Introduction : quelques mots avec Philippe Lacadée
Nous te remercions de nous permettre de publier sur notre blog, à l’intention des collègues et des amis de l’ASREEP, ce texte sur les émeutes qui ont enflammé les banlieues françaises :
Violaine Clément : Peux-tu nous expliquer pourquoi tu as écrit ce texte cet été ? Qu’est-ce qui fait qu’un psychanalyste s’intéresse à ce sujet ?
Philippe Lacadée : Les émeutes de 2023 n’ont pas enflammé que les banlieues françaises. Elles ont surgi et surpris ailleurs. Ce n’est donc pas forcément un intérêt pour les banlieues, mais plutôt un intérêt pour ce qui se situe dans la marge, dans la marge de la cité, voire de la citation. Comme disait Lacan : « Certains gagneraient beaucoup à me citer au lieu de me paraphraser car c’est entre deux citations qu’alors ils pourraient faire leurs propres inventions ! » Donc, en prenant appui sur ce que disait Musil, dans Les désarrois de l’élève Torless, – je rappelle que François Ansermet avait eu son bureau dans la maison de Musil, en Suisse – on peut dire aussi qu’on envoyait, à cette époque-là, les jeunes à l’extérieur de la ville, dans ce qu’on pourrait appeler la banlieue, pour qu’ils ne soient pas perturbés par ce qui se passait à l’intérieur de la ville, de la cité. De nos jours, cela fonctionne à l’envers !
VC : On les mettait à ban.
PL : Voilà ! On les mettait au ban. Je ne sais pas pourquoi, c’est peut-être programmé dans mon cerveau, je m’intéresse depuis toujours à ce qui est à côté, à la marge, parce que je pars du principe que c’est dans la marge, comme disait le poète suisse Robert Walser, que se situe une certaine vérité de jouissance, dans le sens où ça serait véritablement une réponse à ce qui peut s’agiter dans le réel pulsionnel de chaque sujet. Peter Utz, auteur suisse allemand, a d’ailleurs nommé son livre sur Walser Danser dans les marges.
Au moment des émeutes de banlieue en 2005, ça faisait déjà longtemps, depuis que le CIEN a été créé au fond avec Judith Miller à Buenos Aires en 1996, qu’on avait inventé les conversations. Et ainsi, j’ai travaillé avec Ariane Chottin, pendant dix ans à Bobigny, dans la banlieue parisienne, dans le collège Pierre Sémard. Là, je me suis aperçu que ces jeunes, issus ou pas de l’immigration, vivaient en eux quelque chose qui était comme un éprouvé d’humiliation. Parallèlement, à Bordeaux, j’avais créé un laboratoire Langage et civilisation, après qu’un jeune eut été assassiné de douze coups de couteaux suite à un trafic de drogue et de dette impayée. Un jeune a eu alors cette parole, qui a eu effet de vérité : Tu peux pas savoir ce que c’est qu’un père qui pue la défaite, qui ramène pas le pain à la maison. Nous sommes humiliés par personne interposée. Il ne dit pas : père, il dit : personne.
VC : Père, sonne ! Ce qui m’intéresse beaucoup, quand tu dis ça, c’est cet appel au père, qui résonne de plus en plus fort à mesure qu’on s’éloigne du patriarcat. Quel intérêt à lire ce texte en Suisse ? Certes, en posant la question, j’y réponds de notre côté : nous, on t’aime bien, que ce soit pour le CIEN ou le CEREDA, tu es notre principal père-tenaire, partenaire. Mais toi, qu’est-ce qui t’intéresse en Suisse ?
PL : Ce texte tente d’éclairer l’actualité du Malaise dans la civilisation en quatre temps – De la révolte à la Brûlure de l’i-meute. Ce malaise n’est pas étranger à la Suisse. Je viens chez vous, je ne sais plus quand ça a commencé, c’était au départ pour travailler plutôt la clinique en intention. Mais, au même moment, grâce à mon amitié et au travail avec François Ansermet, il m’avait proposé aussi d’intervenir comme membre de la Section clinique à Lausanne. Et puis, après, j’avais aussi travaillé, avec Anne Edan, la question des adolescents. Quelque chose se mettait en place, qui avait à voir avec le CIEN. Là, j’avais été interviewé par une radio suisse, où j’avais parlé du rap, qui existe aussi en Suisse, en réponse à des jeunes en difficultés notamment de quelques jeunes qui se trouvaient autour de la gare, à Lausanne, en lien notamment avec le trafic de drogue. Je me suis dit que, même si la Suisse a l’air beaucoup plus calme, en paix, il y avait quand même quelque chose qui travaille les jeunes, une certaine jouissance indicible, parfois ruineuse au sens propre et figurée. Il y a cette phrase clé de Freud : Père, ne vois-tu pas que je brûle ? Dans n’importe quel pays, que ce soit en Suisse, en France, au Brésil, l’appel au père est la pensée invocante qu’il pourra éteindre ce qui brûle dans le corps, pour le jeune homme ou comme pour la jeune fille. Cet appel n’est plus forcément entendu, dans le sens où il y a moins de gens qui en accusent réception, préférant accuser les jeunes de tous les mots au lieu de leur offrir des lieux pour qu’ils puissent trouver leurs mots pour dire leur propre formule, ou accuser les forces de l’ordre qui n’utiliseraient pas assez le dialogue. Alors peut-être qu’en Suisse, la transversalité est-elle plus organisée ou plus structurée qu’en France. Peut-être y a-t-il une convivialité plus présente. Le lien social y est-il différent ? Mais, j’ai aussi vu ça au Brésil. Si on ne s’intéresse pas à ce qui peut se passer dans ces lieux, dits extérieurs, on ne peut entendre ce qu’il y a de plus intime, comme nous invite à y prendre appui Lacan avec son formidable néologisme extimité : ce qu’on croit être à l’extérieur peut être aussi dans notre propre intimité, révèle ce qu’il peut y avoir de plus intime.
Je me suis aussi intéressé à la Suisse, d’abord parce je suis un montagnard, et que pour moi, c’est très important. Cet été, encore voire en-corps, j’ai fait le tour du Mont Blanc, et c’est avec mon ami, le docteur Lafourcade, médecin généraliste, qu’en marchant dans la montagne, on parlait des émeutes. Il m’a dit : Tiens il faudrait appeler ça les i-meutes. En effet, invention langagière géniale que je développe dans mon texte. Les Suisses sont de grands marcheurs, et on voit bien que c’est en marchant que surgit l’étincelle qui apporte une lumière. Les émeutes s’étaient imposées dans le cadre des conversations des laboratoires du CIEN à Bordeaux avant la période de vacances estivales, c’était au travail. Mais toute lumière ne va pas sans ombre… Qui mieux que Walser écrit ça dans son livre La promenade ? Alors je ne peux que vous inciter à vous promener dans la cité de mon texte en espérant que vous trouverez matière pour vos citations futures et sources d’inventions. Merci Violaine pour ton attention à faire vivre d’une autre façon ce qui peut parfois faire tension voire émeutes.
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