De la tragédie à la comédie

Conversation avec Frédérique Voruz*, par Violaine Clément. Le 29 avril 2021.

Violaine Clément : Bonjour Frédérique Voruz et merci d’avoir accepté cet entretien…

Frédérique Voruz : Bonjour !

V.C. : Vous liez depuis longtemps théâtre et psychanalyse, dites-moi…

F.V. : Quand j’avais 21 ans, j’ai commencé au Théâtre du Soleil, et j’ai vu le film d’Arnaud Despleschin Rois et reine, qui m’a énormément rassurée sur le fait qu’on pouvait faire œuvre, avec la psychanalyse, qui parfois permettait d’éclairer l’œuvre, et en était même parfois le tissu. J’avais déjà fait un petit morceau d’analyse avec un analyste, Pierre-Gilles Guéguen, mais ça n’avait pas pris en fait, je suis restée six mois avec lui. Je crois que j’avais besoin de travailler avec une femme, à l’époque, j’avais beaucoup de peine à faire compter l’homme. J’ai donc commencé une analyse avec celle que j’ai ensuite mise en scène… Vous ne l’avez pas reconnue1 ?

V.C. : Non ! Mais maintenant que vous le dites… Oui, bien sûr !

F.V. : Elle ne souhaite pas être reconnue dans mon spectacle. Elle ne s’attendait pas à se voir théâtralisée, mais pour moi, c’est devenu un personnage, en fait ! Ce personnage a cristallisé comment je l’ai reçue, moi. À l’époque où elle l’a vu, elle était le seul personnage avec mon père et ma mère. Depuis, j’ai retravaillé avec Simon Abkarian, on a vraiment développé la galerie de personnages, elle est maintenant davantage « perdue » parmi les autres.

Je crois que mon vecteur d’expression est vraiment le théâtre, qu’il n’y a pas à choisir entre le théâtre et la psychanalyse, mon vecteur d’expression est vraiment ce que je développe dans Lalalangue, ça a été mon mode de survie, mon mode de transposition du réel, mon mode de transcendance du réel, ma manière de lui survivre, au réel. Le premier monde que j’ai rencontré, c’est le théâtre. J’ai rencontré Ariane Mnouchkine, encore une femme qui a refusé la castration symbolique, qui en plus n’a pas eu d’enfant, qui est la maîtresse femme, la femme aboutie, la Médée du théâtre, qui m’a offert un monde, qui m’a offert un lieu où j’ai pu panser mes plaies et me reconstruire, en me clipsant sur un corps. Pour moi, Ariane a le même rapport au corps que ma mère, même si j’ai choisi de ne pas en parler dans mon spectacle. Comme l’a dit ma psychanalyste (dont elle joue la voix et le ton) : Votre mère et Ariane Mnouchkine, c’est la même chose ! Parlez-moi de votre mère !

J’ai l’impression que comme ma mère avec ses enfants, Ariane se déplace avec son grand corps d’acteurs, qu’elle ne peut pas écrire sans ses acteurs, ni répéter sans eux, c’est pour ça qu’elle a des processus de création assez longs. Elle nous dit : vous êtes mes bras, vous êtes mes jambes, vous êtes mon corps… On est son corps en fait, on est elle. Je lui dois beaucoup car elle a en quelque sorte été mon corps de rattachement. J’ai pu me « clipser » sur le corps Soleil le temps de me construire. Je n’aurais pas pu passer de ma mère au monde. Mais c’est aussi ce que je ne supportais plus, une fois que j’ai été suffisamment avancée dans mon analyse. J’ai fait deux spectacles avec elle, à la fin des Naufragés du fol espoir, avec mon analyste, on a décidé de concert que je n’étais pas suffisamment autonome pour pouvoir m’arracher du corps, et à la fin de Macbeth, on a mis ensemble en place le processus de départ, le processus d’amputation.

V.C. : C’est quand même fort, pour vous…

F.V. : Ah mais moi, en fait, j’étais la jambe de ma mère, et la jambe de ma mère, en cela que je l’ai soutenue vraiment, j’ai pris la position de la soutenir, et en cela, d’être celle qui complète l’Autre.

