Deux filles

Conversation du 12 août 2024, avant la sortie de son dernier livre « Deux filles ».

Violaine Clément : Merci beaucoup, Michel Layaz, d’avoir enfin accepté cette conversation pour notre ASREEP-NLS, notre association suisse romande de l’école européenne de psychanalyse. J’avais rencontré votre écriture avec La joyeuse complainte de l’idiot, une écriture qui m’a immédiatement ébahie. Pour ce (dernier) nouvel ouvrage, il y a bien sûr la qualité de la langue, mais il y a aussi ce thème qui revient souvent en analyse, cette question des deux filles. Qu’est-ce qui vous a fait attraper ce thème-là, vous ?

Michel Layaz : C’est toujours assez mystérieux, comment un livre surgit, comment il arrive. Si je pense à ce livre-là, Deux filles, le point de départ, je crois que ça a été une conversation que j’avais saisie dans un café, où deux femmes étaient en train d’échanger, et l’une avait un problème, la stérilité de son mari. Vous savez, un écrivain, c’est à la fois un observateur, parfois un peu un menteur, parfois un voleur, souvent très attentif à un certain nombre de choses qui peuvent se passer autour de lui. Cette conversation m’avait touché, elle m’avait ému, je n’aurais pas dû l’entendre, c’était quelque chose d’intime. Il se trouve qu’on capte parfois une réalité malgré soi. J’ai accepté d’être un peu, comment dire ça, voyeur par l’ouïe.

V.C. : Oui, oui, il n’y a pas de mot.

M.L. : Oui, il n’y a pas de mot, étrangement. Le problème de l’une de ces deux femmes était d’avoir un mari stérile. Et après, j’ai complètement oublié cette histoire qui, curieusement, a ressurgi à un moment donné. Je l’ai donc mise en scène, mise par écrit.

V.C. : Évidemment, elle est géniale, cette scène. Parce que c’est une question intéressante que vous posez, c’est votre question : qu’est-ce que ça fait à un homme d’entendre cette souffrance, mais on entend aussi la question : qu’est-ce que ça fait à un homme de donner ses spermatozoïdes ?

M.L. : Oui, alors ça, il y a toutes sortes de motivations qui peuvent inciter des hommes à faire ce don. Ça peut aller de la vanité la plus absolue au fait d’aider quelqu’un, par générosité. J’imagine qu’il y a toutes sortes de cas. Mais ce qu’il y a d’intéressant pour moi, c’est que la résurgence de cette scène m’a fait écrire cette première scène, et puis, comme le langage se construit toujours avec ses propres nécessités et ses surprises, assez vite, il se moque de l’intention première qu’on peut avoir. Très vite, le narrateur, parce que c’est un homme, d’une cinquantaine d’années, quand il se souvient de ça – on ne va pas raconter tout le livre –, est relégué à la seconde place. Ce qui va prendre la place, c’est sa fille, qui rentre de voyage, accompagnée d’une autre fille qu’elle a rencontrée en voyage, et dont elle est tombée amoureuse. Même si la narration est faite par un homme, un adulte, par ce père, les personnages centraux, ceux qui vont occuper toute la place, ce sont les filles. Lui va se contenter d’être l’observateur de la relation, du duo. Et même, parfois – et ça, c’est quelque hose dont je n’étais pas conscient, je m’en suis rendu compte plus tard –, il sert de relais, il transmet des aventures que les filles ont vécues, dont souvent il n’a même pas été témoin, mais qu’elles lui ont racontées. Il se les approprie. Est-ce qu’il les interprète ? Certainement, mais ensuite, il les restitue. C’est un narrateur, mais qui n’a pas le rôle principal, même si ce n’est pas à moi d’en décider. Parce qu’il faut que je vous dise aussi, pour le moment, je n’ai encore pas du tout parlé de ce livre. Il va sortir dans trois semaines, et donc je suis dans une phase où je commence à avoir quelques retours de lecteurs et lectrices, quelques libraires, quelques personnes de la presse, deux trois amis qui ont eu le livre entre les mains. Mais c’est quelque chose de très frais. Je suis dans un moment un peu bizarre, qui me met presque un peu mal à l’aise, parce que ça m’embarrasse de parler de ce livre, parce que j’ai l’impression que cette chose m’échappe. Je me réjouis beaucoup plus d’avoir les retours des gens, d’écouter comment les gens vont construire la réalité de ce roman, ce qu’ils vont dire, comment ils vont réagir. Je vais certainement apprendre beaucoup de choses, parce que, comme vous le savez, entre les intentions d’un narrateur et celles de l’auteur, et ensuite ce que le texte produit, il y a un décalage, évidemment, qui est assez grand. Ce décalage est peut-être toute la force de la création.

