Boo, chère Greta Gratos1, Je dois vous dire que la grand-mère que je suis est tombée amoureuse de vous, sous les deux espèces, Pierandré et Greta.

Pierandré Boo : J’en suis ravi.

VC : Vous êtes extrêmement séduisant, vous vous en rendez compte ?

PB : Ben oui, oui, … mais parce que je ne cherche pas. C’est ce qui est dit dans le film2, je ne cherche ni à plaire, ni à déplaire, je n’ai jamais eu ça, d’ailleurs, et Séverine a très bien compris. C’est quand même quinze ans de rencontre avec elle. Je la connaissais déjà en tant que chef op sur des tournages, elle faisait l’image. On est parti comme ça sur une expérimentation parce que ce qui la troublait, en tant que chef op, c’était de voir des acteurs et des actrices déconner dans les loges, et tout à coup, on dit « moteur », et le personnage est là tout de suite. Elle, elle cherchait à la base à quel moment apparaissait la bestiole. Elle avait donc construit un miroir sans tain, elle était cachée derrière, et disait que ça lui donnait l’impression d’être dans un documentaire animalier. Elle était un peu impressionnée, car elle connaissait bien Pierandré, mais elle connaissait peu Greta.

VC : On comprend qu’elle soit passionnée par ce moment où vous passez de l’un à l’autre, vous qui êtes une métamorphose à vous tout seul. Ce qui m’a impressionnée, moi, c’est votre démarche, élégante, féminine.

PB : La démarche se fait toute seule, évidemment, elle n’est pas très loin de la mienne non plus, mais quand on porte une robe à traîne, et des talons bobine, on ne marche pas tout à fait de la même manière, mais c’est le corps qui imprime ça. Je n’ai jamais essayé de fabriquer quoi que ce soit. Au fond, la gestuelle de Greta, c’est la mienne, la voix, c’est la mienne, la mienne et la sienne, on partage un peu ça, c’est vrai qu’il n’y a pas la même posture.

VC : J’ai toujours été surprise par ce que la démarche de quelqu’un dit de lui, d’elle. Et votre démarche, celle de Greta donc, c’est la grâce. Il y a quelque chose de très gracieux, de très surprenant. Comme nous travaillons la question de la sexuation des enfants, à laquelle, plus je cherche, moins je comprends, j’ai trouvé en lisant ce que vous racontez de vous enfant, que vous aviez eu à cette question une jolie réponse, singulière, très subjective, et très incarnée. C’est ça qui a fait que je vous ai demandé avec insistance cette conversation, depuis la sortie du film en décembre. Je vous ai un peu harcelé.

PB : Je vous ai dit qu’il fallait me harceler… Parce que j’ai quand même quelque chose d’hyperactif, quand je suis seul, je fabrique plein de trucs tout le temps, et en plus, il y a des causes que je me dois de soutenir quand je peux le faire, comme là, c’est les syndicats genevois qui ont lancé ça par rapport aux gens qui sont laissés au bord de la route. Il est clair que Greta sert aussi à ça.

VC : C’est surtout elle, Greta, qui sert à ça, c’est elle la politique…

PB : Oui, je lui ai laissé plein de trucs, moi, ça m’arrange… (rires)

VC : Vous laissez tout faire aux femmes, ce n’est pas très juste !

PB : En plus, ce n’est pas vraiment une femme, c’est une femelle, mais elle n’est pas humaine. Je n’ai pas trop de problèmes à ce niveau-là. C’est vrai que sa parole, même si c’est la même que la mienne, sortant de sa bouche à elle, avec cette silhouette, avec ce côté iconique, ça prend une autre dimension.

VC : Oui, en en plus, femelle, elle n’a pas le côté mère, phallique, on peut dire que c’est une incarnation du féminin.

PB : Oui, je crois, bien sûr !

VC : Je trouve formidable comme vous jouez sur les deux tableaux, c’est pour ça que vous aimez inverser ; chaque fois que vous le pouvez, vous inversez. On croit vous attraper là, et vous êtes déjà de l’autre côté. C’est ça aussi, l’hyperactivité, non ?

PB : Probablement, oui, oui, mais de nouveau, je ne cherche pas ça. Ça se fait tout naturellement. On me dit que j’ai l’esprit de répartie, mais je ne réfléchis pas… Je ne réfléchis pas en fait, je crois que c’est ça, la chose principale. J’ai dit, je ne sais plus où : ce n’est pas moi qui prends les choses, c’est plutôt les choses qui me prennent, et ensuite moi, j’en fais quelque chose…comme un sculpteur, vous dites… Oui, bien sûr, mais un sculpteur qui ne serait pas un conceptuel. Je ne fais pas de concept, je pars d’un tout petit détail, quand je fais quelque chose. Je vais partir, par exemple, là, de ce petit bout d’alu découpé, en me demandant ce que je vais en faire. Je laisse les choses… comment dire, j’allais dire : je laisse les choses me prendre. Mais, pour répondre à votre question, ce n’est pas faux. Là, par exemple, c’est crétin, je lui ai cédé toute ma part artistique, même le jeu, elle m’a même piqué ça aussi, puisqu’elle est aussi actrice maintenant. Je – je vais dire je, c’est plus simple, un je multiple – par exemple, je suis partie sur : je veux dessiner un conte. Mais je ne sais pas ce que je veux dessiner, alors je vais laisser mes mains faire. Et puis, au fur et à mesure des dessins, quelque chose se… dessine, se fait… Ça se fait. Ben oui, ça se fait, à travers mes mains, évidemment, et j’aime aussi, comme j’ai l’esprit décousu, en escalier, j’aime aussi voir où ça m’amène. En fait, j’aime voyager, mais comme dans mes voyages, on me dit, quand je pars dans une ville, par exemple, on me dit : ah, il faut absolument que tu ailles voir ça, et ça… Je dis : ah mais non non non, moi je n’aime pas ça, je ne vais pas visiter, je vais rendre visite !

