Par le ça voir, je suis un autre. L’oubli de l’histoire, l’histoire de l’oubli

Conversation avec Benoît Challand entre Onnens et Florence, le 7 octobre 2023.

J’ai eu la chance de participer à une rencontre à Genève, où Benoît Challand était invité à présenter son livre. C’est ce qui m’a donné envie d’en savoir plus.

Nous avons fait cette conversation samedi matin 7 octobre à 10h, date qui est devenue tragiquement historique. Notre échange préalable portait sur le lien entre bios, la vie, et biè, la violence. Je pense que cette conversation aurait été très différente si nous l’avions tenue un jour plus tard.

Violaine Clément : Cher Benoît, tu es un Fribourgeois, émigré, à Florence, puis à New-York, mais tu as aussi beaucoup voyagé. Je suis intéressée à t’entendre parler de la question que tu poses dans ton livre et dont j’ai entendu une présentation à Genève. Qu’est-ce qui t’a poussé à t’intéresser à un sujet international dont on pourrait aujourd’hui te reprocher que ce n’est pas ta question, que tu te l’appropries, en deux mots : qu’est-ce qui te pousse à t’occuper des affaires des autres, comme on dit chez nous ?

Benoît Challand : Merci Violaine de cette invitation. C’est toujours un plaisir de discuter avec toi, avec des gens qui ont envie d’aller au fond des choses, avec la psychanalyse lacanienne, le langage. Pour répondre, il faut un élément biographique : Onnens-Florence… La Suisse est un pays extraordinaire, mais elle a aussi un sens de renfermement très fort. Pourquoi on s’occupe des affaires des autres ? Il y a en Suisse un contrôle social assez fort, aussi bien en termes de genre, une attente que la femme prenne un rôle spécifique. On a donc envie d’aller voir au-delà. Pour moi, ça a été, quand je faisais mes études – j’ai eu la chance de commencer mes études, en 1993 à Fribourg – je voulais devenir prof au collège, prof d’histoire, de grec et de latin, un intérêt local, mais quand même avec une ouverture sur le monde, j’ai eu la chance d’avoir un professeur invité, un diplomate suisse, basé à Jérusalem. En ’93, c’est donc le moment où les Accords d’Oslo sont rendus publics, et ce diplomate suisse, Yves Besson, était même impliqué dans ce processus de négociation. C’était fascinant pour moi, ça m’a donné le virus, et j’ai eu envie d’étudier le Moyen-Orient. Plus tard, j’ai fait une année d’échange Erasmus à Bonn, où je me suis retrouvé dans un Studentenwohnheim, un foyer pour étudiants, où il y avait plusieurs étudiants palestiniens et un Allemand qui apprenait l’arabe, et de fil en aiguille, j’ai découvert qu’il était possible de bifurquer dans le système britannique et de faire un Master d’études du Moyen-Orient, même si je n’avais jamais étudié le Moyen-Orient. Avec une formation généraliste d’historien en philologie grecque, l’Université de Soas, la School of Oriental and African Studies à Londres, m’a accepté pour un master en 1999. C’est là que j’ai commencé à apprendre l’arabe, et après, je suis parti en Palestine, j’ai fait mon service civil en Palestine avec Médecins du Monde, j’ai bourlingué, et après, j’ai fait un doctorat en Italie. Il y a donc une recherche d’équilibre entre le bonheur suisse, avec ses petites choses, qui sont parfois moins poivrées, moins piquantes, et un désir d’aller au-delà, de découvrir de nouveaux horizons et systèmes sociaux.

Pour répondre à ta question sur le ruban de Moebius, je m’en sers pour équilibrer la lecture euro centrique qu’on a sur le Moyen-Orient, et pour comprendre ce qui se passe dans le Moyen-Orient. C’est ça, in a nutshell, ou de manière condensée les motifs qui me font étudier le Moyen-Orient, et dans ce livre l’histoire tunisienne et yéménite, en relation avec l’histoire européenne.

