L’insurrection permanente

La croyance en la liberté

Ma vie durant, pour des raisons certainement contingentes – chez moi c’était l’Église et l’Armée, du côté de ma mère une lecture littérale et moralisatrice des textes religieux prévalait, du côté de mon père, rejeton d’une longue lignée militaire, c’était la fascination pour les horreurs de l’histoire – je me suis orientée de la même question : quelle part de liberté reste-t-il pour les êtres parlants alors qu’ils sont si foncièrement, si fondamentalement, effets des discours au sein desquels ils émergent et se mettent en sens, s’historicisent, s’hystorisent, comme disent ceux qui s’orientent de l’enseignement de Lacan pour souligner l’appui pris sur l’Autre dans ce processus de significantisation de l’existence.

Quelque chose en moi faisait, et fait toujours, insurrection à l’empire du sens. C’est sur ce point que s’est faite ma rencontre avec la psychanalyse : comment ne pas être complice de la marche du monde vers le pire ? Question d’une actualité brûlante aujourd’hui où la haine s’avance à nouveau à visage découvert sur la scène du monde.

Il y a, selon le mot de Jacques-Alain Miller, un « déterminisme échevelé1» des sujets de la parole. Nous puisons notre sens dans les discours de nos familles, de nos pays, de notre temps, tout en méconnaissant la contingence de ces ressources signifiantes. Ce déterminisme échevelé fait de la liberté un pari non naïf, un pari qui requiert un travail à rebours de l’imbrication du sens et de la jouissance – cette imbrication, ce tissage de sens joui qui fait l’étoffe, la tonalité affective d’une vie. Comment être libre sans être fou : la marge de manœuvre ouverte aux êtres parlants n’est pas large. En effet on peut faire s’équivaloir folie et liberté, dans la mesure où la folie est un refus du sens commun, qui donne souvent lieu à l’élaboration d’un sens privé.

À l’encontre de l’effet délirant du signifiant

L’expérience analytique, du moins telle que Lacan l’a conçue, n’est d’ailleurs pas sans être affine à la folie : ceux qui ont le désir insondable de pousser une analyse à son terme se trouvent, eux aussi, séparés, extraits du sens commun, avec les conséquences imprévues que cela implique quant à la conduite d’une vie : prendre à sa charge l’élaboration d’un savoir toujours renouvelé – l’alternative étant délirante –, mais aussi avoir à loger, au jour le jour, l’urgence, la poussée de la vie pulsionnelle dont a parlé Dominique, une fois que cette poussée est libérée par la « fracture du fantasme » (JAM LCD 101). Comment en effet vivre la pulsion sans le secours de cette machine à jouir qu’est le fantasme ? Il n’y a pas de réponse qui vaille pour tous, c’est à chacun d’inventer, à partir de l’irréductible de sa jouissance, un traitement de cette urgence qui ne saurait se satisfaire des leurres précédemment en usage.

Un nouvel effet de sujet : l’AE

Le désir tel que Lacan l’a conçu est atopique, métonymique, hérétique. Ainsi, son enseignement est une objection de plus en plus radicale à la normativation du désir des êtres parlants par les discours, que ce soit ceux de la science, de la religion, de la morale sexuelle, etc. Lacan fut, lui-même, insurrection permanente contre l’effet délirant du signifiant, qui est d’induire la croyance par le simple fait de corréler un S2 avec un S1.

Son orientation n’a pas été de faire de la psychanalyse une pratique thérapeutique, mais d’inventer un dispositif inédit pour produire un nouvel effet de sujet s’ajoutant aux effets de sujets existants, produits des autres discours qui donnent son sens au vivant. Le titre d’AE nomme cet effet de sujet inédit, produit hautement artificiel du discours analytique. Cet effet de sujet sans précédent dans l’histoire de l’humanité reste, au mieux, le témoignage qu’il y a quelque chose d’irrévocablement vivant, insurrectionnel chez les parlêtres, et qui fait objection à la prise de plus en plus exhaustive des êtres humains dans les discours catégoriels de nos bureaucraties sanitaires, qui tentent d’organiser les masses humaines en fonction d’objectifs gestionnaires.

Une consistance qui ne serait pas de la croyance

Sur quoi s’appuie cet effet de sujet inédit, si ce n’est pas sur le signifiant ? C’est en s’appuyant sur un symptôme, et non sur une vérité ou un sens, qu’en dernière analyse Lacan conclut que l’être humain peut accéder à une consistance de corps qui ne lui est pas décernée par le sens que contient l’Autre du langage. C’est ainsi que l’on comprend la manœuvre de Lacan, qui consiste à faire des « restes symptomatiques », inanalysable déploré par Freud dans « Analyse finie et infinie » comme preuve de l’échec de la psychanalyse, le point d’appui du sujet face à son absorption sans reste dans les méandres discursifs de l’Autre2.

La folie, en ce qu’elle est transtructurale et refus de l’aliénation à l’Autre, est donc essentielle en ce qu’elle fait résistance à la mise-en-discours du vivant, sa mortification par le symbolique aussi bien, son asservissement à l’impératif de l’automaton qui est au cœur du discours du maître : que cela tourne sans écueil. Toute folie, toute insurrection symptômale, ne relève pas pour autant d’une éthique, et l’effort de la psychanalyse orientée par Lacan est de faire s’articuler cette insurrection de la folie, du symptôme, du désir, avec un discours qui n’enferme pas le sujet dans une solitude égarée, ou ne le laisse pas en proie aux passions des mouvements collectifs qui peuvent produire l’illusion d’une liberté alors que les déterminants de son action restent non sus du sujet. Le discours analytique, qui ne se réclame pas du signifiant-maître, est notre boussole en ces temps tumultueux où la folie se voit simultanément pathologisée et normalisée : autant dire résorbée, privée de sa dignité insurrectionnelle.