VC : (rire) La ville est une personne à qui vous rendez visite…

PB : Oui, et puis, je n’ai pas envie de la connaître trop avant de la rencontrer.

VC : Ben oui, sinon, vous voyez la même ville que les autres !

PB : Bien sûr ! Alors après on me dit : tu n’as pas vu ça, et ça… Oui, mais j’ai vu plein d’autres choses. Et quand je suis dans une ville, ce que j’aime faire, j’aime marcher, me laisser en vacances, en fait, avec cette possibilité de vide, et aussi cette possibilité de rien faire. Il y a très longtemps, d’ailleurs, que je ne l’ai pas fait, il faudra que je recommence… quand j’avais vraiment beaucoup de choses à faire, j’expliquais au corps qu’il était vraiment sympa de tenir avec le rythme que je lui imposais, mais que je lui promettais qu’il y avait là une semaine que je lui attribuais. Je partais alors à Venise, qui est l’une de mes villes d’enfance, en disant : voilà, je suis là à ta disposition, alors si tu veux marcher, on marche, si tu veux un café, on boit un café, si tu veux dormir, on dort, ça m’est complètement égal. Et ça me permettait de me vider l’esprit. En fait, je passe ma vie à ne faire que ça, me vider l’esprit (rire). Je ne fais que ça, mon cerveau est toujours actif, quand je dors je travaille… Je m’endors en chantant et je me réveille en chantant.

VC : Eh oui, on entend ! C’est une autre chanson aussi. Vous êtes extrêmement drôle. Quand vous dites que vous êtes une sorcière cosmique devenue fée, je me dis que vous êtes non seulement cosmique, mais aussi comique !

PB : Oui oui, bien sûr !

VC : Vous avez réussi à transformer ce qui aurait pu être une tragédie…Cette bizarrerie dont vous parlez enfant, et qui vous tenait à l’écart du monde, pour vous l’immonde…

PB : Ah ce n’était pas possible, ce n’était simplement pas possible ! Heureusement que j’ai eu ma mère ! Quand j’ai dit, enfin Greta a écrit un petit bouquin qui s’appelle Lina3, publié chez Paulette éditrice, leur publication s’appelle des pives, s’appelait, puisqu’ils ont arrêté, il y avait je crois 12 pives par année, c’est petit, environ 50’000 signes, et puis, quand on a demandé à Greta si elle était d’accord de participer, j’ai eu envie, ma maman était morte depuis assez peu de temps, de rendre hommage à cette petite bonne femme qui grimpe aux arbres, on la voit dans le film, je l’ai filmée quand on est partis en Martinique, elle est beaucoup plus haut qu’on l’imagine. Je l’ai filmée avant qu’elle redescende, je lui disais, là, c’est bon, elle était à quinze mètres de haut. Mais elle grimpait déjà en talons aiguilles quand elle était jeune fille en Italie, c’était son truc, grimper. Cette maman, je le dis dans le film, quand je ne voulais pas sortir de ma chambre, ça m’allait très bien, elle me disait : Pierandré, il faut que tu sortes. Je disais : pourquoi ? Elle me disait : pour prendre l’air. Je disais : je peux aller sur le balcon. Elle me disait non, je disais : Pourquoi ? Parce qu’il faut que tu joues avec les autres enfants. Ça, c’était déjà un peu particulier. Donc je descendais. Elle me regardait, évidemment, elle savait déjà ce que j’allais faire : ils jouaient au ballon prisonnier, j’avais trouvé une technique très rapide : il fallait que je sois tout de suite touché par le ballon, comme ça, j’étais en prison, je pouvais faire autre chose pendant qu’ils continuaient de jouer. Et puis je remontais, je me souviens, et je lui disais : Est-ce que j’ai assez pris l’air ? Et elle levait les yeux légèrement au ciel, et voilà… Et je retournais dans ma chambre. Ce qui est très surprenant pour moi, et c’est là que je dis que je me laisse faire par les choses, pour moi, il était très clair que je ne ferais jamais rien de public, que je vivrais seul, et ça a très bien marché… (rires)

VC : Vous êtes un ratage parfait !

PB : Complètement !

VC : Ça me fait penser à Daniel Pennac, qui au début de Chagrin d’école, raconte comment sa mère, regardant un documentaire sur sa carrière, finit en demandant : « Tu crois qu’il va s’en sortir ? » Vous dites très bien comment elle a voulu que vous fassiez comme les autres… Avez-vous réussi à rassurer votre maman ?