V.C. : Pour revenir à la question, fondamentale dans ce dernier livre, du père, et de ce qu’est un père, par rapport au donneur de sperme, parce que c’est une question extrêmement moderne : vous écrivez que le spermatozoïde est toujours un bandit.

M.L. : Alors ça, ce n’est pas de moi. Effectivement, le narrateur se souvient de cette phrase qui est de Cioran. Ce narrateur, qui va décider à la suite de cette conversation saisie dans le café qu’il va devenir un donneur de sperme, pour moi, il fait ça dans un élan plutôt altruiste. Vous avez raison, c’est important dans le livre, puisque ça va avoir des conséquences sur toute l’histoire. Là, on peut faire une allusion au titre du livre Deux filles, dont la polysémie est intéressante. On distingue au masculin le mot fils du mot garçon. Au féminin, il n’y a que le mot fille pour désigner deux réalités. Je joue sur cette ambiguïté. Et après, ce qui est compliqué pour moi par rapport à ce livre, c’est que même si je tiens à la trame narrative, au fait qu’il y ait des histoires, ici, pour une partie du livre au moins, il y a un certain suspense, dans le sens où la fille du narrateur, qui s’appelle Olga, revient avec l’autre fille, Sélène, et elles s’installent peu à peu chez le narrateur. Il y a quelque chose d’assez bizarre dans ce trio, quelque chose d’un peu malsain, de voir sa propre fille qui vit avec son amie sous le même toit que le père. Ce malaise s’installe, le père n’est pas tranquille avec la copine de sa fille, quelque chose le trouble, le dérange. Il y a là une forme de suspense. Le lecteur se pose des questions, se demande pourquoi ce malaise…

V.C. : Alors ça, ça a très bien marché !

M.L. : C’est parfait ! Alors on se dit : est-ce qu’il tombe amoureux d’elle ? Ce serait un peu lourd…

V.C. : Un Œdipe moderne, disons…

M.L. : On peut partir sur de fausses pistes. Mais lui, de plus en plus s’interroge, et se met à revivre ce qu’il a fait vingt-cinq ans plus tôt…

V.C. : … et dont il n’a jamais parlé.

M.L. : Voilà, il a gardé ça pour lui, ce don de sperme. Et il ne s’est jamais beaucoup préoccupé des conséquences que ça avait pu avoir, si ce n’est qu’il a appris par le médecin que des enfants étaient nés du sperme qu’il avait donné. Alors après, la question de ce qu’est un père est une question vertigineuse. Ma réponse personnelle est très simple : un père est d’abord celui qui s’occupe de l’enfant qui est là…

V.C. : Pour Lacan, c’est celui qui s’occupe de la mère, qui sépare la mère de l’enfant.

M.L. : C’est vrai que ça m’a posé toutes sortes de questions, d’autant qu’en Suisse, on a une législation qui a changé il y a quelques années. Depuis 2021, les enfants issus de procréation médicalement assistée avec un donneur de sperme peuvent, à leur majorité – et ce n’est pas du tout le cas en France – avoir accès aux informations, le nom, le prénom, la profession, les coordonnées du père. C’est quelque chose d’assez fort. Donc en voyant la copine de sa fille, il est pris de doute, et on en est à se demander avec lui s’il pourrait être le géniteur de cette fille.

