Complémentaire et dissemblable

Violaine Clément : Cher Nicolas Geiser, seriez-vous d’accord de vous présenter en quelques mots ?

Nicolas Geiser1 : C’est évident, et pourtant je n’y parviens pas.

V.C. : Dites-moi, vous êtes un artiste, depuis combien de temps ?

N.G. : Depuis toujours, professionnellement, j’ai décidé à 17 ans.

V.C. : Vous vivez à Fribourg depuis 5 ans. Comment vous définiriez-vous comme artiste ?

N.G. : Les arts visuels occupent une place prépondérante autour de quoi gravitent plusieurs autres moyens d’expression comme l’écriture et la musique. Les arts rupestres m’ont toujours fasciné, presque autant que l’art contemporain… La théorie est une pièce fondamentale de ma démarche.

V.C. : J’aime l’idée que vous êtes poète, donc créateur, et que vous vous situez dans la suite de ces premiers poètes qui ont peint sur les murs. Je vous ai proposé de montrer une de vos œuvres dans un congrès de psychanalyse, car l’artiste, disait Lacan, précède toujours le psychanalyste. L’idée est que vous nous apportez quelque chose qui nous précède dans ce que nous allons tenter d’élaborer, sur le thème de Fixation et répétition. On peut y ajouter un autre thème : itération. Dans le travail qui m’a intéressée, vous avez choisi une technique de découpage d’images. Pourriez-vous en dire plus ?

N.G. : Le premier souhait était de compiler des données, une pratique quotidienne qui me caractérise. Depuis aussi loin que je puisse me rappeler, j’ai toujours adoré me plonger dans le flux des images, de me rendre compte physiquement d’une partie de la production passée et actuelle. Je ramasse et dévore un tas d’ouvrages qui se présentent sur mon chemin, il en résulte des piles de livres, de magazines, de papiers qui peuvent atteindre des hauteurs impressionnantes dans mon atelier: Par la force des choses, j’accumule même si je les traite au fur et à mesure.

V.C. : Vous les traitez comment ?

N.G. : Je feuillette chaque page jusqu’à ce qu’une image capte mon regard. Je déchire et découpe sans modération, mais pas forcément toujours des images qui vont me plaire : je suis très sélectif dans mes choix.

V.C. : C’est donc l’image qui capte votre regard, et pas votre regard qui capte l’image. C’est intéressant, dit comme ça.

N.G. : À peu près comme pour toutes les pièces que j’essaie de mettre à jour, il y a principalement deux façons de procéder : soit je recherche des images bien précises et parfois je tombe sur des images que je ne m’attendais pas forcément à découvrir et qui vont m’amener à concevoir une nouvelle pièce ou série. Je suis happé par tant d’images, et mes projets se transforment souvent simultanément.

V.C. : C’est un double mouvement : soit vous recherchez ce que vous voulez, soit vous êtes happé, ce qu’on appellerait chez nous tuchê, par autre chose. Quand vous parlez de série, Jacques Lacan, après Freud qui nous a intéressés au concept de répétition, nous a rendus attentifs à ce mot de série. Il disait que prendre quelqu’un au sérieux, c’était attraper quelque chose de cette série. Vous avez plusieurs séries sur le feu ?

N.G. : Oui, ce qui ne me rend pas très sérieux (rires). Prendre quelque chose au sérieux n’implique pas de se prendre soi-même au sérieux.

V.C. : Oui, vous êtes très travailleur !

N.G. : Très ou trop, je ne peux pas définir… J’en ai besoin, c’est fondamental : dans mon cas, c’est également thérapeutique. Cette dynamique excessive me permet d’avancer sur des terrains à défricher et je suis même surpris de redécouvrir mon travail après coup… c’est un peu comme si les ramifications de mon travail proliféraient sans moi, ça me dépasse.

V.C. : Et vous êtes vous-même impressionné par le résultat !

N.G. : J’ai du mal à me suivre (rires) ! mais je tiens les rênes de mes projets, je sais les aboutir, même si des fois plusieurs années sont nécessaires pour arriver au point final. Ça ressemble à de l’acharnement, je suis tenace bien malgré moi et tant que ça résonne avec ma sensibilité, j’y accorde de mon temps.

V.C. : Nous avons donc choisi un travail (on doit choisir, comme pour lire, on ne lit pas toutes les lettres, sinon, ça n’aurait aucun sens) qui m’a frappée, et qui a frappé aussi celles à qui j’ai montré votre travail : vous ne cherchez pas à ce que ça ait un sens. Et pourtant, ça frappe.

