Ce petit trait d’humour de la vie

Michel Simonet1 est connu dans la ville de Fribourg où il exerce la profession de balayeur, et il est connu loin au-delà pour ses deux ouvrages qui lui ont valu de nombreuses invitations sur des plateaux de télévision.

Conversation avec Michel Simonet, 22 janvier 2022, dans mon cabinet qui se trouve dans la rue de Lausanne, sa rue !

Violaine Clément : En cherchant un Michel Simonet, j’en ai trouvé plusieurs, mais vous êtes unique, et j’ai souhaité parler avec vous de ce lien que, comme Jacques Lacan, vous faites dans le concret entre litter, et lettre. D’où vient ce goût pour la lettre et le déchet ?

Michel Simonet : Le déchet ? À l’âge de 25 ans, je me suis mis à balayer les rues de Fribourg pour remplacer un balayeur titulaire qui partait en vacances, et l’année suivante, j’ai postulé, et le déchet est devenu partie prenante de ma vie de tous les jours. Je n’avais pas vocation d’être balayeur depuis la naissance. Sur le plan de la lettre, j’avais plutôt une grande passion d’être dedans et de lire des livres. J’avais la passion d’être un lecteur depuis la plus tendre enfance, et je me souviens qu’assez vite, j’avais une passion, une certaine facilité pour faire des jeux de mots, et par la même occasion, des poèmes. Parce que les poèmes, c’est assez court, on peut jouer sur les mots. Je conçois même ma prose comme des poèmes élargis. Je veux qu’une phrase soit musicale, qu’elle soit rythmée.

V.C. : Et elles le sont !

M.S. : C’est réussi au moins dans mon intention. J’ai toujours ce petit trait d’humour de la vie, parce que j’étais très nul en dessin, et Armand Niquille, mon professeur de dessin, très sympathique, voyant que je n’étais pas très bon, me disait : mais fais un poème, au dos du dessin, et tu auras une meilleure note. C’est ce que j’ai fait, mais je devais ensuite lire le poème devant tout le monde, et c’était parfois des poèmes un peu satiriques, humoristiques, aux dépens de mes camarades de classe, et c’est comme ça que j’ai commencé à prendre goût à écrire. Les rédactions que j’ai faites ensuite, ça dépendait des enseignants, j’avais parfois un peu peur, parce que je suis assez réservé, assez timide aussi, et qui doute… Avec certains professeurs, j’étais un peu bloqué, avec d’autres, j’étais très libre. Mais le côté lettre s’est arrêté à la sortie du collège, je n’ai plus beaucoup écrit, et de mes poèmes, j’en ai peut-être gardé un seul. On avait un journal de collège, et j’avais fait un poème, je me moquais d’un de mes camarades, fils de paysan à Neyruz… Il ne faudrait pas que je montre ce poème aux Neyrusiens, ils vont me lyncher, alors que je ne connais pas du tout Neyruz. On est cruel quand on est jeune. Pour le reste, j’ai beaucoup lu par la suite, pendant des années, j’ai beaucoup lu sans écrire, jusqu’à l’âge de 54 ans, où j’ai écrit un manuscrit dont je ne pensais pas forcément qu’il serait un jour publié. Je pensais le faire pour moi au départ. Je voyais la profession évoluer, et j’avais un peu peur, j’ai toujours un peu peur, que cette profession change du tout au tout, et se mécanise à outrance, et que je perde ce qui rendait ce métier poésie au cœur de la voirie. Je me disais que tout ça allait bientôt disparaître, et je voulais écrire des thèmes, des souvenirs, pour éventuellement les dire à mes petits-enfants, pourquoi pas…

V.C. : Sans Glutten2, donc !

