Chorégraphe des lettres

Conversation avec Pierre Fourny, le 10 novembre 2023.

Violaine Clément : Merci Pierre d’avoir accepté cette conversation pour notre blog, « Le virus de la psychanalyse ». Il me semble que tu as été contaminé par ce virus il y a bien des années.

Pierre Fourny : Si on parle du fait que j’ai pu suivre un certain nombre de séminaires publics de Lacan, cela provient d’un rapport au texte écrit, avec lequel j’avais des problèmes, des problèmes de lecture. Des problèmes avec la fiction surtout. Dès qu’il y avait un texte long, c’était compliqué pour moi. Je n’ai pas de problème technique pour la lecture, mais c’était vraiment une difficulté sur ce type de textes là.

V.C. : La fiction : Lacan a parlé de la psychanalyse comme d’une science-fiction. Mais toi, la fiction, c’était l’idée qu’on t’emmenait dans un monde…

P.F. : Je ne sais pas du tout pourquoi. Je n’ai pas du tout analysé, justement.

V.C. : Tu n’as pas fait d’analyse ?

P.F. : J’ai fait une analyse, mais beaucoup plus tard. Mais je ne sais pas pourquoi. C’était une résistance… Alors la manière dont j’en suis sorti peut expliquer des choses. Je n’arrivais pas à lire des textes qu’il fallait lire pour le baccalauréat. Jusqu’en terminale, j’avais vraiment du mal à lire.

V.C. : Tu n’aurais pas pu passer le bac sans lire des romans ?

P.F. : En fait, ce n’est pas vrai, parce qu’on peut se débrouiller autrement bien sûr… C’est d’ailleurs ce que j’ai fait, puisque j’étais très bon à l’oral. Il m’arrivait de lire de la presse, d’autres choses, des choses courtes. Je m’en suis en fait sorti en commençant par lire les séminaires de Lacan.

V.C. : Les séminaires ou les Écrits ?

P.F. : Les séminaires ! Les Écrits sont plus faciles à lire que les séminaires.

V.C. : Les Écrits sont plus faciles, dis-tu ? (rire) Mes collègues seraient surpris, et Lacan aussi, qui disait d’eux qu’ils ne sont pas à lire. Parce que les séminaires, dans quelle version les lisais-tu ?

P.F. : Les versions publiées.

V.C. : Publiées par Jacques-Alain Miller ?

P.F. : Par Jacques-Alain Miller, oui.

V.C. : Et donc, a-t-il été facile pour toi de lire ces séminaires ? Te souviens-tu par exemple du séminaire par lequel tu as commencé ?

P.F. : Je ne sais pas, Les Noms-du-Père, quelque chose comme ça peut-être…

V.C. : Et donc, tu entendais tout de suite l’équivoque ?

P.F. : Oui !

V.C. : Parce que c’est difficile d’entendre les équivoques. Je me souviens de ma surprise lorsque mon compagnon a déposé sur la table un ouvrage qui portait le titre : L’insu-que-sait-de-l’une-bévue-s’aile-à-mourre ; je me suis dit que ça allait être compliqué. C’est génial !

P.F. : Oui, et du coup, ça s’est enchaîné en allant écouter Lacan, avec effectivement tout ce rapport à la langue. D’ailleurs, toute une partie du travail d’ALIS, la compagnie, de mon travail, porte sur la construction du langage, à partir de rébus, de calembours, d’objets qui représentent des sons. Ce qui porte le son, ce sont des objets. Par exemple, “l’immatérialité”, c’est une (vraie) lime, sur un (vrai) lit, au bout d’une piste d’atterrissage. Donc c’est une

 

“Lime atterrie alitée”

 

Exposition La Coupure (2008) : de gauche à droite et de haut en bas, chaque pièce est présentée avec son titre, dissimulant le synonyme du titre, et les mots prononcés désignant les objets du rébus diffusés par haut-parleur :
Élan : essor : S or
Exprimable : dicible : dix cibles
Inflexible : sévère : C vert
Exécuté : désoudé : d sous d
Fragile : cassable : K sable
Légèreté : insouciance : 1 sous science
Soudoyé : arrosé : A rosé
Extraordinaire : indicible : un dix cibles
Application : effort : f or
Paroxisme : insurpassable : un sur pas sables
Alibi en béton : six menteries
Ineptie : absurdité : “ab” sur dix T
La justice : l’impartialité : 1 par scie alité
Perceptible : saisissable : seize i sables
Insipide: l’impersonnalité : L’imper sonne alité
Existence : réalité : ré alité
Odieux : haïssable : A hissable
Éventuel : possible : pot cible