V.C. : Comme s’il le savait, ce que le malaise qu’il ressent vient dire. Il y a quelque chose d’une prescience. On sent dans tout le livre que cet homme est touché, dans sa chair, dans son esprit par une question étonnante. Et il y a aussi toutes les autres histoires, celle de Gédéon aussi bien, qui le touchent… Tout ça dans un rapport au langage qui chez vous est assez extraordinaire, qui nous oblige parfois à avoir recours au dictionnaire…

M.L. : (rire) Ah bon ?

V.C. : Jusque dans les inventions des prénoms… Vous avez choisi Sélène, conscient que cela veut dire la Lune. Alors je suis allée voir pourquoi Olga, et j’ai découvert que le prénom vient de heil, le sacré, la santé. Choisissez-vous ces prénoms consciemment ?

M.L.: Pour Sélène, j’avais pensé à la Lune, je le savais, mais pas du tout pour Olga. C’est drôle, parce qu’il y a presque une contradiction dans la personnalité de Sélène avec son prénom. Parce que ce n’est pas du tout quelqu’un de lunaire. Ce n’est pas quelqu’un de versatile, elle n’est pas du tout lunatique. C’est le contraire de ce que le prénom pourrait laisser supposer. Peut-être aussi parce que le livre se construit sur un certain nombre d’oppositions, je ne sais pas si c’est le bon terme. À commencer par ces deux filles, qui sont de tempérament très différent. On peut en dire deux mots quand même. Sélène, c’est cette aptitude à la liberté, à la force, à la vitalité. Elle a quelque chose de terrien, mais on la sent aussi reliée au cosmos. Elle est proche de la nature. Elle a un grand talent de vie. En fait, les deux ont ça, ces élans et ces allants. C’est quelqu’un d’assez impulsif, qui s’est construite toute seule. Olga, la fille du narrateur, est plus mesurée, plus tempérée. Elle est plus rationnelle, c’est une intellectuelle. Mais j’utilise cette expression : elles s’emboitent comme deux pièces d’un puzzle, l’une dans l’autre, et elles vont se contaminer, elles vont déteindre l’une sur l’autre, créer à elles deux une autre personnalité. Tout ça sous les yeux de ce narrateur. Donc Olga aussi est un prénom contradictoire, puisqu’il donne comme quelque chose de très dynamique, alors qu’Olga est plus mesurée. Mais après, ce qui m’intéresse aussi, c’est cet autre personnage, ce SDF, Gédéon, qui s’appelle au début Amandin, comme l’ont surnommé les deux filles…

V.C. : En plus, elles nomment, ces filles. Ce qui n’est pas rien…

M.L. : Eh bien oui, elles nomment ! Nommer les choses, nommer les gens, c’est une forme de prière continue. Mais avec Sélène, il y a déjà un peu la question de la marginalité, même si elle se débrouille très bien toute seule. On apprend qu’elle vit de coups de mains donnés ici ou là dans des fermes. Elle a fait un apprentissage de maraîchère. Il y a quelque chose, dans ce travail au jour le jour, d’une marginalité choisie. Amandin, lui, c’est un SDF comme on en voit beaucoup à Paris. Même si c’est un personnage solaire, qui s’en sort assez bien, il est dans une marginalité plutôt subie. Là aussi, on a des oppositions qui se mettent en place dans le livre.

V.C. : Et aussi la disparition. Parce qu’il y a aussi bien l’idée de la naissance, comme quelque chose d’aléatoire, puisqu’on ne sait pas ce qui fait qu’on tombe au monde, et aussi de sa disparition. Et vous le cherchez… Ou plutôt les filles, le narrateur, vous en fait… Et on vous suit avec bonheur, parce que toutes ces histoires sont tellement bien dites. Ce que j’apprécie dans un livre, c’est quand il vous déplace. Quand c’est plus intéressant de lire que de vivre. Et ça, vous avez réussi.