M.S. : (rires) Sans Glutten, même si maintenant ça fait dix ans que je me trimballe mi-temps mi-temps avec le char, et que je lui trouve quelques qualités, vu ma fatigue à monter la rue de Lausanne en poussant un char. J’apprécie quand même mon char. Mais j’ai eu cette chance d’aller un jour chez Monsieur Jean Steinauer, que je ne connaissais pas tellement, on se vousoyait, on parlait quand on se voyait dans la rue, et un jour je lui ai dit que j’avais écrit quelque chose, que je ne savais pas trop ce que ça valait… Au mois de décembre 2014, j’ai sonné chez lui, je suis monté un matin et je lui montré le manuscrit. Une semaine après, il m’écrivait une lettre, il me remerciait de lui avait fait lire, à lui le premier, ce manuscrit, qui, j’en suis sûr, va plaire à tout plein de Fribourgeois. Et puis, est-ce que vous avez trouvé pour l’impression ? Moi j’avais juste des amis, les Coursin, Gisela, qu’on voit passer avec son vélo, et son mari, imprimeur à Marly. Je veux faire avec eux. C’est comme ça que je suis arrivé à Faim de siècle, Charly Veuthey, que je ne connaissais pas. Jean Steinauer a été le premier à ouvrir le passage, et après, ça s’est fait, une petite lecture de Madame Madeleine Joye, qui était…

V.C. : Ah oui, on retrouve tout le monde !

M.S. : Mais je ne l’ai jamais rencontrée.

V.C. : Mais c’est une amie.

M.S. : Ça me ferait plaisir de la voir, parce qu’elle a fait une lecture, elle a très peu changé de choses…

V.C. : On la rencontrera ici, parce que j’aime beaucoup Madeleine, et qu’ici, on est à la rue de Lausanne, votre rue et aussi la mienne. J’y ai ouvert un cabinet il y a quelques années, on peut dire qu’on fait un peu le même travail, on s’occupe des déchets. Quand j’ai ouvert ce cabinet, et que j’ai demandé à un collègue psychologue ce qu’il fallait pour ouvrir un cabinet, il m’a dit avec humour qu’il fallait des toilettes. J’ai pris son dire au pied de la lettre et mon premier objet fut un curafifi… Oui, on vient au cabinet amener ses déchets. Faire avec les déchets, c’est quelque chose que vous avez décidé de faire relativement jeune, mais la lettre, vous êtes tombé dedans tout petit, comme Obélix, quand vous avez commencé à lire.

M.S. : Oui, j’ai toujours été quelqu’un de pas du tout scientifique, pas du tout mathématique. Je n’ai pas fait le bac d’ailleurs à cause de ma faiblesse insigne en maths. J’aimais bien les chiffres sur le plan comptable, mais l’abstraction mathématique, j’y pense encore aujourd’hui, je crois qu’aujourd’hui encore, au lieu de faire 2, je ferais 3.5 (sur 6).

V.C. : Ne pas pouvoir penser abstraitement est la preuve d’une grande finesse, disait Hegel.

M.S. : J’arrivais pas du tout. Mais par contre, oui, j’aimais le latin, j’aimais le français, même si j’étais quelqu’un d’assez réticent. J’admire beaucoup mes enfants qui ont étudié même ce qui ne leur plaisait pas. Moi, j’étais incapable d’étudier ce qui ne me plaisait pas. Même le français quand ça devenait trop gramme… grammatical. Moi, j’aimais bien lire, j’aimais bien me laisser emporter par un auteur, et y entrer. C’est ce côté littéraire que j’ai. J’étais un peu lacunaire au niveau du français pour certaines choses. Mais après, en lisant beaucoup les auteurs classiques, la Pléiade, entre autres, c’est vrai que ça m’a beaucoup aidé à acquérir une base de français, mais comme ça, par imprégnation, sans devoir y pénétrer à fond. Mais il y a certains mots au niveau de la grammaire que je ne connais pas, et certaines règles.

V.C. : Parce que quand vous jouez avec les mots, ce qui me fascine, puisque j’ai aussi été prof de latin grec… Vous avez aimé le latin, et vous avez aimé non seulement le lire, mais chanter, le latin et le grec. Vous avez chanté comme moi à la cathédrale. Il y a des goûts qui nous sont communs. Quand je vois la liberté que vous avez, je me suis posé la question de savoir si aujourd’hui vous ne seriez pas traité comme un dys, dyscalculique ou dyslexique. On vous aurait trouvé un nom pour cette difficulté. Vous jouez tellement avec les mots, vous entendez toujours les équivoques.

M.S. : Oui, ça, c’est quelque chose que j’ai depuis petit. Quand j’étais avec des collégiens, j’ai des mots qui résonnent en moi, même des phrases. Se faire, j’entends la sphère, ce genre de chose ! Des fois même, je comprends le jeu de mot avant la réalité.

