L’unique chose dont s’occupe la psychanalyse est de faire en sorte qu’un corps devienne parlant

Gian Francesco Arzente

Nommé AE en 2018, membre fondateur du Centre Psychanalytique Onlus et de l’Association Aletosfera, enseignant à l’Institut psychanalytique d’orientation lacanienne, directeur clinique de la Communauté Thérapeutique Il Montello.

Gian Franco Arzente a accepté cette conversation qui a eu lieu le 12 mai, au début du déconfinement en Italie.

Violaine Clément : Tu terminais en 2011 un petit texte1remarquable par ces mots en forme de Witz : « C’est ainsi qu’opère l’inconscient, il n’est pas caché dans la brouette, il est la brouette elle-même. » Pourrais-tu répéter cette phrase aujourd’hui ?

Gian Francesco Arzente : J’ai été touché par cette invitation et cette question qui m’a ramené dans un temps très lointain. À l’époque où j’ai écrit ça, je commençais à comprendre la manière dont la psychanalyse avait eu des effets sur moi, sur ma vie et sur ma façon de travailler, et m’avait fait saisir aussi la manière dont j’avais choisi la profession de psychologue. J’avais remarqué que ce sur quoi je ne cédais pas, c’était l’impossibilité de m’arrêter là où je rencontrais une difficulté dans la relation, là où cette relation commençait à s’effriter (sfaldarsi). Il y avait d’un côté le point d’angoisse, et de l’autre, le point dont, à l’époque de ce livre, je me suis rendu compte : que pour moi, il était important de coudre, de faire en sorte que le rapport se soude. C’était ça, le point dont je partais, dans la communauté thérapeutique comme dans mon cabinet (studio), c’était mon point de difficulté : quand quelqu’un quittait la communauté, ou ne reprenait pas ses séances au cabinet, pour moi, c’était un point d’angoisse. Ce qui produisait une relation, et ce qui en produisait la rupture, c’était ça ma question : la question du transfert donc était fondamentale.

VC : La question se posait donc à partir de la rupture ?

Oui, je me demandais si je pouvais affronter une rupture sans me préoccuper de la rupture elle-même. En quoi avais-je moi-même permis la rupture ? Ce signifiant rupture devenait d’autant plus le mien qu’il perdait sa signification.

VC : Il fallait t’approprier et le lien et la rupture ? Comment fais-tu actuellement, quand les patients ne peuvent pas toujours venir au cabinet pour soutenir le transfert dans ce temps particulier sans être intrusif ?

GFA : Question importante : plutôt que de dire à l’autre : viens chez moi, j’ai la solution pour toi, il s’agit de passer de la question : mais qu’est-ce que l’autre veut de moi ? à celle de ce que moi je veux pour lui. C’est le point sur lequel tu me fais retourner, dans ces années-là (2011-2012).

Passer de cette question : l’autre peut-il me désirer si je suis aussi peu désirable de mon point de vue ? à la question : qu’est-ce que je veux, moi, de l’autre ? Ce qui cause le transfert pour chacun de nous, c’est un signifiant, qui n’a aucun sens. Il n’y a aucun sens à ce que quelqu’un vienne chez nous pour parler, sinon la jouissance de la parole, comme entre nous deux, en ce moment.

VC : La psychanalyse serait-elle une imposture, comme le disait Lacan ?

GFA : Mais qu’est-ce qui n’est pas imposture ? Il n’y rien de mieux pour permettre à quelqu’un d’arriver à se poser cette question de « qu’est-ce que je veux ? »

VC : Et ma demande t’a confronté à cette même question : plutôt que de savoir ce que je voulais, tu t’es posé la question de ce que toi tu voulais. Alors toi, que voudrais-tu dire à la communauté suisse ?