N.G. : Je vais peut-être revenir sur la question du sens, du pourquoi et du comment. Ce qui va donner quelques clés de lecture : tout mon travail est basé sur cette ambiguïté, ambivalence entre très sensé et insensé. Les contraires cohabitent systématiquement. J’ai envie d’être au plus proche de ce qu’on peut constater dans l’aventure humaine, du fait que ces contrastes, ces contradictions et la somme de ces oppositions sont toujours vecteurs d’universalité fondamentale, c’est ce qui s’approche le plus de ce qu’on peut appeler la réalité. Nous ne somme jamais bloqués dans un extrême ou dans un autre, c’est cela que je cherche. Le non-sens et le sens, l’absurdité et la conscience de ce qui nous entoure.

V.C. : Ce travail-là, vous l’avez commencé il y a longtemps ?

N.G. : Oui, à la fois pour nourrir mon imaginaire et pour en faire des collages. L’archivage d’images est devenu à la longue une addiction, je ressens un plaisir psychique, plongé dans cette source quasi infinie, ainsi que du dégoût. Grâce à cette avalanche d’informations, je cherche à questionner ma pratique, à ne rien cristalliser dans une impasse.

V.C. : C’est pour cela que vous n’êtes pas du tout un addict en soi, mais vous faites de votre addiction une œuvre, qui arrive à conclusion. À quel moment avez-vous pu vous dire que c’est fini ?

N.G. : Là, pour ce projet, j’ai passé une année à compiler et à recadrer, ce qui est pour moi un geste photographique, au même titre que l’utilisation d’un appareil photo. Se saisir de la photographie d’un autre, déjà multipliée d’innombrables fois, pour en subtiliser un détail que je vais utiliser comme un élément banal et dilué, un objet matériel sans appartenance. Mon projet était de faire cohabiter un grand nombre d’images sur le même plan. Au final, c’est devenu une vidéo contenant plus de 4000 images qui défilent rapidement les unes après les autres durant près de 15 minutes. C’est fluide et indigeste, une métaphore du flux qui se déverse dans notre regard…

V.C. : Ça produit cet effet : une fois qu’on a vu ça, on ne peut pas l’effacer. Il y a quelque chose aussi, actuellement avec la guerre, quelque chose d’une guerre des images qui nous frappe beaucoup. Je pense que votre travail est très intéressant, qui nous donne à voir ça dans le cadre de l’œuvre d’art. Ce n’est pas anodin, vous avez pris beaucoup de temps à choisir les images, vous avez soigné le cadrage, vous avez additionné ces œuvres compilées, nous pourrions dire que vous les avez additionnées, une, plus une, plus une, auxquelles vous avez donné toujours le même temps. Combien de fraction de seconde par image ?

N.G. : Il doit y avoir environ 20 images par seconde.

V.C. : C’est très étrange. Vous aviez déjà vu quelque chose comme ça ?

N.G. : Jamais, je me suis laissé guider instinctivement par cette œuvre. Encore quelques jours avant sa finalisation, je n’en avais qu’une vision sommaire, à présent, je suis assez satisfait du résultat obtenu. Il y a un impact dans cette vidéo qui reflète la déferlante phénoménale dont on ne saisit pas encore l’impact de sa brutalité sans précédent.. Les images se succèdent sans discontinuer et donnent une impression de vitesse, mais en fait c’est extrêmement lent par rapport aux millions d’images produites dans notre monde en un clignement de cil, le nombre de photos produites à la seconde est inimaginable, bien au-delà de notre entendement. Dans un premier temps, j’ai voulu puiser seulement dans les images papier, avant de les faire passer dans le nuage numérique, ajouter un peu de contenu dans cette masse effarante, une façon de diffuser une non-image dans ce trop, dans cette substance pullulante hors de tout contrôle.

V.C. : Vous trouez la non-image dans ce trop.

N.G. : Je ne sais pas si je troue quoi que ce soit, puisqu’elle passera inaperçue, à peu de chose près.

V.C. : Qu’elle passe inaperçue, c’est bien possible, mais il est possible que pour nous, qui travaillons cette question de fixation-répétition, ça nous donne un point d’appui pour dire quelque chose de cette invasion.

N.G. : Est-ce qu’on peu encore prendre le temps de découvrir une œuvre et ses enjeux?