PB : Oui oui oui, bien sûr, en fait, elle n’était pas particulièrement inquiète, en fait, elle savait bien que ce n’était pas la peine non plus de contrarier ma nature profonde (rire). Elle m’a toujours expliqué les choses avec des mots très simples, des mots de maman. Par exemple, une amie à elle, Flora, une italienne vraiment très belle, a eu un cancer fulgurant. Elle est morte en une semaine. Vraiment, elle était en pleine forme, et une semaine après, elle était mourante. J’avais huit ans à l’époque. Et elle m’a dit : Pierandré, je n’ai jamais vu une morte aussi laide (rires). S’il-te-plaît, si la mort vient, laisse-toi faire, de toute façon, c’est elle la plus forte, et de toute façon, elle te prendra, et si tu résistes, tu seras moche. Je l’ai regardée, et j’ai dit : Je ne serai pas moche. Et le mensonge aussi, des choses très simples : j’avais dû mentir pour une connerie, je ne sais pas, quelque chose de petit. Et elle m’a dit aussi : Tu sais, le mensonge, ce n’est pas que ce soit bien ou mal, c’est juste que, toute ta vie, tu vas devoir te souvenir des conneries que tu as dites, et un jour ou l’autre, tu vas te tromper, et quelqu’un te démasquera, et tu auras l’air con. Et j’ai dit : Je n’aurai pas l’air con. Donc j’ai toutes les peines du monde à mentir, et même à des trucs très officiels. Je n’aime pas ça. J’aime raconter des histoires, mais j’ai vraiment peine à mentir. Je pourrais le faire si je devais sauver quelqu’un, mais il ne faut pas que ça m’engage, moi. C’est de petites choses comme ça qu’elle m’a apprises. Et pour ce qui est de la rassurer, comme, en plus, je changeais d’idée tout le temps, sur ce que je voulais faire… jusqu’au jour où elle m’a dit, mais Pierandré, il faut quand même que tu fixes quelque chose, enfin, et je lui ai dit : c’est déjà une époque où je crois que ce n’est même plus la peine, j’avais raison, sans le vouloir, et puis ça m’arrangeait aussi, et d’autre part, tout fait partie du tout pour moi. Elle m’a demandé : Est-ce que tu es heureux ? Et j’ai répondu oui, alors elle m’a dit : Ça me va.

VC : Ça, c’est de la maman, une maman de compétition !

PB : Oui, et ce n’était pas une intello, c’était une petite dame toute simple, une couturière, vous verrez quand je vous enverrai Lina, c’était une petite dame toute simple. Je n’ai pris que des anecdotes, mais ça dit bien qui elle était.

VC : Oui, mais une couturière, quand même !

PB : Mais alors elle se moquait de moi, comme elle l’a fait souvent. Elle me disait : je mets deux jours à défaire une couture que tu as faite, et je mets une demi-heure à refaire la robe. Elle me disait : Quand les archéologues retrouveront une des tes robes, il n’y aura plus que des fils. Alors les archéologues diront : Les femmes portaient des choses très dénudées, avec juste des fils !

VC : Elle était très drôle !

PB : Oui, elle était comique, oui, bien sûr !

VC : Et ça faisait rire votre papa ?

PB : Eh bien, mon père, c’est encore un autre type de personnage. C’est quelqu’un qui n’a jamais pu exprimer ses émotions, ça a été un enfant battu, je l’ai su plus tard, et pas par lui : son père, jusqu’à l’âge de cinq ans, l’attachait en croix, il le cravachait, c’était vraiment sympa… Tout ce qui est émotif n’est pas abordable avec lui, mais alors pas du tout. J’ai compris à un moment donné que ce n’était pas la peine d’insister, j’ai compris aussi, parce qu’à un moment donné je lui en ai un peu voulu, parce que j’aurais aussi voulu avoir accès à cette part-là, alors j’ai eu autrement… J’ai lu un texte de Christian Bobin, Le Très-Bas, autour de l’histoire de François d’Assise, mais pas du tout religieux, et où, quand François se déshabille sur la place publique, il lui fait dire un certain nombre de choses : Je rends au père ce qui est au père, et ce qui reste, c’est à moi, ça n’appartient à personne. Et il ajoute : À force d’en vouloir à leur père, les fils finissent toujours étrangement par leur ressembler. Et je me suis dit qu’il fallait que j’arrête tout de suite, et du jour au lendemain, j’ai passé à autre chose avec lui. Il vit toujours, je n’ai jamais de nouvelles, je lui envoie des messages, des SMS, il ne répond pas. Des moments, je m’inquiète, parce que c’est un très vieux monsieur – il a l’air d’un très vieux monsieur, même si ma mère, morte avant lui, avait l’air plus jeune alors qu’elle était plus vieille, il est capable de laisser ses volets fermés, moi je ne peux pas entrer parce que je n’ai pas le code de l’immeuble… Une fois, je me suis quand même inquiété, parce que je n’arrivais pas à avoir accès, alors j’ai quand même trouvé la régie, avec une dame charmante, qui m’a dit qu’elle passerait. Elle m’a rappelé, me disant de ne pas m’inquiéter, qu’il était là. Et là, le lendemain, il m’a appelé, en me disant : Alors, comme ça, tu téléphones à la régie pour savoir si je suis mort ? Alors je lui ai dit : Je n’aimerais pas trop te trouver momifié dans ton lit, et me dire qu’il y a trois mois que tu es mort, que personne ne le sait, et que tu as pourri dans ton lit. Ça l’a fait vaguement sourire, et on est passés à autre chose. Je l’ai eu à son anniversaire, je l’ai appelé et il a répondu, ça c’est extraordinaire. Il a juste dit merci. Alors quand je reçois un message avec merci, c’est comme si je recevais une lettre de quinze pages (rires)… Il est venu voir une fois mon spectacle, un monologue, et à la sortie, il m’a dit : Je ne viendrai plus, je ne peux pas, c’est trop. Mais il a pu le formuler au moins. Je sais que je ne peux pas demander à cet être d’être autrement, il ne l’est pas.