V.C. : Un vrai dyslexique, un enfant qui entend toutes ces possibilités, quand on fait une dictée, quand il faut choisir entre toutes ces possibilités, il en a trop. Vous, je ne sais pas comment vous avez fait, c’est une chance, vous avez réussi à ne pas être trop empêché par ça. Je pense qu’on vous a quand même mis dans le moule.

M. S. : Oui, je suis quelqu’un qui s’adapte, je suis très obéissant. Si quelque chose ne me plaît pas, je n’affronte pas trop. Ça m’a des fois joué des tours, mais je sais ce que je dois faire pour rester dans le mainstream, mais en même temps, je garde une certaine liberté. Le fait d’être en plein air, d’être au service public, de ne jamais avoir eu trop de problème avec les odeurs, les déchets, ça ne m’a jamais posé de problème, je trouve ça normal. Je ne suis pas de la campagne, je viens de la ville, mais ma mère n’a jamais été maniaque, mes parents n’étaient pas maniaques. Mais la société était cadrante, c’était les années septante. Je n’ai jamais été homme de révolte. Même à l’armée, je n’ai pas fait un seul jour de prison. J’ai fait tout, j’ai tout fait comme, mais toujours en me sentant un peu bizarre.

V.C. : Vous avez entendu votre « j’étouffais » ?

M.S. : Ha ha ha !

V.C. : C’est comme ça qu’on travaille, nous, quand quelqu’un amène régulièrement ces effets de son, mais qu’il n’entend pas l’effet que ça produit sur lui. Vous étouffiez à l’intérieur d’un espace clos, il vous fallait un espace plus grand.

M.S. : Oui, oui, il fallait faire ce qui me plaisait, et surtout comme je le voulais.

V.C. : Pas trop de chef

M.S. : Oui, mais je ne suis pas contre.

V.C. : Mais oui, parce qu’aller contre, c’est le faire exister, c’est lui donner du poids. Arriver à faire avec, malgré…

M.S. : Oui, et le monde ouvrier a ceci de sympathique qu’il y a une liberté relative pour certaines choses. C’est pour ça que j’ai eu plus de peine, il y a deux ans, concernant les salaires, moi je m’en foutais complètement, mais j’ai dit je viens manifester avec vous… Mais si on me dit comment je dois travailler, ainsi avec ce Glouton, avec lequel on venait me casser les pieds. Je disais quand même mon fait, mais j’attends toujours un peu de voir, comment ça va se passer. Je pourrais laisser le glouton pendant six mois dedans et on ne me dirait rien. J’ai toujours eu peur d’une intrusion trop grande par rapport à ce qui me tenait à cœur pour que je sois heureux, pour que je puisse travailler en ayant plaisir à faire, plaisir à être, selon ma propre vision des choses, d’avoir le pouvoir sur mon travail. Là il y a une nouvelle organisation qui commence, ces jours, il y aura trois chefs de secteur, on verra… On ne pas embêter les vieux, j’ai soixante et un an bientôt. On verra bien. Évidemment, j’ai un plus grand pouvoir maintenant, de par ma notoriété. Je suis à la rue de Lausanne depuis quatorze ans, avant j’étais à la gare, j’ai été changé du jour au lendemain. Ça m’a déplu, c’était dur. Je pense que c’est parce que je faisais un peu trop de social à la gare. On faisait partie d’un groupe de réflexion sur les Grands Places, La police avait décidé de mettre autour d’une table tous les intervenants, les concierges du coin, la police, même les toxicomanes. Ils ont téléphoné au chef de la voirie et ont demandé s’il pouvait me demander, mais je voyais bien que ça l’embêtait. Il m’a demandé, tout en me disant que je pouvais refuser. J’ai accepté, j’ai participé pendant deux ans, aussi avec le directeur du Tremplin, lieu d’accueil des toxicomanes, et à un moment donné – il y avait des heures supplémentaires pour ça – un jour, on m’a changé. Il fallait me mettre ailleurs. Je perdais le centre-ville que j’aimais bien, que j’aime toujours bien, en hiver, rue de Lausanne, on caille, à la gare, on est mieux (rires). Mais on est plus enfermé.

Le premier livre, je l’ai écrit ici, mais avec tous mes souvenirs de la gare. C’est un lieu où j’ai beaucoup appris, beaucoup reçu. Aujourd’hui, je me dis que c’est mieux comme ça, parce que quand je dois remplacer un collègue à la gare, je ne peux plus travailler.