V.C. : C’est un pari, on verra. On ne peut pas forcer les gens à s’arrêter pour voir ce que vous avez voulu montrer, mais on peut déposer cette oeuvre dans un lieu où qui voudra, pourra s’arrêter pour regarder. Une rencontre se fera peut-être, par hasard… L’essentiel pour moi était cette répétition de quelque chose de si différent qu’on peine à en attraper quelque chose.

N.G. : En mettant ensemble ces quelques fragments disparates, sans considération particulière pour l’un ou l’autre, j’ai brouillé les pistes, paradoxalement en les mettant en lumière.

V.C. : Si quelqu’un parlait beaucoup, vous balançait sa logorrhée, on pourrait être saisi. Comme devant votre œuvre, par ce que nous appelons sa jouissance, la jouissance ici de l’image devient une marque de ce que vous avez attrapé dans le monde et dont on a de la peine à dire quelque chose. Auriez-vous quelque chose à dire à ceux qui pourraient voir votre œuvre ? Voyez-vous un lien, vous, avec notre thème ?

N.G. : Tout n’est pas dit au moment où l’œuvre naît. Répétitions, captures, clichés, mouvement…Il y avait des signes avant-coureurs, mais je ne les avais pas décryptés avant. L’interprétation des informations qui nous parviennent est une histoire personnelle, j’espère recevoir des feed-back de ma pièce qui me permettront de la reconsidérer sous un angle nouveau.

V.C. : Vous parlez, comme dans notre blog, de fragments, que nous souhaitons brefs pour qu’ils frappent ceux qui sont pressés et qui lisent éventuellement d’un seul coup d’œil. Que pourriez-vous leur dire, à ceux qui ne verraient qu’un flux d’infos, pour leur donner envie d’aller lire plus loin ? Quel serait le fil qui pourrait les intriguer ?

N.G. : J’ai envie de dire que ça me dépasse, mais je pourrai aussi dire autre chose dans quelques jours, c’est une partie de notre histoire commune.

Je tente de faire une œuvre que j’aimerais voir et découvrir. J’essaie de ne pas être dans l’ajout de contenus que j’estime insipides, je sais que ça peut rendre dubitatif, mais mon appréciation face au mimétisme de masse s’est aiguisé à la longue. Il me semble crucial de continuer à se questionner et à poser un regard critique sur « l’image », une arme redoutablement minimisée.

V.C. : Image, impact, arme, dans les temps qui courent, on est dans une guerre d’images. On le voit bien aussi avec la propagande. Mais une petite question, bien suisse : quand vous « piquez » des images, est-ce que le droit d’auteur s’applique ?

N.G. : C’est une question qui dépasse largement nos frontières… Le droit d’auteur existe, mais c’est une notion dérisoire et désuète que je réfute. J’assume ma position de puiseur dans l’archive collective, dans la grande histoire du monde. Il ne s’agit pas de vol, depuis que notre propre image ne nous appartient plus, s’offusquer et saisir la justice pour obtenir dédommagement et totalement risible… Je préfère parler d’appropriation, qui est une grande force, un peu sous-estimée dans l’histoire de l’art, car considérée comme un acte facile. Je pense au contraire que c’est un acte d’audace, un impératif conceptuel. Je réalise des pièces qui ont à voir avec ça, mais pour l’instant, je n’utilise jamais l’image telle quelle. Je la recadre, elle devient paysage ou visage inédit, une diffraction de nos connaissances communes. C’est mon point de vue d’artiste photographe, l’appareil n’importe pas.

V.C. : Vous ne faites pas de vol, ni de copie… Vous voulez fixer, capturer quelque chose, par quoi vous être pris. Dans ce monde où beaucoup d’argent circule autour des images, autour de l’art…

N.G. : Tout est achetable…

V.C. : Mais vous pas : c’est vous qui décidez à quel moment vous arrêtez, à qui vous vendez, à qui vous montrez.

N.G. : Oui, je décide de ce qui va sortir de mon atelier, quant au reste, ça dépend surtout de la volonté de l’acquéreur.

V.C : Souhaiteriez-vous que quelqu’un achète vous œuvres ?

N.G. : Comme je fais en sorte de continuer à être aussi libre que possible dans ma créativité, j’ai besoin de carburant, bien sûr. Et au cours de toutes ces années, ça m’est heureusement arrivé. Ça me réjouit de savoir que d’autres personnes que moi les apprécient et vivent avec elles. C’est un processus normal.