VC : Quand même, vous avez eu un papa ? Quand vous en parlez, on sent bien que ce n’est pas que ce spermatozoïde dont vous parlez parfois…

PB : Non, en effet, pas du tout ! C’est vrai que je n’y ai jamais pensé, mais c’est en effet le truc le plus mystérieux, parce qu’il sort d’un trou noir, de la constellation de la Vierge. Alors que la maman est une sirène et qu’on peut l’identifier.

VC : C’est ça, alors qu’elle a un vrai corps…

PB : Complètement…

VC : Et vous, vous avez un vrai corps, qui permet à Greta de s’échapper, de faire la sirène.

PB : Oui, bien sûr ! Dans le film, je dis qu’elle est mon plus bel outil, elle dit que je suis la matière qui lui permet d’exister.

VC : La matière, mais aussi, quand je vous vois en jouer, la motière, vous êtes capable de vous servir des mots comme j’ai rarement entendu.

PB : Je ne fais pas exprès (rire) Mais j’aime les mots.

VC : Vous êtes de langue maternelle italienne, donc bilingue ?

PB : Ma mère est Italienne, elle fait partie de cette génération qui est arrivée à la fin de la guerre en Suisse, et donc pour elle, il était très important de s’intégrer, elle ne voulait pas nous parler en italien. J’ai parlé en français ici, et quand on allait en Italie où elle avait encore de la famille, près de Venise, dans la région de Trévise, là où il y a la salade (rires), chez une sœur, chez qui on allait souvent, à Jesolo, là, on avait le choix, en fait. Et c’était avec les enfants, et avec la famille. Mon frère, lui, n’avait pas tellement envie de parler italien, on était deux et ma tante avait aussi deux enfants, un garçon et une fille. Moi, j’ai tout de suite aimé parler italien avec les enfants. Je m’y suis fait. Maintenant, il faudrait que je m’exerce, mais normalement, je parle parfaitement l’italien.

VC : L’italien, c’est votre langue avec les enfants, alors que vous aviez plutôt une difficulté avec les enfants ; là, c’était avec cette cousine, surtout. Votre rapport à la langue est intéressant, dans cette question de la sexuation. Votre manière de ne pas transformer votre corps, mais de le transformer poétiquement, ça, c’est une idée de génie. Encore une fois, vous n’avez pas fait exprès…

PB : Non, j’ai pas du tout prévu le truc, moi. Greta est venue, pour moi, c’était juste une figure pour une fête. Elle n’était pas du tout prévue, elle n’avait pas d’autre fonction, elle n’avait pas de nom, sauf peut-être la Maîtresse de cérémonie de cette fête-là.

VC : Mais vous l’avez accueillie. Et si le sculpteur enlève, si le peintre ajoute, vous, c’est encore autre chose, quand vous racontez comme elle vient sous votre peau. D’abord elle vient, comme une contingence, c’est une occasion, une demande, vous la prenez en disant pourquoi pas. Et ensuite elle s’installe, elle prend de plus en plus de place. Et là, pouvez-vous lui dire non ?

PB : Ah ben oui, parce que quand même, c’est moi qui la sollicite. De nouveau, j’y suis pour quelque chose, parce que j’accepte quelque chose qu’on m’a proposé. Si on me propose pour un spectacle, comme quand Geneviève Guhl m’a demandé si Greta serait d’accord d’interpréter la Reine Marguerite, je dis : oui, je pense, eh bien, voilà…. Et même si dans les répétitions je suis apparemment en Pierandré, c’est bel et bien elle qui surgit. De nouveau, c’est une proposition à laquelle j’ai dit oui. Comme ces vidéos que je fais ces temps, ce sont des vidéos bricolées, elles viennent d’un accident qui est la pandémie, quand même, parce que la dernière chose où je me suis produit, où Greta s’est produite en live, c’était juste avant la fermeture des frontières, Greta était invitée à une soirée Glam Against the Machine, sur une petite péniche alternative à Lyon, ce sont des soirées LGBTQX… et toutes les lettres qu’on voudra, c’était une soirée vraiment très inclusive. J’ai passé un très beau moment, on m’a demandé d’aller chanter sur cette péniche, et quand je suis rentré, il se trouve qu’au lieu de passer à l’endroit où je laisse les affaires de Greta, je suis rentré à la maison avec ma valise, parce que j’étais fatigué, et du coup, je l’avais sous la main. Et comme la « cheffe » de ces soirées, Frida Salo, qui est une Drag Queen à barbe, très joviale, généreuse, m’a sollicité pour faire des Glam Against the Machine spéciales, qui était : vous nous envoyez des vidéos faites pour cette occasion, eh bien, je me suis installé dans mon petit bordel avec un fond vert, et puis j’ai commencé à bricoler comme ça, en me mettant avec mon Iphone scotché sur un manche de ma valise pour être à la bonne hauteur, et ensuite à faire des incrustations, des déplacements d’objets, à bricoler comme ça, comme j’aime faire. Et depuis je continue à faire des vidéos. J’en faisais déjà avant, mais là, elles sont spécifiques, cette forme-là, elle est vraiment née par accident. En fait, les choses naissent par accident, ou parce que j’ai dit oui.