V.C. : Quand Freud déclare que le rêve est un rébus, que Lacan reprend avec l’inconscient construit comme un langage, toi, tu étais beaucoup plus du côté de l’inconscient… Ce qui fait Witz, comme dans ce dessin où lorsque l’analyste dit à la femme sur le divan que la prochaine fois ils vont travailler avec son inconscient, elle lui dit : « excusez-moi, mais mon mari ne pourra pas venir » (rires). Cette facilité avec laquelle tu as été attrapé par ce discours lacanien, était-ce considéré comme normal autour de toi ?

P.F. : Non, mais à partir du moment où c’est investi dans une pratique artistique, de création, ça ne pose plus de problème. Et l’autre élément important, c’est la pratique du chinois. Parce que pour pouvoir faire du spectacle, il fallait que j’aille à Paris ; pour pouvoir aller à Paris, il fallait que j’y fasse des études qui ne soient pas enseignées dans l’Académie de la région où je me trouvais. D’où l’idée de faire du chinois…

V.C. : Ta Versagung, c’était donc de dire non aux études enseignées près de chez toi, et donc de dire oui au chinois. Mais ce n’était probablement pas la seule chose qu’on n’enseignait pas dans ta région. Qu’est-ce qui t’a fait choisir le chinois ?

P.F. : Le chinois, c’était à la mode. On était quand même restés dans les années ’68, donc les intellos étaient branchés sur la Chine. Et d’ailleurs, le fait de faire du chinois m’a aussi vacciné : à partir du moment où on lit Mao dans le texte, on comprend mieux Mao. Donc on s’en détache plus facilement (rires).

V.C. : C’est intéressant, parce que cela signifie qu’on est souvent accroché par quelque chose qu’on ne comprend pas.

P.F. : Oui, oui. En tout cas, ce n’est pas parce qu’on le comprend qu’on est accroché.

V.C. : C’est ce que je me disais pendant le spectacle que j’ai vu. Tu parlais de l’effet de retour du slogan. L’effet du mot qui retourne sur celui qui l’a sorti. C’est bien ça ?

P.F. : Oh, c’est plus prosaïque que ça. Mon rapport au mot écrit est revenu, effectivement, dans le spectacle, par les slogans d’affiche, mais pas par le sens des mots, plutôt par la forme des lettres. Uniquement même. Pour moi, les affiches, c’était un trésor, parce que cela me permettait d’avoir des images de grande taille, et très belles, entre guillemets, d’une grande qualité en tout cas, par rapport à ce qu’il était possible de faire à l’époque. Du coup, il devenait possible de disposer de grosses lettres, d’en faire une chorégraphie.

V.C. : Tu es un chorégraphe des lettres ?

P.F. : Plutôt oui ! Au départ, des images, seulement des images et des objets. Les lettres ne sont arrivées au départ que comme des objets, des images et puis le mot est revenu par la coupure horizontale des lettres.

V.C. : J’ai pensé à l’atome quand j’ai vu comme tu fissurais les lettres. Une lettre, ça ne devrait pas se couper, comme l’atome. C’est quand on a réussi la fission qu’on a créé la bombe atomique. Tu fais des bombes en coupant ces pièces qui seraient normalement insécables. Une lettre, normalement, ça ne se coupe pas.