V.C. : Vous êtes trop connu…

M.S. : Oui, mais là, malheureusement, c’est un peu plus calme, quoiqu’on m’arrête aussi plus que dans d’autres quartiers. Ça me va bien maintenant, c’est très bien comme ça. Mais sur le coup, j’ai ressenti ce désaveu.

V.C. : C’est ce que nous appelons le discours du maître, qui veut que ça marche. Votre sens de la liberté, très humain, n’a rien à voir avec le Kaercher. Ce que vous avez écrit et dit des toxicomanes est très intéressant. Vous aimez l’humain qui pour vous n’est jamais un déchet, ni le toxico, ni la vieille dame qui nourrit les pigeons.

M.S. : Oui, on vient me dire : je vous plains, les gens sont vraiment des cochons, je leur dis que je suis le receleur des déchets, je vis aussi de ça. S’il n’y avait plus rien…C’est ma matière primaire. Je ne me suis jamais énervé contre les gens. Ça peut arriver si je sens que c’est vraiment volontairement, qu’on casse dix bouteilles par terre.

V.C. : Le mépris, ça, vous n’aimez pas trop ! Vous êtes conscient que celui qui méprise se méprend, ainsi celui qui vient vomir devant votre char.

M.S. : Oui oui … Là on touche au domaine spirituel, à ma vision de l’Évangile. La Bible est pleine de paroles, certaines correspondent à mon tempérament, doux, tranquille. Si quelqu’un te frappe la joue droite, tends-lui la gauche, si quelqu’un te force à faire un kilomètre avec lui, fais-en deux… Je suis sûre que ces paroles ont vraiment été dites. C’est quelque choser qui continue à me guider.

V.C. : On sent bien que vous êtes avec Jésus dans la rue, et c’est beau comme vous dites ça.

M.S. : Oui, ce côté doux et humble de cœur.

V.C. : Oui, vous avec Jésus, moi avec Freud et Lacan. Oui, il y a des gens qui ont dit des choses avec lesquels vous pouvez vous soutenir un peu dans le monde. Ce n’est pas que je croie, comme vous, mais chanter, lire, la musique ou l’écriture, j’ai appris ça aussi, ça fait partie de la culture dans laquelle on a grandi. Vous avez une fraternité discrète, comme les psychanalystes, qui se mettent du même côté que ceux qui viennent leur parler. On essaie juste de permettre à qui vient de se servir de nous pour entendre ce qu’ils disent. D’ailleurs Lacan avait un frère moine. Vous, vous parlez des Frères de Charles de Foucault.

M.S. : Oui, parce que j’ai fait l’École de la Foi, une école fondée quand j’avais huit ans, quand je suis arrivé à Fribourg, par Jacques Loew, un Dominicain, prêtre ouvrier qui avait vécu une conversion tardive. Il avait été docker à Marseille, et a fondé une fraternité dont je crois que l’actuel curé de Matran fait encore partie. Lui était syndicalisé, ce qui est assez étranger à ma vision du travail, qui n’est pas politisée. Je trouve qu’en Suisse je suis plutôt reconnaissant de la situation ouvrière. Fonctionnaire, j’ai plus de chance que certains. Ce père baroudeur fonde son école à soixante et quelques années. Pour lui, les chrétiens doivent sortir des sacristies, avoir une formation théologique solide, mais doivent aller dans le monde. Dans ces années, des Français viennent ici. Moi, je suis employé de commerce dans une radio, ma femme est aussi employée de commerce. On se marie, et on fait cette école qui a duré deux ans. C’est à ce moment que je travaille un été dans la rue, et je passe le casting sans être de la caste. Ces catholiques étaient alors une cinquantaine. Le monde du travail changeait, il devenait de moins en moins flexible, plus traditionnel.

V.C. : Après ’68, le monde qu’on croyait devenir plus ouvert est devenu plus fermé.

M.S. : Quand j’ai commencé à travailler à 25 ans, le travail n’était pas aussi difficile qu’aujourd’hui : les horaires étaient plus lâches, il y avait de l’alcool au travail, il y avait des gens ivres au milieu de la rue, des balayeurs qu’il fallait aller chercher avec une camionnette pour les ramener chez eux.

V.C. : Ils vous étaient sympathiques, ces gens-là, et vous avez voulu être l’un des leurs. Vous avez voulu n’être pas un autre, mais un des nôtres, et là, pourrait-on dire, sans vous jeter la pierre, que c’est avec des gens comme vous qu’on a pu exiger que les cantonniers rentrent dans le rang ?