M.L.: C’est vrai que le grand défi, à un moment donné, c’est que les gens qui lisent adhèrent à la vérité, à la réalité littéraire du texte. Pour que cette vérité littéraire existe, pour moi, vous y avez fait allusion tout au début, c’est toute la question du langage. Je crois que c’est par la langue, par la recherche d’une voix qui a sa syntaxe, son rythme, son grain, qui a sa musicalité, qui a ses mouvements intimes, et qui, possédant tout ça, est en adéquation, malgré tout, avec ce qui est raconté, que ça peut fonctionner. Ce travail sur la langue me paraît le b.a.-ba pour un écrivain, dont c’est la préoccupation principale, je m’y attelle, mais il semble que tous les écrivains ne partagent pas cet avis. Il y a de magnifiques écrivains, mais il y en a aussi qui sont catastrophiques à ce niveau-là. C’est à ça que je m’attelle, et si ça a fonctionné pour vous, c’est parce que la langue aussi vous a emportée dans ces histoires.

V.C. : Exactement. Et dans La joyeuse complainte de l’idiot, il y a la joie, l’idiot, et la complainte, le con de la connerie, autre nom que Lacan donnait à l’inconscient. Vous usez aussi, comme dans ce dernier, d’énumérations, comme de refrains, de litanies, de successions de mots. Parce que le sens, la phrase, la construction logique, ne vous empêche pas parfois de démarrer dans autre chose, en poésie.

M.L. : Oui, parce qu’on est soi-même parfois dépassé par la langue. Beaucoup d’écrivains ont parlé de ça : c’est la langue qui me transporte.

V.C. : Ça parle en vous.

M.L. : C’est ça.

V.C. : Mais depuis quand ? Une de mes questions porte sur ce qui fait que vous êtes devenu écrivain. Êtes-vous tombé dedans ? Tel Obélix dans le chaudron ?

M.L. : Non, moi, j’ai même commencé assez tardivement. C’est encore une question vertigineuse, le pourquoi on écrit. Mais il y a quand même cette altérité. Je suis toujours surpris par cet autre qui écrit. J’aimerais toujours en savoir un peu plus sur cet être, distinct de moi, qui écrit.

V.C. : Ça vous arrive de vous lire et de vous demander qui a écrit ça ?

M.L.: Oui, d’autant que j’ai maintenant un nombre de livres assez importants, et que je dois parfois, pour des raisons professionnelles, relire des choses assez anciennes que j’ai complètement oubliées. Donc je lis comme un lecteur ou une lectrice le lirait, et c’est très étrange, comme impression, avec ce jugement critique qu’on peut avoir. C’était Barthes, je crois, qui parlait très bien de ça, de ce qu’il pouvait y avoir de périlleux à relire des choses qu’on avait écrites il y a longtemps. Parce que, ou bien on trouve ça très bien, et on se demande si on va réussir à faire aussi bien, ou bien on espère que personne ne le lise parce qu’on y voit des défauts (rires). Mais oui, c’est vraiment cette question de l’altérité qui est inépuisable, et qui fait rejouer un nouveau texte. Il y a presque un vice là derrière, comme je vous le disais au début, qui fait que je suis un peu embarrassé de parler de mon texte qui est terminé, là, qui va sortir bientôt. Plus que de l’embarras, il y a presque un peu d’ennui, car ce que j’ai le plus envie de faire, c’est de m’occuper du texte suivant, d’être dedans, de l’écrire. C’est beaucoup plus intéressant d’écrire que de parler de ce que j’ai écrit.

V.C. : C’est ça qui fait qu’on continue à faire l’amour, parce que c’est raté.

M.L. : Voilà, peut-être…

V.C. : Lacan allait plus loin en parlant du seul acte réussi qu’était le suicide. Vous avez commencé assez tard, parce que le langage était problématique, ou est-ce que vous étiez à l’aise dans la langue, comme un poisson dans l’eau ?