V.C. : Je trouve formidable que tu sois non seulement parti ailleurs, mais aussi que tu aies appris d’autres langues pour saisir cet ailleurs. En même temps, dans la question des langues, dans la rencontre avec chaque nouveau patient, j’ai l’idée que j’apprends une nouvelle langue… Lacan appelait cette langue toujours singulière lalangue. As-tu l’impression que ton apprentissage des langues t’a permis de traverser le malentendu ou est-ce que ça l’a plutôt épaissi ? … Lacan disait qu’il était un traumatisé du malentendu, et que plus il essayait de l’éclaircir, plus il s’opacifiait. Il disait que ce qui peut se transmettre, c’est quelque chose de l’ordre du malentendu.

B.C. : Alors, le malentendu… je peux voir la difficulté qui naît de cette situation : est-ce qu’on se comprend vraiment ? J’ai un adage que j’utilise souvent, c’est la théorie de la bicyclette : si on s’arrête à ce stade de la possibilité d’une mécompréhension au niveau des langages, c’est comme si, sur la bicyclette, on arrête d’avancer et on tombe. Par rapport à d’autres expériences, nous deux, on a fait du chant, dans la musique, c’est un langage esthétique, on se trouve, on cherche un même geste, même si on ne se comprend pas complètement. Je me souviens d’un échange avec un orchestre roumain, et tes parents parlaient en patois gruérien avec les Roumains, ils se comprenaient. Il y a une façon de trouver une entente. Si on essaie d’avoir une compréhension, on peut aller au-delà du problème de l’incompréhension. Bien entendu, il y a toujours l’ombre de cette mécompréhension. Je dois dire que par rapport au langage, ce qui me permet de répondre à la question précédente, pourquoi moi, un petit Suisse, peut-il aller s’occuper des affaires du Moyen Orient ? Il y a une grosse mésentente sur ce qu’est le pouvoir, euh le savoir local, indigène. Il faut faire attention à mon avis : le savoir n’appartient à personne, et on essaie de se relationner à travers une attitude qui est d’essayer de comprendre, de se faire expliquer les choses. Il ne s’agit pas d’expliquer de manière paternaliste aux gens du sud global comment ça fonctionne, mais dans mon travail, en tant qu’ethnologue, sociologue, j’essaie de m’imbiber des réalités locales, de comprendre comment les gens expriment un mécontentement, ou veulent participer civiquement. Le savoir est important. Il y a le problème de la langue, qui, effectivement, dans une vision post-structuraliste, cristallise des structures, cristallise des formes de domination, mais la langue est aussi un outil. Il y a la langue structurée, la langue structurante, il y a la langue qui permet de créer de nouvelles conditions, et donc la langue est aussi une façon de créer des échanges de savoirs. Et donc, moi, je suis Suisse, mais je ne suis pas Suisse, je suis Fribourgeois, mais je ne suis pas Fribourgeois. Par le savoir, je suis un autre. C’est là qu’il y a cette grosse erreur, dans l’époque dans laquelle on vit, et je l’entends de plus en plus souvent dans le monde académique. Ah, mais tu es un homme blanc, tu es privilégié … Vraisemblablement, je ne sais pas, mais c’est une question d’attitude : comment est-ce qu’on s’engage, comment est-ce qu’on crée un horizon avec le savoir, qui permet de se relationner, d’avoir des échanges, qui permet de comprendre, de déconstruire, de faire ce travail qu’on peut faire dans une veine post structuraliste.