VC : En fait la rencontre accidentelle entre un spermatozoïde et une sirène est toujours un accident, dont on peut faire le meilleur ou le pire, quelque chose à paillettes, de brillant et de drôle, ainsi cette rencontre subversive avec les Dominicains. J’ai lu que vous aviez rencontré dans cette résidence des jeunes, qui vous avaient demandé si vous étiez homo, vous aviez répondu : Moi, je ne suis homo que quand je couche, et là je ne couche pas…

PB : C’est ce que je réponds à des jeunes qui me posent des questions, parce qu’ils se posent des questions… Je leur demande aussi, sans les agresser, pourquoi ils posent la question, parce que je ne réponds pas de la même manière selon ce qu’ils demandent.

VC : Vous répondez comme votre maman : pourquoi tu demandes ça ?

PB : Oui, bien sûr !

VC : Vous ne deviez pas être facile quand même, et c’est un compliment !

PB : Je n’étais pas si difficile que ça, j’étais peut-être difficilement compréhensible, j’imagine, quand j’allais à l’école. Je n’avais pas de problème à l’école, moi. C’était avec les autres enfants, avant et après, qui me posait des problèmes, c’était aller et revenir, parce que le chemin n’était jamais très sûr pour moi. Mais une fois que j’y étais, comme j’avais une capacité à enregistrer instantanément tout ce qui était dit, eh bien je ne bossais pas, donc j’avais dans mon bureau plein de bricolages et de trucs. Et je me rappelle que les profs me disaient : Pierandré, qu’est-ce que je viens de dire ? Et je leur disais exactement ce qu’ils avaient dit (rire). Je n’avais que des 6 partout, mais je n’en foutais pas une, pour être très honnête. Pour ça, j’étais relativement facile, mais il fallait me laisser m’occuper.

VC : Oui, et il fallait qu’il y ait un maître qui ne laisse pas les autres s’occuper de vous. Voilà ! Parce qu’on peut imaginer… On imagine bien. Vous avez trouvé tout seul à vous dégager de cette position de se faire embêter par les autres.

PB : Ça a mis du temps, j’essaie de prendre des métaphores, toujours : je suis né comme une louve, et voyant le regard des meutes, j’ai trouvé le truchement de faire plutôt biche. Mais si je levais les yeux, en général, je me faisais agresser.

VC : Oui, parce qu’ils ne supportent pas.

PB : Non ! Et c’est beaucoup plus tard que je me suis dit : Non, mais ça suffit ! Je n’ai pas, j’allais dire, à me travestir, parce que c’est ça. Vous ne vous travestissez pas. C’est ce que des gens ont de la peine à comprendre quand je leur dis que Greta n’est pas une Drag Queen, n’est pas un travesti. C’est un personnage qui me permet de dire certaines choses. Mais c’est vrai qu’il m’a fallu du temps pour ne pas être victime…

VC : Du temps, et de l’amour !

PB : Oui, mais ça, j’en ai eu.

VC : Oui, et vous avez su l’accueillir, parce que pour certains enfants, c’est très difficile de supporter d’être aimé. Vous, vous avez su que vous avez été aimé.

PB : Oui, je l’ai su à la naissance… J’ai quand même une histoire assez complexe, dès ma naissance. Je suis né dix jours plus tard, déjà, je suis un post maturé, ma maman était une toute petite dame, un mètre cinquante et quelques, et je faisais cinquante centimètres, quatre kilos huit cents, une trentaine d’heures d’accouchement. Elle n’en pouvait plus, elle faisait de fausses alertes, elle montait et descendait les escaliers, allait à l’hôpital, ça ne venait pas, elle repartait. Bon, finalement, je suis enfin né. Je pense que je n’avais pas trop envie de sortir de là, pour changer (rire). Je pense que c’était ma chambre, déjà. Et puis j’ai des souvenirs intra-utérins. J’ai une très très bonne mémoire, pour l’instant en tout cas, et j’ai des perceptions, d’une couleur orangée, un peu comme quand on voit une oreille à contre-jour, ou qu’on ferme les yeux et qu’il y a du soleil. C’est une chose, comment dire, irriguée et orangée. Mais quand je suis né, j’avais une paresse alimentaire, c’est-à-dire qu’on ne comprend pas que la nourriture, ça va là-dedans, ce qui n’est pas de l’anorexie ; pas de réflexe de succion, donc je n’ai jamais tété. Bon, elle n’avait pas de lait pour moi, je n’ai jamais eu de biberon. Et je n’ai jamais tété, j’ai été nourri à la petite cuiller, j’avais des sensations de faim qui duraient cinq minutes. Donc ma mère, pendant une année, n’a jamais dormi, déjà à la base. Je ne vais pas tout vous raconter, mais entre mon frère et moi, il y a trois ans, ma mère a eu des avortements thérapeutiques. Elle n’était pas faite, curieusement, pour porter des enfants, alors qu’elle avait tous les attributs possibles et imaginables, mais des malformations et une allergie à tous les moyens contraceptifs. Et comme, visiblement, mon père ne faisait pas attention, elle a dû…, le médecin de famille lui a dit : Lina, cet enfant, vous ne pouvez pas garder cet enfant, vous allez mourir. Et quand elle a été enceinte de moi, elle a dit : Celui-là, je le garde. Le médecin a dit : D’accord, mais vous vous faites stériliser après. Elle a dit d’accord. C’est quand même costaud, ça voulait dire qu’après moi, elle ne pouvait plus avoir d’autres enfants.