P.F. : Surtout pas dans ce sens-là. Les mots peuvent se couper dans le sens vertical, c’est ce que Stanislas Dehaene (neuropsychologue à la chaire de psychologie du Collège de France, qui fait de la recherche sur le fonctionnement “hard” du cerveau) dit, qu’on a plutôt tendance à couper les mots verticalement. L’idée de les couper horizontalement est un peu bizarre. Par rapport à cette histoire d’atome, cela s’est sûrement déclenché avec cette idée (encore la bombe…) de redessiner le mot un en français. Parce que le mot un, si tu prends un journal et que tu le mets à l’envers, tous les mots “un” sont identiques. Et il y a beaucoup de mots un dans un texte français. Ça m’a alerté, comme j’avais l’habitude de couper les images en deux, j’ai coupé le mot un. Et en fait, si on prend le haut du u et le bas du n, on peut faire le signe « égal ». Et si on prend le haut du n et le bas du u, on peut faire 0 (zéro). Donc un coupé en deux égale zéro

À partir de là, je me suis dit que s’il y avait deux lettres, ou même un seul signe, puisque que le u et le n sont qu’un seul et même signe, absolument identiques, mais inversés. Si on pouvait faire deux autres signes, = et 0, avec ces deux lettres-là, alors peut-être qu’on pourrait faire la même chose avec toutes les lettres de l’alphabet. C’est ce qui a déclenché le dessin de toute la Police coupable, la police de caractères qui permet de faire ce jeu sur les mots coupés horizontalement.

V.C. : Cette police coupable, que tu n’as pas pu faire homologuer…

P.F. : Je n’ai pas pu déposer la marque.

V.C. : C’est juste, la marque, qui dans notre champ est un mot chargé de sens, dans ce monde où l’on s’habille de marques, pour être des mêmes… Quand tu parlais du un, tout à l’heure, m’est revenu ce jeu de mots lacanien sur l’ennui, et l’unien. Ce qui est amusant, c’est que ça marche avec la langue française. En allemand, ça aurait donné autre chose…Tu t’es trouvé faire ce que tu fais par la langue française, par laquelle tu as rencontré Lacan, qui est celui qui a traduit Freud. Ton idée, c’est de faire perdre quelque chose, une sorte de suspension, comme une épochê du sens, et on ne voit plus rien…

P.F. : Ah, alors là je ne suis pas sûr. Pour moi, on ne voit pas plus rien, on ne voit plus le code qui renvoie au son. C’est-à-dire que quand on prend la moitié supérieure, si c’est cette moitié qui est commune à deux mots, cette moitié ne contient quasiment plus de signe qui renvoie à du son.

V.C. : C’est ça : on ne peut pas le dire.

P.F. : On ne peut pas le dire. Mais, par contre, elle ne fait que porter du sens, parce qu’elle vient d’un mot dont elle a été détachée, et ça, on en garde la mémoire, puisque c’est un spectacle, et qu’on ne laisse pas s’écouler le temps qui ferait qu’on l’oublie. Je joue avec ça aussi, et quand je demande aux gens : « vous vous souvenez ? », ils se souviennent tous. J’utilise souvent le mot racine pour faire ça : si on prend la moitié supérieure du mot racine, cette partie ne comprend plus que des demi-cercles. Il n’y a quasiment plus de son. Ça ne renvoie pas à un mot, à un autre mot que le mot racine. Ça ne porte plus de son, ça n’a plus de fonction de codage, qui est tout de même la fonction de la lettre. De coder le son, ça ne fait plus que porter du sens, ce qui n’est absolument pas la fonction du mot écrit ; en système alphabétique, le mot écrit ne porte que du son.

V.C. : Quand on pense à l’alpha, la tête de taureau, qui a changé de sens, les lettres ont souvent bougé, elles se sont retournées, inversées. J’ai longtemps enseigné les langues anciennes, le latin et le grec. Et les questions que posent les élèves tournaient souvent autour de la prononciation. Comment sait-on comment on prononçait les choses ? Il y a une question de code, et de confiance envers le prof qui vous dit. Mais on ne parle pas de la même manière en Angleterre, en Italie ou en Grèce. Nous, les francophones, avons beaucoup perdu ce rapport à la manière dont résonnait la langue, plus que les Italiens par exemple. Ce spectacle est très muet. Tu laisses juste place à la lecture. Ça fait rire, à certains moments. Mais as-tu jamais eu l’idée de sonoriser ?