V.C. : Je me permets, puisque tu es intéressé par la psychanalyse de relever un tout petit lapsus que tu as fait, et qui est quand même au cœur des questions que tu mets au travail : au lieu de dire savoir, tu as d’abord dit pouvoir. (Hem) Le savoir est un pouvoir, on n’est pas sans le savoir, et à vouloir l’ignorer, on patauge tragiquement. Je suis tout à fait d’accord avec toi, ils sont insupportables, ces discours qui interdiraient à un Blanc de s’intéresser à autre chose qu’à lui-même. Si on ne pouvait jouer que ce qu’on est, on ne pourrait même jamais se parler. Ce que tu as dit, c’est la rencontre, la tuchê, qui permet de sortir un peu de l’automaton. C’est ce que tu montres aussi avec cet anneau de Moebius, on est toujours dans la même ligne, mais jamais forcément du côté qu’on croirait. Comment te débrouilles-tu, toi, avec ces nouveaux discours qui sont au cœur de ton travail ? Qu’est-ce que tu peux amener, toi le Fribourgeois, d’original, dans une façon différente d’interroger le monde ? As-tu quelque chose de plus, ou de moins ? On peut faire aussi avec son moins…

B.C. : Disons que je fais des enseignements à New-York, j’enseigne peu le Moyen-Orient, parce que je suis dans une université qui est très théorique, où il n’y a pas cette étude des aires géographiques, avec pour chacune son expert, l’expert de l’Afrique, du Sud-est asiatique, celui du Moyen-Orient etc… Je suis amené à enseigner beaucoup de théorie sociale, et je fais une approche comparative. Donc, être Fribourgeois, c’est juste un substrat de base, qui a été enrichi par plein d’autres choses. Je suis aussi Italien, j’ai vécu dix ans en Italie, d’ailleurs, je parle italien, avec les mains, comme on peut voir (rires). Ce sont donc des approches transversales, comparatives, aux théories globales qui m’intéressent. C’est un cliché, avec le réchauffement climatique, de dire qu’on est sur un bateau en feu, il faut qu’on fasse quelque chose avec cette planète…

Pour donner un exemple, je travaille en Palestine, et donc la Palestine, c’est un cas de colonisation de peuplement, ce qu’on appelle settler colonialism. Il y a toute une littérature très riche dans le monde anglo-saxon, qui essaie de comprendre cette forme d’action du colonialisme, non pas qui est passé – l’Algérie, le Maroc, les autres régions d’Afrique qui ont été décolonisées – mais il y a encore des structures de colonisation qui existent, les États-Unis est un de ces cas, le Canada, l’Australie. C’est-à-dire qu’on continue la dépossession, la dispossession de terres, et tout ça, et Israël est un cas qui peut être lu comme un cas de colonisation de peuplement, settler colonialism, à l’égard des Palestinien-ne-s. Je fais des cours sur ces formations de manière conceptuelle, et je compare l’Irlande, colonisée par l’Angleterre dès le XVIème siècle, les États-Unis, l’Algérie au XIXème jusqu’en 1962, Israël et Palestine. Là, effectivement, de temps en temps, il y a ces questions : Oui, mais toi, c’est quoi ton rapport avec ce genre de questions ? Alors je dis que c’est un rapport intellectuel, de connaissances, qu’il n’y a pas besoin d’être du lieu pour pouvoir s’intéresser à ces choses-là. Et puis j’essaie de savoir comment éviter ces problèmes-là, par un ancrage empirique. J’essaie donc de faire des études sur le settler colonialism à New York, où je fais tout un projet d’études sur l’architecture locale. En particulier j’étudie un bâtiment qui s’appelle le Montauk Club et qui a été construit en 1890, à l’époque des riches barons capitalistes américains. C’est un bâtiment pour les élites masculines de Brooklyn et New York, qui est riche de bas-reliefs représentant les Indiens de Long Island. C’est la mythologie coloniale qui rapporte que l’île de Manhattan a été achetée pour 24 guinées par les Hollandais en 1627. Les Britanniques disent que Long Island a été offert par les Indiens, et les frises du Montauk Club évoquent ce « don » par les Indiens Montauketts et Shinnecoeks aux colons britanniques. En fait, c’est un paradoxe du settler colonialism, qui d’une part veut éliminer les natives. Mais d’autre part, les settlers font une architecture qui vante le passé des Indiens. On peut utiliser ce bâtiment comme une archive de la présence des « Indiens », donc des Amérindiens, des Montaukett, des Shinnecoeks et d’autres nations telles que les Unkechaug qui vivaient sur Long Island à l’époque pré-coloniale.