M.S. : J’ai été engagé à une époque où ça commençait à changer. Le chef de la voirie était quelqu’un de très sévère. Il avait été engagé, dessinateur géomètre, pour faire le viaduc de la Gruyère. Une fois le viaduc terminé, il a postulé pour être chef de la voirie, et ça lui a donné une impulsion. Avant, c’était le conseiller communal M. Friedly dont je parle dans mon livre, cet homme politique que les ouvriers aimaient tellement, il était vraiment gentil, c’était le dernier conseiller communal qui avait un lien avec l’ouvrier de manière naturelle. Il était là. C’est vrai que c’était un peu la dolce vita. Je suis arrivé au sein de cette remise en ordre. On a été décimés, on était 28, on n’est plus que 12, c’était un changement sociétal.

V.C. : On a vu aussi ça dans le monde enseignant, où être original n’était pas forcément mal vu. Mais aujourd’hui, on veut que chacun se sépare de sa part d’originalité pour entrer dans le moule. On entend dans cette volonté de mettre de l’ordre la volonté de mettre au pas, d’ordonner. Vous faites en poète l’ordre, la beauté de la ville, c’est très différent que de remettre à l’ordre quelqu’un qui a jeté un déchet devant vous. Ce n’est pas votre style.

M.S. : Ça m’est arrivé, mais je n’aime pas. Ce n’est pas mon style, ce n’est pas dans mon ADN. Je suis petit, plutôt maigre. Si j’étais né avec un mètre nonante, et baraqué, j’aurais peut-être été. Je remarque bien, avec mes enfants, j’ai été plutôt autoritaire, j’ai dû l’être.

V.C. : L’anatomie, c’est le destin ! J’ai adoré quand vous dites : comment une femme pourrait-elle choisir un homme de moins de soixante kilos ? Avez-vous écrit à votre femme ? Est-elle suisse allemande ?

M.S. : Non non, nous sommes de même culture, on vient les deux du Lac. Mais j’ai réalisé que le Lac est le seul district de Suisse où il y a, de souche, des Suisse-Allemands protestants, des Suisse-Allemands catholiques, des Suisses-Romands catholiques, et des Suisses-Romands protestants. C’est un melting pot culturel, c’est pour ça qu’ils ont de la peine à avoir un conseiller d’état, ils ne se connaissent pas. Ma mère est protestante francophone et mon père est catholique germanophone, mais du Lac. Quand on arrive à Fribourg, on est les seuls catholiques de la famille, parce que j’ai pris la langue maternelle de ma mère mais la religion paternelle de mon père. J’ai une grand-mère du Lac Noir à qui je donne la main et ma grand-mère de Lugnorre que j’embrasse dix fois. Ça donne un truc un peu bizarre.

V.C. : Vous êtes un métis !

M.S. : Oui ou, tout à fait. Arrivé à Fribourg, je me rappelle, c’était un choc, j’étais en 3ème année primaire. J’arrivais de chez les sœurs d’Ingenbohl à Morat, c’était un monde tellement différent. Mes notes baissent, je me retrouve avec des gens qui viennent de la campagne, et je pense assez comme un protestant, jugeant tout ce qui arrive de manière individuelle et indépendante.

V.C. : Ce rapport à la religion, on vous voit aller chanter à la cathédrale…

M.S. : Je vais chanter à la cathédrale, mais j’ai fait partie du chœur mixte réformé pendant trois ans. Avec ma femme, on a connu le milieu évangélique. La théorie du chant, je l’ai apprise aussi en autodidacte, de bric et de broc, comme beaucoup de choses, comme l’écriture. J’ai appris le chant byzantin, les neumes, et les tons… J’ai appris avec un moine qui a fait ses études à Athènes. C’est un Français, qui a fait un diplôme de musique byzantine. Il faut bien sûr au début apprendre le grec.

V.C. : Le grec ancien ?

M.S. : Le grec byzantin, qui est médian. Ce n’est pas le grec moderne, ni le grec ancien, c’est un grec déjà un peu décadent, beaucoup plus facile. Le grec a quand même peu évolué. Les Grecs qui entendent la musique byzantine comprennent mieux que nous ne pouvons comprendre le latin. C’est comme le slavon pour la liturgie russe. Le latin a de la parenté avec le français, mais moins. Moi, je peux chanter la liturgie en français, dans des transcriptions, mais le mieux, c’est de chanter en grec, ce que je fais. Même si je pratique une fois par mois à Saint Jean, lors d’une messe catholique de rite byzantin. Là, je suis le chantre, toujours le deuxième dimanche.