GFA : Ces jours, je me confronte à cette question. Je n’ai pas arrêté de travailler. J’aurais pu choisir de ne pas aller travailler dans la communauté (c’est le nom que je donne à l’institution que je dirige). J’ai pensé à toutes les luttes que la psychologie a faites pour devenir une profession sanitaire, et ne pas rester… Et je me suis demandé comment soutenir le transfert dans des lieux où seule le peut la présence ? Qu’est-ce qui ne peut se tenir et se donner qu’en présence, à partir du transfert ? En somme, je ne crois plus au signifiant comme une parole qui a un sens. Ce qui est fondamental, c’est de pouvoir offrir du non-sens. Une interprétation qui n’a pas de sens. Pourquoi lui, qui pourrait rester à la maison, vient-il travailler ? Pourquoi risquer ici sa vie ? Il ne s’agit pas de risquer sa vie, il s’agit d’assumer (svolgere) une fonction qui est vide, une place que n’importe qui peut occuper…

La mort, plus encore que la vie, sont du registre de l’avoir, comme avoir une belle maison, ou au contraire avoir beaucoup d’enfants. Je pense que la psychanalyse peut faire saisir ce point. Bien évidemment, il n’est pas nécessaire de se passer de l’autre, mais il est important de se rendre compte qu’on ne peut pas rencontrer n’importe qui, n’importe comment, qu’une rencontre n’est pas prévisible… Certains ont pu décider de venir au cabinet plutôt que de rester isolés à la maison. Comme se fait-il que la fermeture puisse devenir une ouverture, devenir une formule de symptôme ? Toutes les fois qu’on me demande de fermer, j’ouvre, et inversément. Ma question est donc : comment sortir de cette ambiguïté ?

VC : Ou alors comment y entrer ? puisque le signifiant est toujours binaire ouvrir-fermer. Tu fais un peu comme les autistes ?

GFA : Voilà ! Au fond, ce que j’ai appris, c’est qu’une limite est faite pour être dépassée. Mais pas de n’importe quelle façon. Qu’est-ce que c’est que cette chiusura ? Pour chacun de nous, elle a des échos et des effets différents. Je me demande ce qui pour moi fait ouverture là où il y a une fermeture. Aujourd’hui, je suis allé dans la communauté et j’ai dit que nous devions y faire entrer de nouveaux membres, sinon nous ne pouvions plus faire émerger de nouveaux points d’élaboration. Non pas parce que les personnes avec lesquelles nous travaillons ne peuvent pas amener de nouvelles élaborations, mais parce qu’un nouveau patient apporte de nouveaux signifiants. Si nous nous refermons toujours sur les mêmes signifiants, nous restons fermés. Le sujet se produit dans la relation à l’autre. Et si nous fermons la relation à l’Autre, l’autre qui vise la fermeture, C’est alors un ordre qui nous arrive par la télévision, un décret qui nous est imposé. J’ai fait l’expérience que la fermeture est notre point de vue, notre perspective.

VC : En Italie, comme le rappelait Silvia Morrone, pour les psychanalystes, qui font partie de la santé mentale, le droit existe d’ouvrir ou de fermer. Pourquoi ne pas choisir le confort ?

GFA : Il y a quelques années, j’aurais choisi de me conformer au confort de la fermeture. J’ai fait l’expérience autrefois de ne pas accueillir la difficulté, la différence, le mouvement, et aussi l’angoisse dans laquelle nous met un nouveau signifiant. Maintenant j’aurais l’impression de ne pas vivre, de mourir, si je n’accueillais pas quelque chose de nouveau. Aussi parce qu’au fond, je réagirais différemment. Je peux me plaindre de n’avoir pas tellement d’argent, mais cela ne m’empêcherait pas d’en dépenser autant pour des cigarettes, de faire quantité d’accidents de voiture, de me prendre des amendes, alors que la question serait : qu’est-ce que je veux de l’autre ? Cette question de la chiusura fait partie de l’inconscient, de la brouette. Nous ne sommes pas maîtres du signifiant, c’est lui qui nous commande ; c’est aussi vrai pour le signifiant fermeture que pour celui d’ouverture. À nous de trouver notre moyen d’ouvrir, et l’unique moyen d’ouvrir, c’est de maintenir le dialogue…

VC : Tu me fais penser à un autre signifiant ancien, l’acedia, que les moines connaissaient bien, et dont une des conséquences a été de ne pas enterrer les morts. Ce que tu dis là, au contraire, c’est que la mort est plutôt à l’intérieur qu’à l’extérieur, la mort comme ce qui arriverait si on se laissait enfermer.