M.L. : Souvent, les gens ne se rendent pas compte de ce que c’est que d’écrire un livre. C’est quelque chose de long, c’est une bataille, un combat, dans le bon sens du terme, mais aussi des moments d’allégresse, de grands moments de joie. Mais aussi des moments de dépit, de frustration. On passe par toutes sortes d’états, des états très euphoriques, et des moments de crise, de création, de créativité, où on a l’impression d’être dans un texte où plus rien ne se passe. Mais disons que j’ai fait des études de lettres, et je me suis rendu compte que, par rapport à la plupart de mes camarades, j’avais de la facilité à écrire. Ça résiste, mais pas trop. Mais le langage, c’est quand même le matériau avec lequel je suis à l’aise, disons le langage écrit, parce qu’avec l’oralité, je me sens un peu gauche, je balbutie. C’est normal, parce qu’à moins d’avoir un discours prêt, stéréotypé, on est plutôt balbutiant. J’adore la musique, le dessin, les arts plastiques, mais la rencontre avec l’écriture s’est faite dans une sorte d’évidence. J’ai écrit un premier roman et il a été publié.

V.C. : On ne vous jamais refusé ?

M.L. : Non, ce premier texte a été publié, c’était il y a trente ans, aux éditions de L’Âge d’Homme. C’était Quartier Terre.

V.C. : Je ne l’ai pas lu. Et puis ce texte est lu. Quel effet ça a eu sur vous ?

M.L. : C’est là qu’on prend conscience, ça paraît un peu prétentieux de dire ça, les artistes ne pensent pas, mais donnent à penser. Le fait qu’on vous lise, que vous receviez des retours sur votre texte, c’est hyper intéressant. On apprend toujours quelque chose, je trouve cela passionnant. Après, il faut faire attention parce que parfois, vous le savez, quand on lit un texte, on peut dériver, aller tout à fait ailleurs, dans des idées qui nous appartiennent. Il faut avoir quand même la décence de revenir au texte, à sa littéralité, et être attentif au décalage entre ce que dit le texte et ce à quoi il nous a fait penser.

V.C. : C’est ce qui se passe quand on écoute quelqu’un. Il vaut mieux dès lors être analysé parce que sinon, on ne l’écoute pas, mais on s’entend soi, ses propres pensées. Vous semblez être très au fait de la psychanalyse. On parle de l’oubli, du lapsus, de l’acte manqué, donc réussi, mais aussi du rêve. Ainsi celui des deux sœurs, dont vous me disiez qu’il y a quelque chose de vous, qui revient, livre après livre. Vous êtes conscient que quelque chose vous échappe, qui revient, encore et encore.

M.L. : Là, il faut préciser pour les lecteurs et lectrices de cette conversation que j’ai écrit un texte il y a une quinzaine d’années qui s’appelle Deux sœurs.

V.C. : Un livre audacieux !

M.L. : Peut-être le livre où je m’accorde le plus de liberté dans la langue, dans les jeux, les mots… Il y a beaucoup d’espièglerie, de provocation chez ces deux sœurs, qui sont aussi deux personnages extrêmement solaires, mais aussi très critiques – il y a toujours chez moi une critique de la société. Ces deux sœurs sont un peu l’incarnation d’une autre vie possible. Elles se permettent beaucoup de choses que je ne peux pas me permettre, sinon par procuration. Curieusement, depuis que j’ai écrit ce livre, ces deux sœurs continuent de me hanter. J’ai toujours envie qu’elles soient là, qu’elles viennent mettre le bout de leur nez dans mes affaires, ou qu’elles jettent un œil par-dessus mon épaule, pour voir ce que je suis en train d’écrire. Ce qui fait que depuis ce livre-là, il y en a eu un certain nombre, Le Tapis de course, Louis Soutter probablement, Les Vies de Chevrolet, Sans Silke, où les deux sœurs du livre éponyme réapparaissent. Il faut toujours qu’elles se manifestent, on ne peut pas les retenir. C’est encore le cas dans Deux filles.