V.C : C’était votre réponse au réel, ce qu’on entend très fort dans votre spectacle, et qui fait que nous souhaitons vous faire venir en Suisse pour montrer votre spectacle, dans l’idée de travailler le thème de l’Institut de l’Enfant pour 20232. Quand un enfant choisit d’être la jambe de sa mère, il s’agit d’abord de reconnaître son choix… Il vous a fallu du temps pour vous en rendre compte, avant de pouvoir décider d’être une jambe mobile…

F.V : Ça a été le vrai enjeu de mon analyse, de m’autonomiser, de devenir un membre à part entière, et pas seulement un membre, mais devenir un être, quelqu’un. Je pense que je ne trouverai pas le repos tant que je n’aurai pas eu la reconnaissance, ce que j’attends de ce spectacle, pour me détacher de ma mère. C’est ça qui fait que je suis très angoissée dans cette période qui me ralentit terriblement. J’allais signer avec le théâtre du Rond-Point à Paris, et là, c’est complètement remis en question…

V.C. : Cette recherche de reconnaissance fait paradoxalement exister encore plus l’Autre. Dans cette période de vide pour vous, trouvez-vous quelque chose de positif ?

F.B. : Oui, parce que, comme je suis complètement construite autour de mon travail, je suis un peu boulimique de ça : je suis du genre à partir tôt d’une soirée pour être bien en forme le lendemain matin. J’ai pu laisser plus de place au couple, aussi, et me rendre compte que je n’allais pas mourir si un projet ne se faisait pas…

V.C. : Vous êtes une survivante, et, comme me disait un autre artiste, ce ralentissement a pu avoir aussi un intérêt, mais sur le plan artistique ?

F.V. : C’est dur… J’ai beaucoup travaillé en analyse le besoin de garantie, mais là, plus rien n’est garanti. Alors oui, j’ai pu écrire un court métrage, qu’on veut réaliser en automne, et que je n’aurais pas pu faire sans. J’ai changé de chargée de diffusion, et là, je vais payer de ma poche, et bénéficier d’un vrai réseau. J’ai aussi pu me détacher de la reconnaissance de l’autre sur mon travail, et être consciente de la valeur de ce que je fais. Ça m’a assise, ce qui est peut-être lié aussi au fait que j’ai acheté une maison. J’ai une base, autre que mon travail. En plus, c’est une maison troglodyte, dans la roche. J’ai grandi.

V.C. : Vous avez creusé votre trou. Mais nous aimerions que vous veniez en Suisse, ce qui est compliqué parce que les théâtres vont monter les spectacles qui n’ont pas pu l’être à cause de la pandémie. Accepterez-vous encore d’être nomade ?

F.V. : Oui, mais ce qui est difficile pour moi, c’est d’avoir à me vendre, ce qui me remet dans cette position de mendier, que je reliais à ma mère, mais je sais maintenant que c’est subjectif… Je suis plus souple à la vie que peut prendre mon spectacle sur le long terme, donc ça arrive à un moment où je trouve ça chouette, toutes les formes que ça peut prendre. Nomade, j’ai toujours voulu l’être. Dans mon spectacle, je parle de ça, du moment où j’ai renoncé à la propriété privée, à l’espace privé. Ma mère détruisait ma chambre, j’ai pris l’habitude de ne rien avoir à moi, et à m’offrir à l’autre. Pendant très longtemps, je n’avais pas d’espace personnel, je vivais chez l’autre, je dormais chez l’autre, j’empruntais ses objets, j’enviais tout ce qui était à l’autre, je n’avais rien à moi. Là, c’est la première fois que j’ai quelque chose à moi. Le camion3, c’est donc possible.

V.C. : On parle actuellement dans notre champ de nomadisme sexuel, pour vous, ce qu’on appelle là nomadisme pourrait être une forme d’utopie, au sens étymologique, un non-lieu. J’ai vu que vous avez expliqué Aléthéia, en vous référant à son étymologie, voici un autre mot qui doit vous intéresser…

Vous qui avez appris enfant à vous protéger de la contingence, de ce qui pouvait à chaque instant vous tomber dessus, vous avez à nous enseigner ça pour notre laboratoire du CIEN qui travaille le syntagme inversé de celui que Jacques-Alain Miller a donné comme titre à la prochaine journée de l’Institut de l’Enfant, Parents terribles, enfants exaspérés. Vous parlez de la psychose de votre mère… Mais quand on grandit avec un parent psychotique, il vaudrait mieux savoir ce que ça veut dire, sinon, c’est compliqué.