P.F. : Là, il y a juste un spectacle qui va être sonorisé, mais de façon très légère. Parce que le spectacle est destiné à la rue, alors le son, c’est très compliqué. On a juste des tablettes. C’est en termes techniques que le problème se pose. Sinon, il y a toujours beaucoup de sons dans les spectacles d’ALIS, mais du son préfabriqué, à partir de phonèmes ou de déformations de son liées à la langue. Ce n’était vraiment pas de la musique, plutôt du bruit, produit cependant par un appareil vocal, des appareils vocaux, déformés par la décomposition des phonèmes. Mais effectivement, ces spectacles-là sont visuels, comme la poésie à 2 mi-mots est purement visuelle. Parce que si des gens nous écoutaient là, sans voir ce dont on parle, ce serait incompréhensible.

V.C. : C’est aussi ce qui arrive quand on reçoit, comme analyste, quelqu’un qui vient essayer de vous dire quelque chose de ce qui ne va pas pour lui. Je trouve que ce que tu nous dis est très intéressant cliniquement. On est aussi embêté, comme un poisson d’une pomme, parce qu’il n’y a pas de moyen, pour celui qui ne sait pas de quoi il souffre, de le dire de manière à ce que l’autre puisse l’entendre dans sa langue à lui. Est-ce pour cela que tu vas dans la rue, au contraire du travail dans le clos lieu d’Arno Stern ?

P.F. : C’est aussi le moment d’un parcours. Je travaillais sur scène, en ayant aussi des difficultés à accéder à la scène du théâtre, qui était plutôt fermée au type de travail qu’on proposait, qui n’était pas un travail sur le texte ni sur le jeu d’acteur. Beaucoup de théâtres en France, à l’époque où j’ai commencé, étaient plutôt ringards, je le dis carrément, parce qu’on en souffrait tellement qu’il n’y a pas de raison de ne pas le dénoncer comme tel. Alors qu’on avait du mal à produire ce qu’on faisait en France, le ministère des Affaires étrangères nous présentait à l’étranger comme la scène contemporaine française (rires). On avait plus de moyens pour montrer ce qu’on faisait que pour le produire. Mais on a quand même réussi à occuper cette scène des théâtres, à y être diffusé, dans cet outil très pratique de la culture pour y montrer de la création. Par contre, on maîtrisait tous les moyens de la scène. Pour les lumières par exemple, on utilisait des diapositives. C’est aussi pour ça qu’on diffusait dans le monde entier, parce qu’on ramenait toujours la même qualité, puisqu’on maîtrisait le son, la lumière, et ce que nous montrions sur scène.

V.C. : Dans le monde entier, mais donc le monde francophone ?

P.F. : Non non, puisque là, il n’y avait justement pas de question de langue, puisqu’on travaillait avec des objets, avec des images, il n’y avait pas de texte, c’étaient des manipulations d’images, une chorégraphie d’images.

V.C. : Un peu comme les Mummenschanz ?

P.F. : Voilà ! Moi je pense qu’on a dû circuler, se croiser même dans les festivals, de danse contemporaine par exemple. C’est du théâtre d’objet, dans lequel il y a déjà du texte. En France, c’est la danse contemporaine qui nous a programmés. Nous sommes liés à ce mouvement qui, dans les années ’80, arrive en France avec la danse contemporaine. Les chorégraphes, c’étaient nos copains, ils venaient voir ce qu’on faisait, on allait voir ce qu’ils faisaient. Alors que c’était plus difficile avec le monde du théâtre.

V.C. : L’effet que tu recherches quand tu découpes ces mots me fait penser à ce que Lacan disait avec son premier livre de lecture, sur lequel il y avait une moitié de poulet. C’est ce qui lui a permis de comprendre la division subjective. Quel humour ! Pourrais-tu nous raconter ta rencontre avec Lacan, toi qui l’as entendu en présence ?

F.P. : Oui, cette liberté, je l’associe à Lacan et au chinois.

V.C. : Lacan aussi était passionné de chinois, qu’il apprenait avec François Cheng.