V.C. : Fribourg est un creuset d’influences hétérogènes, aussi parce que c’est une ville hétérogène. Vous avez pu trouver un enseignant de musique byzantine, mais comment ?

M.S. : De par mon intérêt pour la foi chrétienne, on s’est retrouvés en France à Taizé, où j’ai connu ces communautés dont parle le fameux film Les éblouis3. On a été voir, on n’a jamais eu l’envie d’en faire partie, mais ici, on était plusieurs familles.

V.C. : L’université est le lien qui fait qu’à Fribourg on peut rencontrer dans la rue des bizarres, ainsi ce professeur spécialiste d’Aristophane, juste à côté d’ici.

M.S. : Oui, Fribourg a son caractère de ville provinciale, comme toute ville française, mais aussi cette université, assez connue. Les gens reviennent, et quelque chose demeure. C’est une ville assez cosmopolite. Ce que j’aime dans le rite byzantin, c’est moins hiératique que dans le grégorien. Comme ce qu’un ami me disait à propos du rite byzantin : les Latins chantent pendant la messe, les Byzantins chantent la messe. J’aime bien le grégorien, je chante aussi une fois par mois avec l’évêque la messe à la cathédrale. J’apprécie modérément les chants, ceux du cahier vert, mais les deux autres chanteuses sont de vraies chanteuses professionnelles. Je suis fier d’avoir été sélectionné, mais moi je suis catholique, je ne suis pas dans les chapelles. Même si au début j’ai fait partie de groupes assez sectaires. J’ai toujours gardé un lien avec ces personnes, j’ai senti aussi quel était le côté positif d’un certain retrait, mais je ne voulais pas me retirer pour me retirer. On est avec les gens, et mon travail est exceptionnel pour ça. Vu mon cursus, é la fois Saint Michel (lycée) et ouvrier, je suis avec tout le monde, et c’est assez naturel. Je rencontre l’évêque, qui est d’ailleurs mon contemporain, on se tutoie on parle, je peux passer du coq à l’âne.

V.C. : Aller au plus singulier pour viser quelque chose d’universel et de cosmopolite, je trouve ça fort. J’ai encore une question sur l’amour : Lacan disait que les garçons ne penseraient pas à l’amour s’ils n’avaient pas lu des livres. Signeriez-vous ça ? Vous qui avez rencontré votre femme à travers la religion.

M.S. : J’ai toujours aimé le monde des filles, parce que justement, le monde des garçons, c’est quand même dur, c’est concurrentiel, c’est bagarreur, et moi je n’aimais pas trop ça, déjà parce que je n’avais pas les capacités. Avec les filles, j’ai toujours eu… d’ailleurs j’ai écrit un chapitre que je n’ai pas mis, c’était justement mon rapport aux femmes.

V.C. : Pourquoi ?

M.S. : Je ne sais pas, je ne l’ai pas mis, je me suis dit que je ne voulais pas trop. C’est vrai que ce n’est pas quelque chose d’évident. C’est un fait que la rue est très féminine. J’ai toujours trouvé qu’il y a beaucoup de femmes dans la rue, j’ai beaucoup de contacts, étant fraternel et familier, sans jamais avoir, même si je suis complètement hétéro, j’ai tout le temps été attiré par le monde des filles. Je devrais noter avec qui je parle, mais il y a deux fois plus de femmes que d’hommes.

V.C. : On dit que les femmes aiment parler… Mais quand je vous entends, après avoir lu tout ce passage où vous disiez que vous vous verriez bien frère, vous avez trouvé une place dans un énorme couvent qui s’appellerait Fribourg …