F.V. : Oui, c’est vrai : pendant très longtemps, j’ai cru que c’était moi la folle. Avec l’analyse, je vois assez vite la psychose de l’autre. C’est bien de savoir comment lui parler, et de ne pas prendre, comme je l’ai fait, tout ce que disait l’Autre comme parole d’évangile. Par exemple, je croyais tout ce que disait mon père, qui pourtant est un menteur. Avant tout ce que disait l’autre était vrai. Là, je comprends que ce que dit l’autre est rarement vrai, c’est lié à sa manière de prendre l’existence. C’est sa vérité.

V.C : C’est vrai pour lui, peut-être, mais si on croit tout ce que dit l’autre, c’est difficile… Quand j’ai vu votre spectacle très intime, Lalalangue – j’ai appris que vous l’aviez montré à des membres de l’ECF, il y a quelque chose de très intime, quelque chose du trajet d’une analyse. Il y a bien sûr votre analyse, mais ces diapos que vous faites défiler sont les fictions qu’on peut mettre dans le cadre, dans le tiroir… Aujourd’hui, le spectacle se modifie-t-il encore ?

F.V. : Un spectacle continue d’évoluer jusqu’à la fin, le rythme, le ton. Mais là, je pense que j’ai trouvé. Il y a toujours de petites impros, mais seul le père change encore. Je rajoute tous les soirs des petits mots, des petites blagues différents du père. Mais c’est aussi car, au départ, c’était pour moi un spectacle sur ma mère. Là, j’ai compris que c’était davantage un spectacle sur moi. Et j’ai développé le père. Je l’ai en quelque sorte fait davantage compter face à la mère.

V.C. : Vos parents ont-ils vu le spectacle ? Vous ne les invitez pas ?

F.V. : En fait, maman voulait beaucoup le voir, on en a beaucoup parlé, elle avait très peur de ce qu’il y avait dedans. Elle m’a demandé : est-ce que c’est vrai que tu as eu une enfance difficile ?

V.C. : Elle ne s’en doutait pas ?

F.V. : Non, elle a complètement oublié. La dernière fois que j’ai essayé de la confronter à ça, en 2010, je lui ai dit : est-ce que tu te rends compte de ce que tu as fait ? notamment avec Gael, ce garçon, elle me dit : tu dis n’importe quoi ! Elle s’est protégée comme ça, par l’oubli, donc moi je ne vois pas du tout l’intérêt de la replonger. C’est mon histoire. Et je ne veux pas qu’elle le voie. Et je ne pense pas qu’elle veuille le voir. Une fois, alors qu’elle voulait venir, elle m’a dit finalement qu’elle ne pouvait pas, que ça ne l’arrangeait pas. Et je n’irai pas jouer dans sa ville, d’ailleurs.

V.C. : Si elle avait pu faire ce travail, votre mère, comme Lacan nous a appris, ça aurait été différent. Je n’imagine pas sans frémir ce que mes enfants disent de moi à leur analyste. Le film que vous prévoyez, peut-on en savoir quelque chose ?

F.V. : C’est autre chose, de moins personnel. J’avais pensé à faire un film sur Lalalangue

V.C. : Ce serait vraiment utile et nécessaire…

F.V. : Ce serait bien, mais le parcours d’un film, c’est encore autre chose. Là, j’ai coécrit un film avec une amie, sur le survivalisme, une sorte de thriller drôle, un peu trash, qui se passe dans d’anciennes carrières, sur des gens qui croient au grand reset, au grand effondrement. C’est un 15-20 minutes sombre-drôle. Au début, je voulais faire un court métrage sur Lalalangue, mais je ne vois pas encore ce que je peux extraire. Donc je vais faire mes armes sur l’écriture d’un court métrage…

V.C. : Le titre, ce néologisme lacanien, vous m’avez dit que pour vous, il est nécessaire de jouer en présence pour justement en sortir, de cette lalangue dans laquelle on peut être enfermé. Jacques-Alain Miller nous l’a dit, il n’y a pas d’analyse sans la présence des corps. Actuellement, la présence est difficile. Seriez-vous intéressée à faire conversation avec d’autres, après que les gens aient par exemple vu des captures de votre pièce ?