Ce que j’essaie de faire, c’est d’utiliser cette archive indirecte qui est laissée par les colons, d’un passé indien, et de créer une dialectique sur ce qu’on sait, et sur quoi, et donc de gérer une discussion sur le savoir, sur ce qu’est le savoir. J’ai amassé une quantité d’archives et de textes écrits par des Indiens de Long Island. Et on voit que ce qu’ils disent, comme savoir indigène, c’est ce que les colons disaient il y a cent, cent cinquante ans, ils pensent que c’est leur propre savoir. Il y a un jeu de miroirs qui est infini. J’essaie de complexifier cette idée qu’il y a un savoir indigène, qui est le leur et qui est le vrai savoir, et un savoir colonial qui serait complètement faux. En fait on peut reconstruire, avec une très grande attention, une histoire autochtone de Long Island à travers les archives coloniales. Tout savoir est en miroir, est connecté. Et j’essaie par ailleurs d’impliquer des gens, des artistes, ainsi j’ai fait plusieurs cours à New York avec un artiste Black, afro-américain, qui insiste sur l’héritage de la diaspora africaine, donc des esclaves, qui ont construit une grande partie de New-York. Je fais des cours alternés avec cet artiste qui a créé une galerie d’art qui se dénomme Black Gotham Experience. On fait des walking tours, dans la ville, et on redécouvre des espaces, la signification qu’ils pouvaient avoir si on était un esclave africain en 1740, en 1760 etc… au cours de leur révolte, dont l’histoire est complètement mise de côté. Avec cet artiste, j’ai développé une pédagogie que j’appelle la podagogie, la pédagogie du pied (podos en grec), de la marche (rire). Cet artiste ne s’occupe que de l’histoire des esclaves africain.es, des personnes en esclavage. Et je lui demande : et les Lenapes, et les Shinnecoeks, les nations indiennes qui vivaient dans la région de New York au moment des colonisations européennes ?

Alors j’ai invité aussi des représentants des Lenapes, cette nation qui était justement à Manhattan, des représentants des Mohawk, etc… pour qu’eux aussi disent leur histoire. Donc les étudiant.es dans ma classe ont ces autres points de vue. À travers cette pédagogie, j’essaie de créer un espace de discussion où les Lenapes discutent avec les autres, où on se rend compte des formes d’oublis de l’histoire, des formes de colonialisme. C’est un sujet très délicat parce que les Mohawk et les Lénapes se détestent pour certaines raisons politiques et de prises de position différentes sur le soutien à donner ou non à la révolution américaine anti-britannique. Il y a une forme de nationalisme black, « indien », américain, etc.

Mais au fond, ce type d’enseignement devient un laboratoire, qui permet, la parole me vient en italien, ognuno deve s’impegnare, chacun doit s’impliquer, et se donner les moyens de trancher ces nœuds gordiens, de quelle histoire est la plus importante, est-ce qu’on arrive à mettre les histoires ensemble. J’essaie, avec les étudiant.es qui m’amènent un savoir propre, des histoires, des étudiant.es intéressé.es à ces approches, d’évoluer dans une ville parfois fatigante et intense, mais qui offre ces opportunités. La ville de New-York est la ville où il y a le plus d’indigènes, d’« Indiens », d’Amérindiens qui vivent aux États-Unis. J’essaie, peut-être pas de fédérer, là je reviens à la Suisse, dans cette idée qu’on est différents, mais qu’on arrive peut-être à avoir des points de discussions… Toujours, le point commun, c’est le savoir.