V.C. : Ne serait-ce pas quelque chose du féminin ? Vous ne vous mettez pas à la place des femmes, mais elles viennent s’y mettre. À la fin de sa vie, Freud témoignait qu’il ne comprenait rien à ce que veut une femme. Was will ein Weib ? (rire) Mais chez vous, ce n’est pas seulement une femme, mais deux. Et elles ont entre elles des lieux curieux, érotiques, comme dans ce dernier livre. C’est ce féminin qui vous touche ?

M.L. : Je pense que c’est aussi lié à tout ce qu’on peut vivre. C’est une longue et difficile question. Mais entre le moment où j’étais enfant, où j’étais proche de ma mère, j’avais une sœur… Par ma sœur, j’ai été assez tôt sensible à certaines questions, à certaines injustices, plus ou moins consciemment. Ensuite, j’ai eu une femme qui est très engagée, et j’ai une fille très impliquée dans toutes sortes de questions, tout à fait pertinentes, comme beaucoup de jeunes filles aujourd’hui, et toutes ces femmes déteignent sur moi, ont une influence. Leurs questions deviennent aussi les miennes. Je suis donc très sensible à ce qu’on pourrait appeler la cause féminine, ou plutôt à la difficulté d’être une femme, une fille, dans l’enfance, l’adolescence, et peut-être aussi après, par rapport à la facilité que c’est pour un garçon dans nos sociétés. J’ai l’impression d’avoir été très rapidement du côté des femmes.

V.C. : Vous n’avez pas de frère ?

M.L. : Non, je n’ai pas de frère.

V.C. : C’est curieux en effet, parce que le père de Sélène, pas son père biologique, mais celui qui l’a vue grandir, est très peu présent. Les personnages masculins, dans ce livre, comme dans vos autres romans, sont rarement des beaufs. On vous lit volontiers aussi pour ça.

M.L. : Oui, mais il y a une exception, le Tapis de course, où un personnage assez affreux, qui prend beaucoup de place, incarne ce qu’il peut y avoir de pénible sinon dans le patriarcat, du moins dans des comportements très masculins.

V.C. : Moi, j’aime beaucoup ces personnages masculins tendres, comme l’amoureux des Deux sœurs, ou encore Amandin-Gédéon, qui ne cherche pas à écraser. C’est pour ça que pour moi, ça a été plus difficile avec le Tapis de course. Vous m’avez du reste envoyé votre livre en me disant qu’on ferait cette conversation si je l’aimais. C’est assez original, cette sorte d’attention à l’autre, à ses goûts. Ça pourrait être de la bonne éducation, mais c’est autre chose. Aurions-nous plaisir à converser si j’avais trouvé votre livre ennuyeux ? Et vous, la psychanalyse, vous trouvez ça intéressant ou ennuyeux ?

M.L. : Je n’en lis pas beaucoup actuellement, mais je crois que la grande force de la psychanalyse aujourd’hui, c’est l’ancrage de ses concepts dans la sphère commune. Même sans s’y intéresser de près, on est imbibé par elle. Impossible de ne pas connaître ses concepts de base, à moins de ne se préoccuper de rien : ils ont infusé, ils sont là. La psychanalyse m’influence peut-être même inconsciemment, sans que je m’en rende compte. À dire vrai, je m’en détourne peut-être un peu de peur de trop m’y intéresser. Lors d’une soirée organisée par la MRL (Maison Rousseau et Littérature), François Ansermet s’était livré à de passionnantes interprétations de mon livre Sans Silke.

V.C. : Vous avez bien raison, parce qu’on donne le petit doigt, et ça vous prend la main… (rire) J’ai commencé à vous lire au détour d’un congrès de psychanalyse, et vous lire m’a apporté une bouffée de fraîcheur, parce qu’un congrès peut donner une impression d’uniformité du discours, alors que justement la psychanalyse s’intéresse à la singularité. J’ai trouvé que votre connaissance de la folie était très fine, et qu’elle était mise en valeur par l’écrin de votre écriture, ce qui n’est pas toujours le cas des présentations cliniques, et qui, même parfois, est assez mal vu. Cette collègue, Françoise Guérin, s’efforçait de ne pas faire de littérature dans ses constructions, ce qui ne gênait pas Freud, qui a eu le prix Goethe.