V.C. : Vous n’êtes pas en guerre contre le système. Mais votre image du carburant est intéressante, aujourd’hui. En revenant sur l’ensemble de votre œuvre, à propos de ce point de fixation… Vous avez dit votre intérêt pour la peinture rupestre, très éloignée de nous…

N.G. : Éloignée temporellement ?

V.C. : Oui.

N.G. : Relativement ! Nous nous trouvons dans la continuité de l’extragenèse !

V.C. : L’extragenèse ?

N. G. : J’invente ce terme pour définir le non-commencement des choses. On parle de probabilités, on a des intuitions qui nous mènent à imaginer l’âge de l’univers, mais tout ça reste très hypothétique. La temporalité, je la vois comme une analogie de l’infini, sans forme et incalculable. Notre histoire m’intéresse beaucoup, même si elle a tendance à se transformer au fil des découvertes, j’ai besoin de savoir où je mets les pieds. J’ai accumulé, avec beaucoup de plaisir, tant d’œuvres sublimes pour constituer une vaste base de donnée, c’est un gros bagage dans lequel je peux puiser facilement. L’histoire des racines nourrit mon présent. Quant à fixer quelque chose à partir de là, comme rien n’est immuable, c’est pour moi impossible.

V.C. : Mais en tant qu’artiste, vous arrivez à déposer quelque chose de ces fragments, mais pas comme dans l’art brut.

N.G. : Je ne sais pas, je peux me reconnaître dans les marges, mais je suis aussi totalement établi, reconnu dans la société. Je suis les deux. Un universitaire autodidacte… Une fois que j’estime qu’une pièce terminée, je la vois commencer sa graduelle désintégration.

V.C. : Dans notre société, il y a l’argent, les gens très connus, le marché de l’art. Mais vous dites adorer qu’on vous pique des choses…

N.G. : Non, je n’apprécie pas du tout qu’on me pique des choses, s’il n’y a derrière que l’idée du plagiat ou qu’une visée mercantile. Ainsi quand une banque a pris une photo d’une de mes peinture pour la mettre dans un catalogue sans me demander mon avis, je n’ai pas apprécié d’être assimilé ou associé à leur compagnie.

V.C. : Considèrent-ils qu’ils font juste comme vous, qu’ils ont les mêmes droits de se servir de votre travail sans payer ?

N.G. : Non, c’est très différent, ils souhaitent continuer à faire des bénéfices, aussi minimes soient-ils… Cela n’a rien à voir avec de l’appropriation, c’est juste pathétique et vulgaire.

V.C : S’ils vous avaient commandé un travail pour faire de la publicité, auriez-vous accepté ?

N.G. : Je n’aurais pas honoré leur commande. Aucune envie de faire de la décoration pour les mettre en avant.

V.C. : Ce serait amusant de les mettre en scène, ironiquement, c’est peut-être ce que vous faites, en pillant les images sur papier glacé.

N.G. : Nous savons déjà que les banques sont laides et tout ce qu’elles se permettent de faire impunément. Selon mon expérience, l’art de propagande est inefficace, je ne suis pas réceptif à ces mouvements et, plastiquement parlant, c’est souvent assez faible. Toutes les idéologies sont sclérosées, je ne peux pas y contribuer dans ce sens-là.

Je vois sur la table l’image d’Andy Warhol2, un extraordinaire géant qui m’accompagne depuis très longtemps dans mes réflexions, et qui était, à mon avis, lui-même dépassé par l’œuvre colossale et visionnaire qu’il a mise en place. C’est remarquable et violent, malgré ses phrases, ses statements qui peuvent paraître légers, quand il dit par exemple que ses œuvres ne disent rien d’autre que ce qui est montré ou quand il se définit comme profondément superficiel… De mon point de vue, l’héritage qu’il nous a laissé est encore redoutable et reste important à la lecture de notre actualité.

V.C. : Arrêtons-nous sur cette image et sur ce que vous en dites là, qu’elle vous traverse. Vous êtes un peintre très savant. Votre savoir n’est pas que de compilation : ce que vous avez fait là m’a frappée. Merci Nicolas.

N.G. : Merci Violaine pour votre considération et votre implication.

 

Notes :

  1. Nicolas Geiser
  2. Allusion à la couverture du livre d’Éric Marty, Le sexe des modernes