F.P. : François Cheng était mon professeur de poésie classique chinoise à Paris VII, quand je faisais du chinois. Le questionnement que j’avais sur que faire sur scène, c’était comment reconstruire un langage. Ce qu’on voyait sur scène nous ennuyait tellement que nous voulions faire le spectacle qu’on avait envie de voir. Et ce qu’on avait envie de voir, c’était un langage en train de se construire. Pour moi l’intérêt du spectacle, c’est de voir du sens en train de se construire. Quel intérêt d’aller voir un spectacle dont on connaît le sens ? Il n’y a pas de tension. Je pense qu’aller voir un spectacle est aussi créatif de la part du spectateur que de celui qui montre ce qu’il a fait. Si le spectateur ne fait pas lui aussi ce travail de création à partir de ce qu’il voit : aucun intérêt. L’idée, c’est que, en écoutant Lacan, en regardant ses jeux de mots, en faisant du chinois, il y avait tout un champ de possibilités de langage qui était ouvert, en France, à quelques milliers de personnes avec Lacan, mais en Chine, avec des millions, des centaines de millions de personnes qui étaient radicalement différentes de ce que nous pratiquions avec l’écrit du français courant. Cette ouverture-là, ça m’a aussi libéré. Les Chinois écrivent le sens de ce qu’ils écrivent, ils se fichent du son. Les Chinois se comprennent, quelle que soit la langue qu’ils parlent en Chine, où il y a trente-sept langues, tout le monde se comprend. Et les Japonais ont pris l’écriture chinoise pour écrire leur langue, donc on aurait très bien pu, nous aussi, utiliser les caractères chinois pour écrire, non pas notre langue, mais ce qu’on avait à dire, à écrire, à retenir.

V.C. : Écrire ce qu’on a à dire, ou à retenir…

P.F. : En tout cas, l’écriture alphabétique, c’est sûr que c’était pour retenir.

V.C. : Compter aussi, et calculer ?

P.F. : Oui, là je n’évoque que la langue parlée. Pour moi, ça permet de noter le son, sous la forme du visuel, c’est-à-dire parler à l’œil : faire parler du son à l’œil. Donc pouvoir balancer du son à distance, et dans le temps. Le visuel reste dans le temps, alors que le son… c’est fini, ce que je viens de dire s’arrête là (écrit, ce sera lu ailleurs, plus tard). Cette transmission à distance des sons, pour le chinois, c’est fini. Il y a un tout petit peu de son dans les indications des caractères chinois, mais fondamentalement, ça garde du sens. Cette ouverture-là : pour dire une table, on dessine une table.

V.C. : Mais tu ne peux pas découper de la même manière les caractères chinois.

P.F. : Non ! Ce n’est pas un codage simple (l’alphabet c’est 24 lettres). Le chinois ne code pas au même niveau : le codage, c’est dans le sens, avec le dessin. C’est aussi l’expérience qu’on a faite avec le mot clé, tu as trouvé stop, moi, j’ai trouvé le mot ciel. Ce n’est pas le même chemin, mais les deux fonctionnent.

V.C. : Pourrait-on utiliser cet outil pour faire de l’analyse ? Là où je trouve stop, tu trouves ciel…

P.F. : Je n’en sais rien. En tout cas, pour moi, c’est un outil de création. Et ça, c’est toute ma vie. C’est aussi mon parcours, de partir de la scène pour aller vers les gens. Pour sortir de la scène, et pour faire venir les gens à la scène, où ils ont de toute façon beaucoup de peine à venir. Ainsi les jeunes, et tout un tas de gens qui n’y viendront jamais. Là, en allant dans des endroits incongrus où ils ne s’attendent pas à cela, ça peut leur faire envie. Je pense que quand on va voir un spectacle, en tout cas moi, j’ai besoin de cette désorientation, de chercher ma place dans ce que je vois sur scène. Si on la connaît déjà, à quoi bon y aller ? C’est ce qui m’énerve dans les présentations de saisons. On y choisit à l’avance ce qu’on va regarder. Je me souviens qu’on allait dans les années ’80 à Bastille, parce que c’était là que ça se passait. On ne savait pas ce qu’on allait voir. Des fois c’était bien, des fois ce n’était pas bien. D’une certaine manière, on était toujours surpris. Et je pense que les scènes nationales se sont tiré une balle dans le pied en annonçant ces saisons, où les gens choisissent ce qu’ils connaissent déjà. C’est ainsi qu’on fait ses spectacles dans la rue, aux feux rouges par exemple, là où les gens ne s’attendent pas à voir des spectacles. Il n’y a qu’un seul théâtre qui a acheté ces spectacles, donc on a heureusement trouvé d’autres modèles économiques. C’est ce qui nous a permis de résister durant le COVID ; c’était possible de faire un spectacle devant des gens, mais c’était immaîtrisable. Beaucoup de gens nous ont vus, mais c’est impossible de dire ni combien, ni lesquels.