M.S. : C’est tout à fait ça ! Et après, quand on choisit d’avoir une famille, et de se marier, on a une communauté au sein d’une communauté. Cela n’a pas toujours été facile. Mon épouse est restée, comme je le dis, complètement dévouée à sa famille, mais moi j’étais planète père, je dis beaucoup de choses à mots couverts. J’étais face à une famille élargie, un peu comme ce que vit un curé. Je me suis trouvé des fois face à ce dilemme : je ne voulais pas non plus faire se rencontrer tout le monde. Je vois bien que j’ai un monde à moi que ma femme n’a pas forcément envie de connaître. On est parfois invités, elle rencontre des gens, et alors, elle a plaisir, ou pas… Lorsque je rencontrais dans la rue des personnes qui avaient des problèmes, et que je les amenais à la maison, ma femme me disait que c’est parfois dur. Si on est célibataire, c’est différent. C’est pour ça que l’Église est opposée au mariage des prêtres, ce n’est pas tant à cause du sexuel, mais c’est parce que le ministre va perdre de l’énergie, finalement, à cause de sa famille et qu’il ne va pas la canaliser. C’est comme ça que l’Église a été missionnaire, en Afrique ou ailleurs, parce qu’elle a envoyé des gens qui étaient libres de tout pour annoncer l’évangile jusqu’aux confins du monde.

V.C. : Ils ont aussi essaimé d’autres choses, avec l’évangile…

M.S. : Pour le meilleur et pour le pire ! (rires) Maintenant, avec les années, si on écrit un troisième livre, ce sera peut-être un livre plus ardu, j’écrirai peut-être sur le spirituel, qui me tient très à cœur. Ce sera plus confidentiel ça ne va pas intéresser les gens.

V.C. : Ce n’est pas du tout sûr, vous avez une façon à vous d’intéresser les gens. Si dans le spirituel, vous mettez aussi la question de l’amour, voire peut-être de la mystique, je pense que ça va intéresser beaucoup de gens, parce que vous avez un style, un style très particulier. Ce rapport à l’équivoque, qui fait résonner la langue, c’est très présent. Cette fluidité me semble hypermoderne, cette poésie à jet continu.

M.S. : Alors c’est du travail aussi, le premier jet, ce n’est vraiment pas grand-chose, et après, c’est aussi mystérieux pour moi, parce que quand on écrit, on a cette première phrase, des fois, ça me tombe dessus. Et il y a des moments où on est mieux qu’à d’autres, pour écrire. Il y a des moments où tout me vient, on aimerait bien s’arrêter. Bon, il faut qu’on soit à table. Et il y a des moments où rien ne vient, où c’est terne, ce n’est pas bien. Et après, on laisse reposer, et tout à coup, ça vient, il faut travailler. Je n’ai jamais écrit une phrase complète, mais un poème oui. Un poème de 12 pieds, ça, oui ! Quand il y a un mot que je ne sais pas, quand je vais travailler, je sais que je saurai à la fin de la journée. Il y a le mot, je sais qu’il existe, mais je ne l’ai pas ; je sais que je vais l’avoir.

V.C. : J’ai beaucoup aimé votre usage du téléphone, celui dont justement nous nous servons pour enregistrer cette conversation, pour écrire. Vous avez réussi à mettre ensemble des choses, c’était nouveau pour vous.

M.S. : Oui, c’est bête… Ce passage que j’ai écrit, où ma fille me donne un Iphone. J’aurais pu écrire sur du papier, mais je ne sais pas, ça ne m’intéressait pas de le faire, moi j’écris très mal. Je me relis très mal, j’ai appris à écrire comme ça (il me montre comment il tord sa main). Quand je fais des signatures, on me dit : mais vous êtes gaucher ! Non, je ne suis pas gaucher, je suis droitier, mais j’écris et je cochonne après, et c’est vrai qu’à l’école j’avais des notes de soin terribles, c’était vraiment l’horreur. Je n’aime pas écrire à la main, j’ai tout fait sur l’ordi. Je ne suis pas un manuel, je suis gauche sur un plan bricolage, mon père était déjà un fonctionnaire, mon grand-père était aussi fonctionnaire. Je n’ai pas appris un métier manuel. Mes enfants auraient pu, un ou deux étaient assez doués, mais ils n’ont pas pris ça chez moi. Je suis vraiment un intellectuel, quelqu’un qui aime bien réfléchir. Alors justement, faire des travaux, des corvées, ça j’aime bien, ça, je sais faire. C’est facile, aller tondre le gazon, aller couper du bois, scier, les choses simples, ça je sais. Mais quand il faut monter une armoire…

V.C. : Vous êtes une objection de conscience incarnée pour lutter contre ce monde où on voudrait qu’on soit tous les mêmes, et tous capables de tout faire. Parce qu’actuellement, chacun doit être capable d’écrire, de transmettre, de faire avec les réseaux sociaux, alors que des gens sont capables de dessiner, d’autres non… Vous objectez à ça, en choisissant précisément quelque chose où on vous dit quoi faire, mais où vous trouvez la liberté de comment le faire.