Le corps parlant et le corps de LOM

Voici donc, à mon sens, posé l’importance politique de l’expérience analytique. La séparation d’avec le sens commun permet un repérage lucide quant aux discours qui nous enserrent aujourd’hui : néolibéralisme, sécurité, impératifs du capitalisme qui dévorent cette part du vivant qui ne se laisse pas mortifier. Le corps, aujourd’hui, est monté sur le devant de la scène du monde : objet à gérer dans la perspective biopolitique qui est celle des bureaucraties sanitaires chargées de gérer les masses humaines, matière première, ressource néguentropique pour la bioéconomie dont la part de marché dans l’économie du 21e siècle va toujours croissant.

La psychanalyse, ces dernières années, a pris acte de cette centralité inédite du corps dans les discours. Mais elle s’est recentrée, non pas sur le corps-image ou même le corps parlé de la psychanalyse freudienne, mais sur le corps parlant. Le corps parlant, ce n’est pas le corps de LOM, celui qu’il croit avoir mais qui lui échappe et qu’il essaie constamment de ressaisir par le biais de l’image couplée aux techniques de maîtrise de soi et même à l’augmentation du corps-organisme.

L’effacement des grands récits identificatoires et la multiplication des petites histoires mettent en évidence les paradoxes de l’individualisme démocratique de masse. Ce lien social nouveau, en effet, apparemment fondé sur un hédonisme allégé des exigences d’autrefois, ne produit plus de joie de vivre. Le corps ne suit pas, écartelé entre les jouissances privées autorisées et les impératifs toujours plus pressants de s’en faire l’auto-entrepreneur. Pour obtenir un hédonisme enfin heureux, on nous martèle : « prends soin de ton corps ! Écarte-toi des pensées négatives ! Évite les biais cognitifs sources de malheurs assurés ! » Les techniques du corps orientales, du yoga à la méditation, s’imposent très vite comme des recours indispensables aux sujets globalisés. Pourtant, rien n’y fait. Les dépenses de santé mentale ne cessent de rappeler aux citoyens des démocraties dites ‘avancées’ la fragilité du sujet contemporain.3

C’est plutôt en serrant le réel de ce corps parlant, celui que Jacques-Alain Miller dans son cours de 2011 définit comme événement de corps ou itération de jouissance, que le parlêtre peut trouver à n’être pas sujet au délire ambiant. Ce corps parlant, Éric Laurent le spécifie d’être ce corps-effet de la prise du vivant dans le système langagier, mais qui reste inaccessible à cette prise, d’être ce réel que Lacan définit « d’exclure le sens ». C’est en se faisant dupe d’un réel qu’un parlêtre peut se ressaisir dans sa perte.

La psychanalyse contre le culte du self

L’avantage de la voie ouverte par la psychanalyse est de faire lien social, de refaire du lien social là où le fantasme de l’autonomie individuelle qui nourrit la bioéconomie capitaliste promeut la déliaison des corps. Il faut avoir peur de l’idéal de toute-puissance lié aux valeurs libérales du choix, de l’optimisation de ses potentialités biologiques, voire de l’immortalité qui se profile à l’horizon. Il permet aux uns de ne pas se soucier du cannibalisme de certains corps par d’autres, de ne pas s’inquiéter de la nécropolitique mise au goût du 21e siècle.

Que deviendront les humains qui ne font pas partie de la nouvelle biocitoyenneté, les humains qui pour le moment peuvent encore être des corps-objets utiles aux corps-sujets des biocitoyens du monde dit développé ? Il suffit de regarder la montée de nouvelles formes de racismes et de haine, les camps où s’entassent depuis des décennies des centaines de milliers de migrants aux frontières des zones de conflit pour pressentir l’extension de ce que l’on commence à appeler la pauvrophobie, réaction de dégoût qui vise les corps malades, sales et affamés, que nos sociétés développées rejettent tels des excréments du corps idéal, nettoyé et augmenté du biocapitalisme.

Gageons que le laisser-mourir, qui est depuis toujours l’autre face du ‘faire vivre’ de la biopolitique, va se banaliser, entretenu dans sa légitimité par la fiction de l’autonomie du biocitoyen qui se prend pour son corps, habillé qu’il est de la chasuble de son image en toutes circonstances, dans une tentative de régulation scopique de ce corps qui lui échappe, qu’il croit avoir parce qu’il l’adore, le panse et l’essuie, mais qui, ainsi que le dit Lacan, fout le camp à tout bout de champ.

Par contraste, la psychanalyse telle que Lacan l’a inventée, c’est l’aventure du siècle : elle permet de prendre appui sur l’insurrection symptômale qui anime chaque être vivant, de lui redonner sa dignité, de résister de la bonne manière, celle qui prend en compte le réel, sans aveuglement et sans haine.

Notes:

  1. Miller J.-A., « L’ère de l’homme sans qualités », in La Cause freudienne, 2004.
  2. Cf. sur ces points Lacan J., L’insu-que-sait de l’Une-bévue s’aile à mourre, commenté par Miller J.-A dans son séminaire Le TDE, et notamment les trois leçons publiées sous le titre « En-deçà de l’inconscient » dans La Cause du désir no 91, ainsi que dans son cours de 2011, L’être et l’Un.
  3. Laurent É., « L’envers de la biopolitique : une écriture pour la jouissance », Paris, Navarin/champ freudien, 2016, p. 9.

 

Texte présenté le 23 mars 2019 à Lausanne, dans la Journée de Travail vers le Congrès de la NLS « Urgence ! »