VC : Et vous avez compris alors qu’elle vous voulait.

PB : Oui, bien sûr, elle m’a appelé, bien sûr.

VC : Vous savez faire avec les gens, j’ai vu votre façon de répondre, toujours gentille, ou plutôt, aimable…

PB : Je suis aimable, ce n’est pas faux, je tiens à la bienveillance, plus qu’à la gentillesse, d’ailleurs. Déjà quand j’étais petit, on disait de moi que j’étais gentil, et ça m’énervait, parce que ça voulait dire que j’étais con, or je suis loin de l’être. Dans le monde dans lequel on vit, je ne peux pas faire grand-chose, mais je peux faire preuve d’un peu de bienveillance, et ça ne m’empêche pas du tout d’avoir des coups de gueule, hein ! Quand Greta faisait sa chronique sur Couleur 3 4, elle observait les humaines manières, et elle disait : Écoutez, quand même, vous êtes un peu bizarres… Déjà vous avez des papiers d’identité, votre identité sur des papiers, ok, vous avez des frontières, alors ça, c’est un peu plus compliqué. Je prenais ce qui me trouble, dans la nature humaine, et là, en plus, c’est encore renforcé par cette pandémie et ce qui est autour. Les gens ont besoin de se déchirer. Il y a beaucoup de… j’hésite à dire bêtise, parce que je crois que c’est plutôt de l’affolement et de la peur. J’essaie le plus possible d’être bienveillant, mais il y a des moments où je m’énerve.

VC : Vous parlez de bêtise, Lacan parlait d’inconscient, il disait l’Unbewusst, l’Une bévue, à laquelle nous sommes tous abonnés. C’est un gros travail de ne pas laisser à ça toute la place.

PB : Il faut être bien entouré, et je suis bien entouré. Je vis avec quelqu’un, on est chacun une contrariété pour l’autre.

VC : C’est ça, être bien entouré ? (rire)

PB : Ben oui, et il y a aussi l’Usine, et moi qui suis tellement anti-groupal et autiste, c’est le seul endroit où je suis d’accord, parce qu’il n’y a que des bizarres, alors que moi je ne les trouve pas bizarres, et que, à la base, on est d’accord de ne pas être d’accord. À la base, après, on n’est pas parfaits. Moi, je me souviens d’avoir participé à des réunions où je venais avec un avis très tranché, encore une métaphore, disons, moi je voulais repeindre le mur en bleu. Les autres ont le désir de le peindre en vert. Je dis alors : peignons-le en vert. Ça devient même mon idée. La volonté commune, c’est que ce mur soit en vert. De pouvoir changer d’avis parce que l’échange nous amène sur un terrain qu’on n’a même pas envisagé.

VC : Quand vous parlez d’autisme, vous, vous avez accepté que l’autre entre un peu dans votre personnalité. L’avis de l’autre, vous le faites vôtre.

PB : Oui, mais ça a mis du temps aussi, ça, ça s’est fait à travers les rencontres, et mon ami Michel, et l’État d’urgence, et l’Usine5. Avant ça, ce n’est pas tellement que je ne changeais pas d’avis, c’est que je n’en avais pas. Je ne voulais pas avoir d’avis, je voulais qu’on me foute la paix, donc je manifestais le moins possible, et quand on me demandait de prendre des positions, à l’intérieur, c’était un cataclysme. Alors je le faisais, mais ça me coûtait vraiment cher.

VC : Pensez-vous que cette répartition des rôles, Greta qui s’occupe de politique, vers l’extérieur, et comme ça, Pierandré peut regarder pousser une fleur (rire), est-ce que ça a mis de l’ordre dans votre tête ? Est-ce que ça vous donné un équilibre ?

PB : Je dirais qu’elle m’a rendu un peu plus masculin, plus que de ranger, parce qu’elle est pas mal dérangée aussi. Les gens imaginent qu’elle a un dressing, eh non, elle a un tas. Et moi, je déplace les tas, c’est pour ça qu’on a mis ça dans le film, en déplaçant les choses, en enfonçant dans la valise…

VC : Là, vous êtes très nana, petite fille, voire ado… J’en ai vu des chambres de filles !

PB : Je ne vous dis pas. Là, ce n’est même pas ma chambre, c’est ce qui est censé être la chambre d’amis et un atelier (rire)… Et ma chambre, c’est pire. Déjà quand j’étais enfant, il y avait ça : tout ce que je ne vois pas n’existe pas.