M.S. : J’étais aussi borné d’un autre côté, parce qu’il y a des choses que je ne voulais pas. Je ne voulais pas, mais je pense que si j’avais dit oui, ça aurait pu aussi… Ce collègue, Bloch, qui faisait son apprentissage en cuisine, et qui m’avait dit de venir avec lui, à qui j’avais dit oui mais… Le jour où il a sonné à la porte pour y aller, j’ai dit non, je ne viens pas. J’aurais certainement eu plus de pouvoir, de connaissances culinaires, je suis assez zéro là-dedans. Si je suis habitué à quelque chose, je le fais volontiers, mais me mettre en route, même pour écrire…

V.C. : La routine, vous l’écrivez, ça vous met en route.

M.S. : Oui, j’en ai besoin, ça me porte.

V.C. : Vous avez besoin de marcher, vous !

M.S. : Aussi, oui ! je n’ai jamais aimé la gymnastique, mais j’ai toujours aimé être dehors, dans le quartier du Jura, on était cinquante gamins, on jouait au hockey l’hiver, au foot l’été. Mais par contre, j’ai appris tard à faire du vélo. J’ai appris tard à skier. Tout ce qui était un peu compliqué. Je n’osais pas demander, et un jour, j’ai demandé à mon père comment on faisait du vélo. J’ai appris à 11 ans, et maintenant, je fais encore du vélo à 60 ans alors que beaucoup de mes amis ne font plus de sport. J’ai appris à skier à 35 ans, quand ma femme ne pouvait plus, elle était enceinte du cinquième. Il y a quand même aussi une peur, des blocages, un j’ai pas envie.

V.C. : Je propose qu’on s’arrête là, puisque je dois encore transcrire cette conversation. Peut-être continuerons-nous une autre fois… Beaucoup d’enfants disent : je n’ai pas envie. On peut y lire une peur, qu’il faudrait pouvoir accueillir. Ce que vous avez réussi à faire, vous, c’est assez champion. Certes, pas sans la religion, Jésus vous a accompagné depuis longtemps. Mais surtout, avec la lettre, d’une façon magistrale. J’attends votre livre sur l’amour, sur la mystique, sur le chant byzantin., Vous avez encore de quoi faire. Sur quoi êtes-vous maintenant ?

M.S. : Là, je me repose. Pendant six ans, je n’ai rien fait. J’ai fait le premier, et six ans et demi après, j’ai fait le deuxième, parce que j’ai gagné un prix. Quand j’ai reçu l’appel de Robert Bouvier… je commençais à en avoir assez, j’étais l’auteur de beaucoup de sollicitations, très sympathiques, mais qui pour moi étaient quand même fastidieuses. Il fallait aller en sociologue, ou même chez des médecins… Je commençais à dire non. Il me dit que j’étais l’une des quatre personnes auxquelles il pensait pour le prix culturel Migros 2020, il fallait que j’écrive un dossier. Le prix était lié à un projet. Je savais très bien ce que ça voulait dire, me mettre dans un projet, ça allait quand même me chambouler la vie. Parce que j’ai des petits-enfants, je travaille… Et puis je dis oui, à reculons, à pile ou face. Je dis oui, mais je pense que je ne vais pas être pris. Et je suis pris.

Nous arrêtons là cette conversation. Vous signaler encore les deux ouvrages qu’on peut trouver de Michel Simonet, Une rose et un balai, Un couple et sept couffins, à Faim de siècle. Comme je demande à ce balayeur quel volume de la Pléiade je peux lui offrir (il en a accumulé plus de 365, en commençant par rendre les verres vides à la consigne), il me dit qu’il aimerait bien le volume de Huysmans. Une coïncidence de plus, puisque la rue Huysmans, n’est-ce pas justement celle de l’ECF ?

Notes : 

  1. Michel_Simonet  (Wikipedia)
  2. Nom d’un appareil de nettoyage, qui se prononce en allemand glouten, et que Michel Simonet appelle Glouton
  3. « Les Eblouis », un film sur les dérives sectaires chrétiennes