M.L. : Peut-être aussi que c’est ça que je vous disais quand je vous parlais d’observation. Mais prenons un cas, Balzac par exemple. Comment a-t-il réussi en si peu d’années à produire une œuvre si volumineuse, et de qualité, même si certains font parfois la fine bouche par rapport à son style ? Comment a-t-il pu connaître autant de choses en si peu de temps et à les percevoir aussi finement ? Je crois qu’il devait être capable, en quelques minutes, à de saisir ce que d’autres vont mettre des années à observer, si ce n’est jamais ! Mettez Balzac dans une salle des maîtres, le temps d’une récréation, et il va comprendre un million de choses… La folie, j’y ai peut-être été confronté dans ma famille – on a tous autour de nous des gens qui sont confrontés à ça. J’avais entre autres un cousin qui s’est retrouvé en asile psychiatrique, mais pas plus que ça aussi. Mais je pense que la folie est toujours liée à la souffrance, à la douleur. Mais elle peut aussi être quelque chose de joyeux, ou avoir des moments de joyeuseté. Dans La Joyeuse complainte de l’idiot, on n’est pas dans la folie pure, mais dans cette marginalité, il y a quelque chose de réjouissant, jusqu’à un certain point.

V.C. : Avez-vous le film Un petit truc en plus ? On est arrivé à en faire une comédie.

M.L. : On m’en a parlé.

V.C. : Vous n’hésitez pas à aller plus loin en donnant à vos personnages un corps, ce qui est le propre de la littérature. Ils prennent chair. Aimeriez-vous ajouter quelque chose à cette conversation qui se termine bientôt ?

M.L. : Non, mais je me réjouis d’avoir des retours sur ce dernier livre, Deux filles. J’en ai déjà eu quelques-uns, des lectrices et des lecteurs se sont sentis proches du livre, qui me semble très contemporain. Par exemple, quand le père apprend que sa fille est homosexuelle, on n’en parle même pas. Ce n’est pas un sujet. Il y a quelque chose d’acquis. Ce n’est plus la question qui, il y a vingt ans, aurait été au cœur du roman. On n’en est plus là. Le livre se passe dans notre société, entre la Suisse et la France, où il y a des choses qui, heureusement, sont acquises, et d’autres qui sont encore en question : la procréation assistée, l’homoparentalité, la question de la filiation, du hasard, de tous ces hasards qui font qu’on est sur terre. Et à côté de ça, le livre nous parle de ces filles, de maraîchage, de passion, de moutons, de magie, de rêves, d’espoir, d’art brut. Je ne peux qu’espérer que le livre rencontre celles et ceux pour qui il a été écrit.

V.C. : À côté du don de sperme, il y a aussi celui des ovocytes, qui ne pose pas de question pour la génération nouvelle alors qu’elle ne nous était pas du tout habituelle avant ces avancées scientifiques. Le monde change très vite, et je ne sais pas l’effet que ça fait. Nous travaillons la question du corps et du numérique dans le laboratoire interdisciplinaire où vous étiez venus nous rencontrer à Fribourg. La question de ce qu’est un corps, ce grand Autre, qu’on croit qu’on a, mais qui fout le camp tout le temps. On se voit dans le miroir et on ne s’y reconnaît plus.

M.L. : Mais on sait bien, quand on se regarde dans un miroir, les années passant, qu’on est plus que ce corps qu’on regarde dans le miroir.

V.C. : Ce que j’ai aimé dans votre livre, c’est le mot d’Olga à son père, quand elle revient et qu’elle l’embrasse, et qu’elle lui dit : Tu sens bon. Chez vous, dans vos livres, l’odeur est toujours là. On aurait pu parler aussi du musée de l’Art brut, mais il faut que les gens le lisent. Je sais que votre livre va intéresser mes collègues, à commencer, évidemment, par François Ansermet. Merci à vous.

M.L. : Merci de tout ça, c’est hyper précieux d’avoir des relais comme vous, les relais les plus chers qui soient.