VC : C’est parfait !

PB : Oui, sauf que quand je range ma commode, j’ai plein de choses qui disparaissent. Donc je les ressors. Il faudrait des meubles transparents, il faut que je voie les choses, j’ai besoin de matière.

VC : Vous auriez pu être architecte, ou alors faire des meubles…

PB : Oui, c’est possible !

VC : Cet accueil à votre singularité fait que vous êtes cet artiste-là. Vous n’essayez pas d’être un autre.

PB : Ben non, en plus, je n’ai aucun désir de finir dans un dictionnaire, je me fous éperdument de ce qu’on pense de moi, et si je suis juste avec ce que je fais, je ne suis pas là pour plaire. Je fais un peu marchande de quatre saisons, qui veut mes fruits les prend, les autres les laissent à côté. Ce n’est pas un problème. Je n’ai pas de désir de postérité, ni de carrière. Ça ne m’intéresse pas.

VC : Ici et maintenant ! Et tout le reste, c’est des histoires que vous vous racontez, le spermatozoïde et la sirène… Quand même, comment vous voyez-vous demain ou après-demain ?

PB : (rire) J’ai un agenda, où je note les choses que je dois faire. Sinon, je ne me vois pas tellement, en fait. Je vois une chose, c’est que j’aime vieillir.

VC : Alors ça, c’est rare, et je signe…

PB : Oui, je vois bien… Bien sûr, on a des coquetteries, et le matin, ça fait un peu plus mal. J’arrive quand même à la soixantaine, j’ai soixante ans cette année, Buffle de métal, c’est mon année, ça tombe bien, il paraît que c’est le signe des dictateurs, donc on verra (rire).

VC : Heureusement que vous n’avez pas fait de politique !

PB : Oui, je crois que j’ai été protégé par ma nature autistique, en fait.

VC : Oui, et le monde aussi !

PB : Le monde surtout, bien sûr… J’en ai les capacités. Si je veux quelque chose, si je n’avais pas cette nature, je pense que je ferais des mains et des pieds pour obtenir ce que je veux.

VC : C’est peut-être ça que les autres enfants sentent quand ils mettent à l’écart un qui ne se plie pas à la règle commune…

PB : Bien sûr, et qu’il est indépendant, qu’il n’a pas besoin d’eux.

VC : Et ça leur fait envie, à eux qui n’ont jamais osé dire à leur maman non, je reste dans ma chambre.

PB : Mais moi je ne disais pas non, je demandais pourquoi ! Elle me demandait peu de choses, mais quand elle demandait, je faisais. De toutes façons, avec ma maman, si elle disait non, c’était non. Ce n’était pas un non violent, c’était juste non. Alors moi, quand on me disait non, je faisais autre chose, ça ne me révoltait pas, je faisais autre chose. J’avais de toutes façons tellement de trucs à faire. Mais par contre, j’avais besoin de comprendre pourquoi on voulait me faire faire quelque chose qui n’était pas de mon ressort.

VC : En vous entendant, c’est aussi la mère et la grand-mère qui s’interroge sur certaines de vos réponses, ou de vos questions. Un certain nombre d’entre mes enfants et petits-enfants m’ont prouvé que j’étais parfois complètement à côté de la plaque, mais il fallait bien essayer de faire tenir des trucs. Je sais que, d’après ce que j’ai vu de vous, ce n’est pas la psychanalyse qui a été votre truc. Quand on est un artiste comme vous, il n’y a pas besoin de la psychanalyse ?

PB : Ben non, parce qu’il y a de l’autoanalyse. J’ai dû faire à un moment donné une ou deux séances, surtout une, par rapport au service militaire. Il se trouve que je n’avais pas tellement envie, c’est ma nature, mais en plus mon corps ne voulait pas. Déjà je n’étais pas très lourd, mais en plus, j’avais perdu huit kilos. Et là, c’est Anne Bisang, aujourd’hui directrice du TPR6, qui était au Conservatoire avec moi, et qui m’a dit : Pierandré, ça ne va pas, je t’emmène au Centre psychosocial. Elle m’a embarqué, elle m’a posé. On m’a renvoyé d’une année à l’autre, jusqu’à une psycho, je pense qu’elle était plutôt psychiatre, et qui en une séance m’a analysé, en disant, je dois avoir ce papier quelque part, je ne suis pas très archiviste, hein (rire), je ne garde pas les choses, sinon pour faire des choses. Elle a écrit : Identification dès la naissance au principe féminin, et refus de toute structure masculine ne pouvant mener qu’à une décompensation nerveuse grave, voire à la mort.

VC : Du génie !

PB : Oui ! Je lui a dit : Et vous avez vu tout ça ? Elle me dit oui, vous êtes clair comme de l’eau de source, et quand ce sera réglé, venez me voir pour qu’on voie si vous voulez continuer ou pas. Et quand j’y suis allé, elle m’a demandé si je voulais continuer, ou est-ce que vous voulez venir occasionnellement s’il y a un problème ? J’ai dit oui, je préférerais ça. Elle m’a dit : ce que je perçois de vous, c’est que vous êtes un four auto-nettoyant. En effet, je n’ai pas besoin qu’on m’analyse, je m’analyse assez moi-même. C’est un peu comme Élisabeth d’Autriche qui ne voulait pas qu’on l’envoie chez Freud, qu’elle trouvait stupide (rire).