GFA : Tu me fais penser à un événement qui a été fondamental pour moi. Dans la communauté, mais aussi dans le cabinet, le signifiant ouvrir/fermer la porte est très important, il est nécessaire de sortir, et puis d’entrer à nouveau, et beaucoup d’hôtes de la communauté ne trouvent pas le moment opportun pour sortir, s’ils ne peuvent se soutenir de leur propre désir. S’ils ont trouvé à se soutenir du désir d’un autre, un désir orienté par la psychanalyse, un désir qui consente, ce qui peut se produire, c’est que quelqu’un en vienne à se suicider.

Il y a eu une fois un monsieur dont on disait qu’il allait très bien, qu’il avait rempli tous les objectifs, qui avait recommencé à travailler, à conduire sa voiture, à revoir sa femme et à s’occuper de son fils. Au moment où sa femme lui a dit que le surlendemain, il allait sortir de l’institution, il a commencé à dire que les paroles ne lui sortaient plus de la gorge, qu’il commençait à souffrir. La veille de son départ, il s’est échappé. Il a été retrouvé trois jours plus tard, pendu. Ce fut un point de grand enseignement pour moi. Tout d’abord, que quelqu’un peut choisir de se suicider. Il faut trouver pour chacun sa propre clé d’ouverture. Pour ce sujet, la clé était de le laisser sortir, de le libérer. Ce qui nous rend libres, ce sont nos limites. Notre langage, nos paroles ne réussissent pas à dire tout. Il n’y a rien qui rende moins libre que l’association libre.

VC : Tu as vécu ce confinement de l’extérieur, pourrait-on dire que tu es un outsider ? (Il rit)

GFA : Oui, c’est une position difficile que la psychanalyse, on pourrait dire que celui qui se sent un outsider peut le démontrer, et en le démontrant, s’inscrire dans un discours. La jouissance est une limite de la parole, mais aussi quelque chose d’illimité en tant que, lorsqu’elle n’est pas prise dans les limites d’un discours, elle peut conduire à la perdition. Ainsi ce sujet qui a décidé de mourir, au fond, a pu dire quelque chose de fondamental. Je me souviens que quand je l’ai retrouvé, quand les carabiniers sont venus me dire qu’ils l’avaient trouvé loin dans la forêt, il y avait déjà les gardiens qui voulaient le récupérer, qui voulaient le ramener avec une poulie (carrucola), parce qu’il était très lourd, je me suis rendu compte que ce n’était pas lui, c’était seulement son lest (zavorra), son image, mais ce n’était pas lui. Et là, j’ai ressenti le devoir, la nécessité éthique, de rester deux heures, le temps qu’ils réussissent à le charger, et à l’emmener là où ils devaient, à raconter l’histoire de ce monsieur. D’abord parce que je ne pouvais pas me séparer de ce corps. Cette situation m’a beaucoup rappelé la séance analytique, ce rapport où il est impossible d’établir une relation comme on la voudrait, mais où il s’agit d’établir les conditions pour qu’un dire soit possible, qui produise quelque chose de nouveau. C’est ce qui m’a permis de rencontrer ensuite sa femme, et son fils, et de leur raconter quelque chose de cet homme, de ce qu’il avait fait, et de ce qu’il pouvait encore faire, d’une certaine manière, des signifiants qu’il avait laissés, et qu’il avait emportés avec lui.

VC : Une séance analytique avec un parlêtre, auquel tu as donné ta voix, en parlant pour lui, à qui tu as rendu les honneurs. Cela interroge la place de la mort et de la psychanalyse, surtout en ce temps…

GFA : Il m’a fait saisir que ce qui rend humain est que nous soyons un corps parlant, et que lui n’était pas seulement un cadavre. Les pompiers, dans leurs scaphandres, tels des guerriers du Moyen-Âge, peuvent s’occuper des cadavres. Mais le travail qu’il avait fait avec moi, c’était le travail d’un corps parlant. L’unique chose dont s’occupe la psychanalyse est de faire en sorte qu’un corps devienne parlant. Voilà.

 

Notes :

  1. All’ombra della censura, in : Ma che vuole l’Italia? p. 117-118, paru aux éditions Borla, sous la direction de Rosa-Elena Manzetti à Turin. « On pense à l’histoire de l’ouvrier suspecté de voler ; alors le soir, quand il sortait de l’usine, on inspectait minutieusement la brouette qu’il poussait devant lui. Mais elle s’avérait toujours vide. Finalement on apprit qu’il volait les brouettes. C’est comme ça que fonctionne l’inconscient, il n’est pas caché, il est la brouette elle-même. »