F.V. : Je n’ai pas vraiment de plaisir à imaginer que quelqu’un regarde mon travail. J’ai besoin de l’incarner. C’est pour ça que j’ai choisi ce métier. Ça m’intéresse moins d’envoyer une image de moi dans le monde. Ma manière de supporter la vie et le réel, c’est d’être sur scène. C’est là que le temps s’arrête, que l’angoisse du temps s’arrête, que je suis confirmée de mon existence. C’est là que je ne suis pas moi, que je ne suis pas vraiment une femme, que je suis autre. C’est cette communion qui m’intéresse, d’être vue en direct par un ensemble de personnes qui interagissent avec moi. Je ne suis pas contre le faire, mais ce n’est pas ce qui m’intéresse. Après, parler avec des gens qui l’ont vu, oui. Je suis entière, idéaliste, mais je me rends compte qu’il faut s’adapter à la situation. Il y a un an, j’ai décidé que jamais quiconque, à part un programmateur, ne verrait mon spectacle en vidéo. Peut-être qu’il me faudra revenir sur cette décision.

V.C. : Vous qui êtes si féminine, cela me surprend de vous entendre dire que vous n’êtes pas une femme sur scène.

F.V. : Pendant longtemps, j’ai été répugnée par ma féminité, je me voyais comme un monstre. J’ai cru longtemps qu’on me voyait comme répugnante, et pour le coup, pas une femme. J’avais plus une position d’homme avant. C’est de ça que traite le deuxième texte que je suis en train d’écrire, qui s’appelle Nous les hommes, qui est un adage de feu ma grand-mère paternelle.

V.C. : Savez-vous que les journées d’automne de l’ECF s’appellent la Norme mâle ? Comme les grands génies, vous avancez de concert avec les discours ambiants ?

F.V. : (rires) J’ai beaucoup écrit pendant le premier confinement. Là, j’ai un peu de peine à aboutir à la forme définitive du texte, dans la suite de Lalalangue. Ma grand-mère paternelle disait ça, « nous les hommes », phrase que j’ai reprise à mon compte. En séance, j’ai dit que je me méfiais beaucoup des femmes, que c’était d’elles que pouvait venir le sale coup, la trahison. Je ne me méfie pas des hommes, de façon étrange. J’ai une grande confiance en Simon Akbarian, avec qui je travaille, en mon compagnon qui est aussi mon créateur lumière. C’est quand elle m’a demandé ce qu’elle était pour moi, je lui ai répondu qu’elle le savait bien, que c’est une femme non castrée, donc quelque part un homme.

V.C. : Formule étrange : donc une femme non castrée, c’est un homme ? Vous avez besoin de la double négation : une femme est déjà castrée puisqu’elle ne l’a pas, mais pour vous non castrée, c’est qu’elle n’a pas le pouvoir de vous transformer en jambe ! (rires) Quand vous dites qu’elle ne veut pas être liée, qu’avez-vous compris ?

F.V. : Elle a toujours été très soutenante et encourageante pour ce projet. Elle a toujours su l’enjeu que cela représentait pour moi. Mais quand j’ai organisé une rencontre avec d’autres psychanalystes, c’est là qu’elle m’a dit ne pas vouloir être nommée. J’ai cru au début que c’était parce qu’elle n’avait pas apprécié la manière dont je la représentais. Je ne pouvais imaginer cela, car en l’invitant à voir le spectacle, je me suis dit qu’elle allait voir à quel point je lui suis reconnaissante, à quel point elle m’a sauvé la vie. J’ai fait d’elle une représentation exacerbée de comment je l’ai reçue en séance : très vivante, enthousiaste, violente (une bonne violence, une violence qui bouscule). Dans le spectacle, son personnage symbolise mes grandes avancées dans l’analyse.

Après, j’ai compris, on en a parlé : ce qui l’inquiète, c’est qu’à l’époque actuelle, où le grand Autre met son nez partout, le cabinet de l’analyste était le seul endroit où le grand Autre ne pouvait mettre son nez ni son oreille, que c’était le seul endroit privé.

V.C. : Elle vous a forcée à garder privé cet endroit que vous étiez prête à rendre public…

F.V. : Mais je l’ai rendu public, dans le spectacle !

V.C. : Oui, mais pas son nom !

F.V. : Elle m’a dit aussi dit qu’elle faisait très peu de cas cliniques, parce que pour elle, le cabinet est un lieu de résistance, où la parole reste privée. J’ai compris que c’était pour elle une question d’éthique qui la dérangeait dans mon spectacle. Elle m’a dit : Vous avez fait le choix de raconter vos séances en spectacle, c’est votre choix. Donc en fait, elle m’a donné le droit de le faire.