V.C. : Comment vis-tu alors, avec cette liberté ?

P.F. : C’est tout un travail de construction, d’institutionnalisation. Avec ALIS, on a fondé le travail de création sur la maîtrise des outils de production. On a beaucoup souffert pendant tout un temps de ne pas avoir de lieu pour produire, pour fabriquer. Alors on faisait des résidences, mais c’était infernal, parce qu’on faisait tout : la lumière, le son, le décor… Il fallait un labo photo pour produire les lumières, c’était donc très compliqué. Le temps de nous installer et au bout de quinze jours, c’était fini. On a réussi à contrebalancer cela en achetant une usine qui ne valait rien.

V.C. : Vous êtes des auto-entrepreneurs. L’art va devoir se diriger dans cette direction-là ?

P.F. : Oui ! Auto-entrepreneurs, mais quand même avec un gros travail en direction des institutions pour qu’elles nous aident et nous subventionnent. On est tombés à la bonne époque, au moment où Jack Lang est arrivé au pouvoir, enfin (rires) au ministère. Avec ce pouvoir extrêmement fort pour la culture, avec une ouverture, une attention qu’on a reçue des fonctionnaires de l’époque, et on a pu avoir les moyens de cette ambition-là, de maîtriser nos outils de création, et aussi de production. Si on dispose des moyens de montrer, c’est aussi une force. On peut se présenter dans plein d’endroits différents. Et aussi le fait de s’extirper de Paris, de se retrouver dans une région très pauvre, dans le sud de l’Aisne, entre Soissons et Château-Thierry.

V.C. : Ça vous a aidés ?

P.F. : Oui et non. Oui, parce qu’on a le soutien de l’État et de la région, ce qui est difficile, parce qu’au niveau local c’est une région extrêmement déshéritée où il n’y a pas d’opérateurs culturels, comme on dit, pas de théâtre, très peu d’acteurs culturels. Il n’y a pas de théâtre, c’est presque un désert culturel. C’est très compliqué, mais par contre, on est quasiment les seuls, comme compagnie au niveau national et international. Ça nous a permis d’avoir l’attention des fonctionnaires et de certains élus pour que ça continue… On a profité aussi de cette période des grands spectacles événementiels des années ’80/90, on a participé à l’arrivée de la flamme olympique sur les Champs-Élysées, avec 200’000 spectateurs. Nous avons organisé le défilé. Et puis on a fait l’appel du dix-huit juin sur la Seine, avec 40’000 spectateurs. On a participé à l’énorme spectacle du débarquement à Caen. Ça a beaucoup joué aussi en notre faveur, cette capacité à faire dans le grand, qui venait justement de cette pratique de la maîtrise des moyens de production à très petite échelle. On n’a toujours fait que de très petits spectacles : moi, j’ai commencé sur une table, avec des objets. Les problèmes qui se posent sur une table avec des objets, ce sont les mêmes que ceux qui se posent à grande échelle.

V.C. : En effet, si tu n’arrives pas à les résoudre sur une table, inutile de te lancer. C’est très féminin, cette façon de voir, très pragmatique. Une question encore : qu’est-ce qui fait que tu as rencontré des Suisses, ces voisins à quatre langues ?

P.F. : Nous sommes effectivement venus plusieurs fois en Suisse, mais là, pour ce qui est de Fribourg, c’est Françoise (Vonlanthen) et Agnés (Jobin) qui nous ont vus, qui ont vu une exposition à La Charité-sur-Loire, d’objets, de mots géants qui sont en fait des anamorphoses, dont il y a plusieurs exemples dans le spectacle qu’on a vu. Ainsi dans le mot bleu, il y a le mot ciel. Il y a un mot très grand, CIEL, qui est exposé, et puis devant une forme graphique, et puis à un autre endroit, d’où on peut regarder, un viseur, un petit trou par lequel on peut regarder. Et quand on se place à cet endroit-là, et uniquement à cet endroit-là, on voit le mot bleu.