V.C. : Oui, mais plus que le savoir, ce qui t’intéresse, c’est la rencontre. Quand tu dis que le savoir est le savoir de l’autre -Lacan disait que le désir de l’homme est le désir de l’Autre-, tu permets à chaque étudiant, en marchant, c’est ta méthode (qui vient du grec hodos, le chemin) de trébucher un peu, de se déplacer, de se tordre un peu la jambe, pour éviter qu’ils marchent au pas de l’oie. Parce que c’est très facile de marcher au pas de l’oie, tous derrière un drapeau, comme tu dis, et ton travail fait pièce aux nationalismes, qui, actuellement, sont en train de remonter très fort. C’est ce que tu peux enseigner aux psychanalystes, en donnant, comme je le fais dans ce blog, la parole aux artistes qui nous précèdent, mais parfois sans le savoir. L’artiste est toujours singulier, il ne peut pas parler en même temps de cet Indien, ni de cet autre, ni encore de la manière dont on lui parle. Mais il a une énonciation singulière à laquelle quelqu’un d’autre peut être sensible. C’est la question du dire, et de ce qui, dans ce dire, se dit.

B.C. : Tout à fait, mais là, Violaine, j’ajouterais au dire le voir. Parce qu’il y a quelque chose que nous apprend la théoria : en grec, un théoriste, c’était un ambassadeur qui était délégué par la ville-état, d’aller voir ce qui se passait ailleurs (du verbe horaô, voir). Ils avaient des sièges spéciaux, comme ceux que le Conseil d’État fribourgeois a dans la cathédrale, ils avaient des sièges, par exemple dans le théâtre d’Épidaure … Ils étaient invités à voir, et ensuite, retournaient dans leur ville raconter ce qu’ils avaient vu. C’est ce que j’essaie de faire avec la théorie. C’est pour moi l’influence du pragmatisme américain : on évite cette dichotomie cartésienne de la tête et du corps, de la théorie et de l’empirique. La théorie implique une relation au visuel, et ensuite, bien sûr, le langage joue un rôle important. Mais dans la podagogie, il y a ce lien dialectique entre ce que je vois, comment je marche, et ce que je découvre savoir. C’est ce que tu as dit : on trébuche alors : ce bâtiment, ce n’est pas ce que je croyais savoir… Je pense que le visuel est très important, dans notre ère où il est même décisif pour la qualité de la vie sociale, ou pour son absence justement. J’ai le plaisir de vivre avec une philosophe spécialiste de l’image, de l’imaginal, alors j’ai beaucoup appris de ce point de vue-là. Du point de vue empirique, le visuel est très important pour comprendre comment les gens voient. Tu m’excuses de t’avoir coupée.

V.C. : Tu as bien fait, on ne fait que se couper, sinon ça n’a pas d’intérêt, chacun fait un monologue. Beaucoup de gens pensent que les Lacaniens ne sont que dans le langage. Mais il faudrait préciser ce qu’est le langage. Un langage peut être visuel. Ce que tu dis à propos du voir, je te répondrais avec ce mot de Lacan qui écrivait ça voir. De même, il y a des enfants mutiques qui donnent beaucoup à lire si on les observe. L’intérêt de la psychanalyse ne s’arrête cependant pas à l’observation. Il faut encore que ça résonne, que ça consonne, que ça chante. Tes différentes facettes sont intéressantes. On le sait d’autant mieux qu’on a chanté ensemble, mais contrairement à toi qui es allé voir ailleurs, moi j’ai été prise par mes maternités. C’est donc tout nouveau pour moi de t’entendre exposer comment tu conduis des jeunes à New-York à aller voir autrement l’histoire de leur ville. Comme maître (signifiant lacanien aussi !), te sens-tu parfois leur élève ? Es-tu surpris de leur regard ?