Mais après, c’est aussi particulier. Comme je joue à la recette, et que j’ai le souci de remplir ma salle, ma salle est remplie si moi je la remplis. Ma stratégie pour remplir la salle, qui a marché, est d’appeler les psychanalystes, les professionnels de l’enfance etc… Un psychanalyste m’a dit de contacter « l’Envers de Paris ». Philippe Bénichou a été très intéressé, ils ont été 66 membres de l’ECF à venir. Mon analyste était venue avant, ainsi que ma sœur, Véronique Voruz. Après la représentation à laquelle sont venus les membres de l’Envers de Paris nous avons eu un échange.

J’ai ensuite analysé cela : Je me rends compte que j’ai embarqué beaucoup de gens dans mon symptôme, qui est de faire théâtre avec tout ! Mon analyste m’a demandé alors pourquoi j’avais besoin de faire spectacle avec tout. Je lui ai dit que c’était pour moi une façon de ne pas quitter la scène, parce que quand je quitte la scène, c’est là que je tombe dans les oubliettes. Je m’anime sur scène. J’ai voulu en fait prolonger la représentation. Elle a compris je pense à ce moment-là l’ampleur de mon symptôme, et m’a dit : En fait, vous ne vivez que sur scène. Elle a mesuré à quel point c’était vital pour moi. Et là, cette année de crise sanitaire, ça a été hyper dur, je n’ai pas eu le choix d’être hors scène, c’est en ça que ça a été positif, mais au début, c’était un cauchemar. Moi, je m’anime sous le regard de l’autre. C’est le regard de l’Autre que j’ai mis en scène, avec en premier Dieu. J’étais tout le temps regardée. Donc quand je ne suis pas regardée, c’est compliqué pour moi. Là, j’y arrive de plus en plus. En fin d’année de confinement, mes journées sont très remplies : je fais une heure de chant par jour, de la voix, de la danse, de l’écriture, des dossiers… ça a été très utile. C’est l’aboutissement de l’autonomie.

La psychanalyse, c’est ma nourriture artistique. Je pense que tout artiste parle de la même chose durant toute sa carrière, mais par des prismes différents. Chacun a une obsession. Robert Lepage, le premier metteur en scène à m’avoir donné un rôle, un Québécois, c’est l’identité. Moi aussi, c’est l’identité, mais par le langage… C’est mon combustible.

Ce sont des hommes qui m’ont fait confiance, et c’est ce qui m’a permis de quitter Ariane Mnouchkine, ma première mère de théâtre.

V.C. : Homme, femme Québec, ça me fait penser à cette histoire d’un analyste italien, Di Ciaccia, en conférence au Québec, répondant à une femme qui lui demandait une analyse parce qu’il était un homme, en se caressant la barbe : Qu’est-ce qui vous fait croire que je suis un homme ? (rire) Vous avez éliminé le monstre maternel, donc Médée, pour découvrir qu’il y avait derrière elle une femme qui a perdu sa vie de femme en perdant sa jambe ? C’est la question de la féminité…

F.V. : Mhhh… Là, c’est assez récent que j’accepte ma féminité. C’est aussi passé par le fait de travailler avec un homme qui m’a donné le rôle d’une femme. Avec Robert Lepage, on a fait une création, j’ai proposé beaucoup de scènes, lors des improvisations qu’il a pu ensuite distribuer. Il m’a distribué un rôle que je n’avais pas proposé, dans ce spectacle qui parle du génocide amérindien, sur trois générations. Il y a eu des polémiques au Canada autour de l’appropriation culturelle qui ont fait qu’on n’a pu jouer que la partie actuelle, celle dans laquelle j’ai un rôle, dans le Downtown Eastside. Il y a 70% d’autochtones, c’est le quartier de la prostitution et de la drogue. J’ai proposé un personnage de prostituée complètement détruite qui n’était plus une femme. J’ai créé ce personnage à partir d’un documentaire que j’avais vu. Les hommes qui venaient pour une passe ne venaient pas coucher avec une femme, mais avec un reste de corps. J’ai proposé ce rôle d’une femme qui n’en est pas une, et avec cette voix (elle imite une voix rocailleuse) que lui avait prise la drogue crystal meth qu’elle prenait. J’avais proposé un monstre, très réaliste, et après, Robert a inversé les rôles et m’a donné le rôle central de la toute jeune fille, très féminine, qui venait d’arriver dans la drogue, et dans la prostitution. Donc il m’a donné un rôle de femme en fait, avec une longue perruque noire, très jolie… ça a énormément compté.

V.C : C’est génial, vous vouliez faire un monstre et il vous renvoie à votre féminité.

