Apprendre à lire, et à écrire

« Qu’est-ce qu’un adolescent peut trouver à rencontrer une adjointe de direction ? » Quand Marie-Cécile Marty m’a posé la question, dans mon bureau, je lui ai répondu : « Je ne sais pas ! », et elle m’a dit : « Eh bien, écris… »

Depuis des années, j’occupe la fonction d’adjointe à la direction dans une école que vous appelleriez un collège, et qui, chez nous (en Suisse) porte le nom de cycle d’orientation. Cette identification est assez forte : ne me suis-je pas présentée ainsi à mon analyste dès les premières paroles ?

Je suis donc chargée de faire tourner le cycle, surtout lorsque ça ne roule pas… Et là, il arrive parfois des surprises. Bien souvent prise par le temps qui passe toujours à son rythme, j’ai proposé à quelques élèves, il y a longtemps, de mettre par écrit ce qui les agitait et dont je n’avais pas le temps de les entendre parler, et aussi, peut-être un peu, mais sans le savoir, pour les faire taire, lorsqu’ils criaient leur rage… Une fois la crise passée, je l’avoue, je ne lisais pas toujours les papiers qu’ils me laissaient, prise par d’autres objets d’intérêt… Et se vérifiait l’aphorisme du petit père Queuille, « Il n’est aucun problème assez urgent en politique qu’une absence de décision ne puisse résoudre. » L’inefficacité est peut-être un levier de la politique, mais j’ai encore honte aujourd’hui d’avoir peut-être laissé tout seul un élève avec un problème suffisamment important à ses yeux pour avoir accepté de le déposer sur le papier, et de me le laisser…

Jusqu’au jour où une de mes filles, non sans m’en avoir demandé l’autorisation, jeta un œil sur certains de ces papiers qui traînaient sur mon bureau : elle avait été élève dans cette école, comme elle en était sortie, cela l’amusait. Un jour, elle me dit combien ils étaient intéressants, et me demanda si je lisais ces papiers, et ce que j’en faisais. L’aveu me coûta : je n’en faisais pas grand-chose, je ne les lisais pas toujours, et je me laissais un peu prendre par la routine. Il fallait continuer à faire mon travail, j’étais prise par le discours du maître, je fonctionnais bien, et parfois, les élèves étaient des obstacles qui m’empêchaient de continuer à rouler, à folle allure, sur la grand-route de l’année scolaire.

La culpabilité me poussa, ici et là, à reprendre l’un ou l’autre de ces papiers, et à les lire. Dans un premier temps, dans une logique toute fonctionnelle, je faisais ce qu’il fallait faire : rappeler à l’ordre, contredire ce qui avait été dit, juger… et punir. Ce ne fut pas une période facile pour les pauvres élèves qui ont été les premiers à se faire lire par la débutante analphabète que j’étais… Sans compter que, tout occupée à faire ce que je croyais être mon travail, je faisais taire ceux qui commençaient à dire, ou alors j’exigeais que celui qui ne savait pas ce qu’il disait l’écrive. Ça roulait assez bien pour que ces petits cailloux soient éjectés sur le bord de la route, et lorsqu’en fin d’année il en restait sur mon bureau, de ces encombrants, je n’avais pas trop de scrupule à les jeter dans les bennes prévues pour accueillir tous les papiers scolaires… Pourtant, un tout petit pincement me rappelait à la fois la phrase de ma fille et certains de ces mots ou de ces traces qui restaient gravées en moi… Et puis l’été effaçait tout, et la rentrée suivante me remettait en selle, prête à pédaler, à rouler, à faire tourner la machine.

J’avais depuis peu commencé à me déchiffrer, lettre après l’être, puisque j’avais commencé une analyse. Un jour pourtant, l’alphabêtie que j’étais devenue par les études universitaires se trouva bien empêchée de lire… Ces traces me paraissaient bien pauvres… quelques mots convenus, des excuses qui sentaient le réchauffé, des promesses auxquelles je n’étais pas assez stupide pour croire. Je me refusais à être dupe de ce que je lisais, forte de mon expérience déjà avancée, comme de la manipulation, comme du mauvais esprit, voire parfois de la canaillerie. Lectrice débutante, j’étais bien incapable d’aligner deux lettres, d’en faire une syllabe, d’en lire quoi que ce soit. Ce fut un texte de Lacan qui me mit sur la piste, Lituraterre. Il y avait dans ce texte, que je m’étais engagée à lire, c’est-à-dire à expliquer à d’autres, un côté énigmatique qui me fit saisir un peu ce que le texte ne peut dire, mais qu’il ne peut qu’évoquer. Je me rendis compte qu’il était plus facile pour moi de saisir quelque chose à l’écriture de Lacan, à qui je prêtais un savoir, qu’à ces pauvres papiers, parfois chiffonnés, gribouillés, où une vérité subjective affleurait et se masquait tout à la fois sous la forme imparfaite de leur apparence textuelle.