Elles ont donc vu cette anamorphose, et à l’époque il y avait aussi ce dispositif qu’on avait fait fabriquer expressément pour ça, parce que c’était dans une ancienne abbaye : un lutrin, sur lequel les gens pouvaient faire cette poésie à 2 mi-mots, et le petit poème tombait du ciel sur le lutrin en bois, pour montrer le côté miraculeux de la poésie à 2 mi-mots.

V.C. : Cela va intéresser notre collègue qui est danseur et qui, devenu philosophe, s’intéresse aux anges. Ma dernière question tourne autour de ce que nous travaillons aussi : la question du numérique. Ce que tu donnes à voir est très proche des fonctionnalités que les enfants adorent. Approchez-vous aussi les enfants dans le cadre des objets qu’ils utilisent, comme le téléphone portable, la tablette, etc. ?

« Quelques uns des mots française qui contiennent la moitié du mot ‘analyse’ « 

P.F. : Oui et non. Cette poésie est nativement numérique. Elle n’existe pas sans un outil logiciel, parce que notre cerveau est beaucoup trop lent, et on perdrait des années et des années. Il paraît que Perec aurait eu cette idée, de couper les mots à l’horizontale. Mais je n’ai pas de preuve de cela, aucun élément… Pour trouver, une fois qu’on sait lire, des formes dans des mots, il faut vraiment le détour du numérique pour y parvenir, vu la masse de codages que constitue une langue. Sans le numérique, ça n’existerait pas, et sans ces outils, qui ont bien évolué, il n’existerait pas cette capacité de proposer un processus de création complet, tout de même, qui consiste à choisir dans une liste de mots dont on sait qu’ils sont tous combinables, par au moins une moitié, avec le mot de départ. L’ordinateur propose une liste de mots et après, il faut faire le choix. Dans ce que l’ordinateur propose, il n’y a peut-être qu’un pourcent de choses intéressantes. Donc il faut aller la chercher, cette chose intéressante. On a travaillé comme ça en milieu scolaire, on a déjà élaboré des outils pédagogiques pour les enseignants. Moi, j’aime beaucoup travailler avec les classes DYS en France, ou les classes SEGPA, destinées aux enfants en grande difficulté, à la fois parce que c’est hyper confortable, très encadré. Il y a beaucoup d’adultes avec les enfants, une ambiance de travail, les enfants sont très motivés, dans un espace agréable, et c’est facile pour nous de les faire fonctionner sur ce dispositif qui est très gratifiant directement, vous l’avez vu. Ça redonne aussi beaucoup de plaisir, très vite. C’est aussi mon parcours à moi, vous avez vu, par rapport au texte et au mot. On travaille beaucoup avec des personnes en situation d’illettrisme aussi. On a tout ce projet de « Typobaladeuse », qui a été développé, en termes de création, en parallèle avec un travail contre l’illettrisme dans notre département, qui est aussi le département de France qui a le plus d’illettrés ; on a 18% d’illettrés. Il n’y a aucun outil mis en place, ça commence seulement, pour parvenir à tenter de transformer cette situation catastrophique.

V.C. : IL faut Lacan, il faut le chinois, il faut le numérique, et il faut quelqu’un qui fasse un lien entre ces différentes découvertes ?

P.F. : Je ne sais pas. Il faut surtout des gens qui ont envie de foncer dans les processus de création. Après, tous ces outils-là ne sont pas si… Numériquement parlant, c’est du low tech, c’est du bricolage, comme d’ailleurs tout le travail scénique que nous avons fait tout au long de notre carrière. C’est fondamental, le bricolage, on revient là plutôt au structuralisme et à Lévi-Strauss…

V.C : Oui, le bricolage a acquis ses lettres de noblesse en psychanalyse également. Merci beaucoup, Pierre, pour ce parcours.