F.V. : Oui, c’est génial, et ce qui m’a aidée, c’est de passer par la scène. Après, j’ai travaillé avec Simon Akbarian, avec qui je travaille encore, dans Électre des bas-fonds, je fais une femme, il me dit tout le temps : redresse le buste, toutes les femmes sont des reines, parle la tête haute, et impose ta parole. J’ai des bas-résille, en culotte, en talon tout le spectacle, c’est drôle en fait. La femme, pour moi, c’est passer par l’homme, pas par une femme. J’ai assez peur de la méchanceté des femmes.

V.C. : Vous avez raison, et Lacan nous l’avait dit, la féminité, une mère ne peut transmettre ça à ses filles, mais ses filles peuvent la lui voler. Ce que vous avez fait, vous, est très moderne, avec bien sûr la référence à Euripide avec Médée, vous êtes moderne, de cette génération qui doit se faire regarder par l’autre, mais pour vous, ça doit se faire avec le vrai corps, dans une salle de spectacle.

F.V. : C’est drôle, parce qu’en fait ça s’est fait comme ça, mais c’est passé par le regard d’un homme, parce que je voyais comment l’autre me voyait, et qui m’a permis de comprendre qui j’étais. Quand Simon me dit : t’es belle comme ça, redresse-toi…. Mais lui, c’est un amoureux des femmes, un « fétichiste » des femmes.

V.C. : (rire) Il vous fallait un fétichiste des femmes pour devenir une femme ! C’est une belle définition du devenir femme, par le regard d’un homme.

F.V. : … d’un homme qui aime tellement les femmes et qui les respecte. Simon vient d’une culture patriarcale. C’est un Arménien qui a grandi au Liban dans les années ’60. Je crois qu’il se sent avoir une dette envers les femmes, et que dans son travail d’auteur, il doit expier ce que les hommes ont fait subir aux femmes, par la parole qu’il leur donne aujourd’hui. Dans son spectacle « Le Dernier Jour du Jeûne » son personnage « Théos » dit cette phrase « Tu sais, parfois j’ai honte d’être un homme ».

On devait venir avec Électre chez Omar Porras, et finalement avec le Covid… Il a réécrit le mythe d’Électre, et ce n’est plus que des paroles de femmes. Le chœur des troyennes parle et dans cette scène de 30 minutes, on est treize femmes à parler, je suis la Choryphée, la patronne du bordel d’Argos. Nous sommes des prisonnières sexuelles, troyennes violées quarante fois par nuit pendant des mois puis forcées à la prostitution. Simon a fait s’exprimer ces femmes en leur nom. C’est la première fois que le chœur des Troyennes parle en son nom, raconte son histoire. Il fait raconter à Clytemnestre pourquoi elle a tué Agamemnon, et à la fin peut se demander pourquoi à la fin Oreste tue sa mère… Ce a qui fait que j’ai voulu travailler avec Simon, c’est ça, c’est la parole digne.

V.C. : On voit en lisant Hécube ce destin terrible des femmes… Je vous remercie beaucoup de ce que vous m’avez dit sur le devenir femme par le théâtre, par sans le regard d’un homme. On parlerait des heures encore, mais nous allons nous arrêter là, dans l’attente de votre venue en Suisse, dès que possible, mais pas comme prostituée…

F.B. : J’ai envie de venir… Etienne Decroux disait que les acteurs-trices sont des prostituées, je ne suis pas d’accord, mais c’est mon métier de me représenter. Je n’avais pas de filtre, de notion de ce qui est privé. J’étais vraiment dans le prenez et mangez-en tous. Mais j’ai suffisamment confiance dans les psychanalystes pour que ça ne se transforme pas en quelque chose de malsain. Il y a une éthique. L’entretien avec Philippe Bénichou et Nathalie Jaudel m’a confortée dans ce sens, je n’ai pas vraiment peur. Ce qui est ressorti, c’est le triangle du désir sur la tragédie. Mon analyste, son moteur c’est le désir. Moi, j’ai toujours fait d’une tragédie une comédie, j’ai toujours ri de tout.

V.C. : Vous avez trouvé le mot de la fin, merci !

*Frédérique Voruz web : frederiquevoruz.com

 

Notes :

  1. Dans le spectacle Lalalangue
  2. Le thème est prévu ainsi Parents exaspérés-enfants terribles, et nous avons prévu d’inverser le syntagme : parents terribles-enfants exaspérés
  3. Guillaume Prin met la dernière main à un théâtre-camion qui pourrait accueillir le spectacle de Lalalangue.