B.C. : L’enseignement supérieur, mais je crois comme n’importe quel enseignement, est une chance énorme. Plus on a des classes avec des personnes plus âgées, plus ça devient intéressant, plus la circulation du savoir est riche. Après, c’est structurel : j’ai enseigné à Bologne, avec des aulas de cent ou deux cents étudiants, ça demande beaucoup d’énergie, parce qu’il y a peu d’interactions. J’allais pour un module une fois par année à l’Université de Bethléem en Palestine, c’étaient des gens qui pratiquaient la coopération internationale, le développement. Je devais faire quinze heures de cours sur deux jours, c’était très intense, mais je sortais, de ces deux jours, plein d’énergie, alors qu’après deux heures dans l’aula à Bologne, et j’étais complètement lessivé parce qu’il n’y avait pas de retour. La circulation du savoir est très importante, mais il ne faut pas se leurrer. J’ai la chance d’enseigner dans une Université qui a des petites classes, comme à la New School où je suis basé, ce qui permet cette pédagogie innovative et tout ça. Si on a de grandes classes, ça devient plus difficile. Je ne sais pas si je réponds à ta question à propos du maître, je dois dire que les États-Unis, malgré tous les problèmes qu’on peut leur imputer, ont une qualité dans la vie universitaire, les dialogues intellectuels, avec mes pairs, avec mes collègues, qui est d’être très directe, et dans une certaine mesure, beaucoup plus horizontale au niveau du savoir que ça peut l’être en Europe, où il y a vraiment ce phénomène de féodalisme : les professeurs ordinaires parlent en premier, puis il y a les professeurs associés, ensuite les post-docs, etc. Ça dépend des cultures, et ça change beaucoup d’une institution à l’autre. D’avoir aux États-Unis des collègues rentre-dedans favorise les échanges. C’est aussi une source de stimulation ou de mise en question très importante.

V.C. : Dans notre champ (l’AMP, la NLS, sont des écoles lacaniennes et millériennes), nous ne sommes pas tout dans l’Université. Lacan a beaucoup ironisé sur Unis-vers Cythère. Pour éviter que ceux qui étaient arrivés en haut de l’échelle n’empêchent les autres d’accéder à leurs places de béatitudes ou de suffisance1, d’amener un savoir nouveau, pour lutter contre la sclérose qui menace toute institution, il a créé deux choses : la passe, qui permet à qui a terminé son analyse d’aller dire quelque chose de neuf, et donc le plus jeune peut devenir une boussole pour l’École, et le cartel, pas celui de la drogue, mais l’idée était aussi d’empêcher la sclérose. On a envie de savoir ? On se met à quelques-uns, chacun avec son thème de recherche, durant une année, deux maximum, parce qu’après, on devient des habitués, une bande de copains. Et chacun produit quelque chose. Quand je t’entends, je n’ai qu’une envie, c’est de travailler avec toi en cartel, sur une question que nous choisirons parmi les tiennes et les miennes. Si notre conversation, une fois publiée, intéresse d’autres participants, alors on se mettra ensemble, et on choisira un Plus-Un qui a pour mission d’empêcher que ça déconne. Il ne doit pas être un qui sait plus, mais il évite à chacun d’arriver avec son petit morceau de savoir bien ficelé. Est-ce que ça t’intéresserait de faire un cartel ?

B.C. : Bien sûr ! Quand j’explique la démarche du cours, à New-York, je suis un peu un passeur entre l’artiste, les Lénapes, etc… Avec grand plaisir. La démarche m’intéresse. Déjà là, notre discussion, alors que ça fait quinze ans qu’on ne s’est pas revus… On a bourlingué chacun dans un même espace, intellectuel, artistique, on a fait des cafés noirs… Il y a une sensibilité commune qui fait que ce n’est pas par hasard qu’on arrive à ça. Alors chiche !

V.C. : Chiche !

Merci beaucoup à Benoît de son intérêt, et le lecteur qui le désire peut s’inscrire auprès de moi pour créer cette aventure qu’est un cartel.

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Pour celles et ceux intéressé-es par le contenu du livre dont cet entretien fait écho, on pourra voir une vidéo de la présentation qui a eu lieu à la Librairie Arabe  et de l’Institut des Cultures Arabes et Méditerranéennes de Genève. Le livre, Violence and Representation in the Arab Uprisings, a été publié en début d’année par Cambridge University Press. On pourra aussi écouter une interview détaillée, en anglais, dans le blog New Books Network.

 

Notes:

  1. Jacques Lacan, « Situation de la psychanalyse en 1956 », Écrits.