VC : Un four auto-nettoyant … Vous êtes tombé sur une psychiatre qui avait le même sens que vous de la métaphore ?

PB : Oui, j’aurais pu tomber plus mal.

VC : Ça oui ! Mais ce qui m’a aussi intéressée, c’est ce que vous dites à propos de ce refus que vous avez fait d’une chirurgie de transformation du corps… Vous êtes devenue Greta dans la langue, et vous habillez Greta de la langue, de stabitat, comme disait Lacan, dont vous jouez de façon heureuse. Or aujourd’hui, une des formes de la bienveillance, que je ne trouve pas forcément positive, fait qu’on propose très tôt à des jeunes une transformation possible dans le corps. On oublie que c’est à eux de choisir comment être heureux, et on veut leur donner la possibilité que leur corps réponde à l’image de ce que devrait être dans la société un garçon ou une fille. Ainsi pour Inès Rau, qui s’est transformée et est devenue Playmate 7. Vous êtes bien dans votre corps d’homme, et vous avez un peu d’amusement quand vous parlez de Greta, qui vous fait rire…

PB : Bien sûr, mais bon, même si j’avais fait cette transformation, je n’aurais pas changé grand-chose dans mon corps. Je ne voulais pas changer mes formes, ni avoir plus de seins, je voulais simplement rétablir la vérité. Jusqu’au moment où j’ai compris que ce corps-là était quand même le mien, et que ça ne m’empêchait pas de l’habiter différemment. Mais il y a plein de choses que je vois, parce qu’évidemment, j’en connais beaucoup aussi. Il y a aussi cette possibilité de n’être ni l’un ni l’autre. J’ai des amies qui sont devenues des amis, ou des riens, ou des iel, avec tout ce que cela implique, et qui ont, pendant un moment, fait une période hormonale, qui l’ont soit arrêtée, soit pas, qui sont allé.es un peu plus loin. Il y a toutes ces formes intermédiaires qui sont aussi possibles, qui sont pour nous étranges, pour notre génération. Il y avait garçon, physiquement, et fille. Là, ça devient beaucoup plus trouble. C’est-à-dire qu’il y a des gens qui ne vont pas aller au bout de toutes les opérations. C’est très troublant, et en même temps, je n’arrive pas à penser que les gens soient vraiment stupides, et donc, quand il y a un vrai désir, et qu’il est accompagné… De toutes façons, le trajet n’est pas si simple que ça, hein ! Il y a quand même des psy, des trucs qui ne sont pas évidents. En Suisse, il y a un avantage, c’est qu’on peut changer de genre sur les papiers dès qu’on a éliminé une partie de son genre d’origine. Pour les femmes, par exemple, c’est l’ablation des seins, alors elles auront des papiers masculins, par exemple. C’est un des pays où c’est le plus rapide pour ça. J’ai une amie, avec qui j’ai parlé, parce que quand elle avait ce désir, je lui ai dit : Violaine, … Elle s’appelait aussi Violaine ? Ben oui, elle s’appelait Violaine, c’est drôle, et elle est devenue Thibaut. Je lui ai dit, si c’est pour résoudre cette problématique-là, vas-y. Si c’est penser que ça va résoudre tous tes autres problèmes, ça ne va pas les résoudre. C’est comme quand mon frère avait dit – il se trouve qu’il s’est tué plus tard, qu’il voulait partir dans les îles, je lui ai dit exactement la même chose. Je lui ai dit : si c’est pour te faire du bien, oui, si c’est pour fuir tes problèmes, ils vont venir dans ta valise, alors non ! Mais après, tu fais comme tu veux. C’est comme ça que je me suis rendu compte que pour moi, ce n’était pas possible.

VC : Ce qui est très fort, c’est votre confiance dans la non-stupidité de l’humain.

PB : Ben oui, parce que sinon, je me flingue ! Si je dois accepter que l’être humain est stupide, je n’ai aucune raison de rester et de communiquer. Parce que s’il est stupide, ça veut dire que je n’ai pas accès. Il y a des gens que j’aime moins que d’autres, mais je n’arrive pas, même avec les gros cons comme Trump, j’ai toutes les peines du monde à me dire qu’il est stupide, alors qu’il l’est, objectivement. Je ne veux pas.

VC : La stupeur, c’est ce qui fait croire que les autistes ne sont pas dans le langage, qu’ils ne parlent pas.

PB : Ce n’est pas vrai.

VC : Bien sûr que non…. Vous arrivez à métaphoriser, à raconter des histoires, je trouve ça vraiment séduisant. Comment continuer après cette déclaration d’amour ? On peut s’arrêter là ?

PB : Oui, mais on peut continuer, en attendant, donnez-moi votre adresse, je vais vous envoyer Lina.

 

 

Notes :

  1. Greta Gratos, Dossier de presse (pdf).
  2. Greta Gratos, réalisation de Séverine Barde.
  3. Lina.
  4. Greta Gratos découvre les humaines manières.
  5. L’Usine.
  6. Théâtre Populaire Romand.
  7. Femme et transexuelle, Institut Psychanalytique de l’Enfant.