Ma première lettre d’alphabétisation fut le e de l’accord du participe passé : c’était plus facile de lire la même lettre dans plusieurs textes ; ces garçons étaient nombreux à commencer leur texte ainsi : je suis venue ici parce que … Toute mon orientation de prof amoureuse de l’orthographe, qui a appris à traquer la faute, me poussait à la leur faire remarquer. Mais je n’en faisais rien. Certains la voyaient assez tôt, d’autres pas du tout. Et puis je leur ai demandé s’ils pouvaient m’expliquer pourquoi ils accordaient leurs participes au féminin. Cela m’interroge toujours : plus ils donnaient l’impression d’être de vrais mâles, jambes écartées, œil de fer, odeur envahissante… Ma question les surprenait. Ils cherchaient à s’excuser, ils déclaraient, certains en rougissant, qu’ils étaient bien des garçons.

On le sait bien, l’insulte vise la part de féminité qui existe en chacun. Ainsi O, qui, faisant la liste de ceux qu’il respecte et de ceux qu’il ne respecte pas, écrit-il qu’il ne respecte pas les meuf. C’était lui aussi, que j’entendais dire une fois à la sortie de l’atelier d’écriture qu’il n’était plus une tapette. Mais alors, que signifiaient pour lui ces deux signifiants ? Il me l’expliqua. Tapette, c’est celui qui se laisse faire, qui se laisse taper. Et quand je lui dis que pour moi, c’était de tout autre chose qu’il s’agissait, laissant poindre la signification sexuelle du mot, il se montra surpris. Quoi ? Madame ? rien à voir… Je m’aperçus alors que pour lui, devenir un homme passait d’abord par montrer qu’on l’était. Et les meuf, alors, qu’est-ce que c’est pour lui ? Est-ce que j’étais une meuf selon sa définition ? Il se mit à rire… Bien sûr que non, je n’étais pas une meuf, sa mère non plus. Les meuf, c’est pour lui les filles de son âge. Ma curiosité pour son usage des signifiants le mettait en position d’en dire quelque chose, à quelqu’un qui n’en savait rien. À ses yeux, j’étais vraiment débile. C’était lui qui savait ce que les mots veulent dire, et aucun espace ne permettait de jouer avec l’équivoque. Pourtant, dans le cadre protégé de mon bureau, il se voyait, sans risquer de perdre la face, convié à entendre que ce mot résonnait autrement pour les adultes, que d’autres partageaient un autre sens. J’avais déjà fait l’expérience de ces élèves qui horrifiaient leurs enseignants en parlant de cas de cannibalisme, mais qui, après avoir contrôlé le sens du mot, se rendirent compte qu’il s’agissait de carnivores.

Pour L., c’était autre chose. Il a plusieurs Meilleures Potes, avec lesquelles il s’embrouille régulièrement. Il faut dire que depuis longtemps, elles lui en ont fait voir, depuis ses 8 ans, où une fille lui avait demandé de sortir avec lui. Evidemment, il avait accepté, sans savoir où elle voulait aller, mais quand il fut sorti de l’école avec elle, et qu’il ne fit rien de plus que cela, elle se moqua de lui en parlant à toutes ses copines de son ignorance. Pour L, la métaphore était illisible, et il ne se priva dès lors plus d’en faire payer le prix fort à toutes les autres MP (meilleures potes), les traitant de p… de manière à ce qu’elles le bloquent. Les filles, ça parle des garçons, et pour lui, parler n’est pas encore possible. C’est lui aussi qui traite mal cette jeune professeure qui tente de le limiter, lui lançant un vigoureux : Connasse ! déclenchant évidemment les rires des autres. Alors en acceptant d’écrire, il peut faire lire à une adjointe quelque chose qu’il ne sait pas encore. Et un jour peut-être pourra-t-il transformer son insulte en un appel. En attendant, c’est en bande de garçons, voire avec l’appui de la beuh qu’il trouve à ne pas trop débander, comme l’expliquait Lacan.

L’insulte serait donc ce cri premier de celui qui n’est pas entré dans la langue articulée à l’autre, de l’infans. Souvent, suivant en cela Freud, je félicite l’élève qui a su remplacer le coup par l’insulte. C’est un petit pas pour lui, un grand pour l’école. Mais pour marcher sur ses deux jambes, il ne suffit pas d’un petit pas. Encore faut-il oser se lancer, traverser la mer dangereuse qui sépare chacun des autres. Entre chaque petite lettre et chaque autre, il s’agit donc d’apprendre à lier, à inventer de mystérieuses liaisons qui permettent de tisser, de broder, de coudre, de se faufiler entre les signifiants. Entre le Charybide du baîllon et du Scylla de l’inquisition obscène, l’atelier d’écriture permet à qui s’en sert de transformer le cri en appel. Pour autant qu’un adulte de compagnie au moins veuille apprendre à lire, et que l’institution ne l’en empêche pas.

Encore un effort pour apprendre à lire, et peut-être de permettre à l’un ou l’autre de ceux qui s’y risquent d’écrire son propre dictionnaire et de l’inscrire à côté de ceux qui sont déjà là.

Violaine Clément. Fribourg, le 18 juin 2017.

Adolescents de l’illimite · Journée du laboratoire du CIEN de Fribourg. 17 juin 2017.