Conversation avec Alexandre Stevens

Alexandre Stevens est psychiatre, psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne, enseignant à la Section clinique de Bruxelles, DEA de psychanalyse (Paris 8). Il a fondé le Courtil en 1983 et en a assuré la direction thérapeutique pendant plus de trente ans. Il est actuellement président de la New Lacanian School.

Conversation du 31 août 2021 par Violaine Clément.

Violaine Clément :  Mon Dieu ! merci de m’avoir rappelée, je voulais vraiment vous entendre…

Alexandre Stevens : Appelez-moi Alexandre ! (rire) Je me suis permis de vous appeler, parce que ç’aurait été difficile de trouver un autre moment.

V.C. : Comment avez-vous passé ce temps du Covid et qu’est-ce que ça a changé pour vous ?

A.S. : Oui, commençons par cette question : ce que le Covid a changé dans nos pratiques. Dans un premier temps, j’ai été, comme beaucoup, je pense, extrêmement réticent à accepter des rendez-vous par téléphone. Il faut dire néanmoins qu’avant le Covid déjà, il arrivait que je reçoive par téléphone ou par un moyen audio-visuel l’un ou l’autre collègue en contrôle, de même il m’arrivait d’accepter des rendez-vous par téléphone si des analysants étaient assez loin, pour un temps modéré, pour ne qu’ils ne soient pas lâchés.

Mais là, avec le premier confinement, qui était assez hard ici, tout s’est complètement arrêté. J’ai arrêté pendant près de deux mois de recevoir en présence, c’était ce qui s’imposait a priori, et j’ai commencé, progressivement, un certain nombre d’entretiens par vidéo-conférence, ou par téléphone, c’est selon. L’expérience que j’ai de ça, après coup, maintenant, alors que ça continue avec certaines personnes, est variée en fait. Mais je n’ai pas accepté de démarrer une analyse comme ça, les gens demandaient, je leur ai dit de rappeler quand il y aurait moyen de se voir en présence. La chose n’a quand même duré ici que deux mois. Depuis lors, il y a eu d’autres confinements, mais qui n’ont pas empêché de recevoir en présence, bien qu’il y ait des gens que j’ai continué à recevoir en téléphone ou en visio-conférence.

Mon expérience de ça est simple : autant en effet, à condition de se faire à l’outil, ça peut fonctionner, parfois, ça peut même fonctionner de manière très positive pour certains psychotiques, parce que l’envahissement de l’autre est réglé par l’écran, autant par contre, du côté névrosé, c’est très embarrassant, parce que ça permet beaucoup moins l’intervention qui toujours implique pour une part le corps. Bien sûr, au téléphone, en visio-conférence, une part des objets du corps peuvent être présents. Mais c’est plutôt un semblant, un semblant de présence. Ce n’est pas la présence sur place.

De ces expériences, je tire plusieurs enseignements, un, que c’est possible, de façon ponctuelle, limitée, avec certaines personnes. Il faut dire que certains, des névrosés, dans des périodes très difficiles, avaient vraiment besoin de pouvoir parler. Même si ça n’avait pas toute la présence de l’expérience analytique, c’était nécessaire d’accepter, bien sûr. D’autre part, pour un certain nombre, je dis bien, du côté des psychotiques, ça peut avoir un aspect bénéfique, qui facilitait un certain nombre de choses, et qui apaisait aussi. Il faut dire que pour certains psychotiques, le simple fait que chacun devait rester chez soi était déjà apaisant. Je pense ainsi à une personne qui n’a pas eu du tout besoin de m’appeler. Tout allait très bien, chacun chez soi. (rire)

Il faut respecter ça aussi. Je n’ai pas poussé les gens à appeler. Voilà, mon expérience est de cet ordre-là, mitigée d’un certain point de vue, avec une vraie possibilité, pour un certain nombre de choses, d’autre part, je n’imagine pas vraiment de commencer une analyse ainsi, même si j’ai une fois accepté de recevoir quelqu’un uniquement à distance. Mais c’était avant le Covid, c’était quelqu’un qui vivait loin d’ici, qui n’avait aucune possibilité de rencontrer un analyste. Elle avait eu mon nom par sa soeur, et là, dans des conditions très précises d’angoisse, j’ai accepté de recevoir. Mais sinon je n’accepte pas. Je n’ai jamais accepté des premiers rendez-vous. Je n’ai pas non plus l’idée qu’on puisse terminer son analyse comme ça.

V.C. : Oui, c’est ça. Nous avons eu notre rentrée à l’ASREEP-NLS, et un collègue pédopsychiatre me disait que si certains jeunes se passent comme vous le dites très bien des rencontres, d’autres au contraire trouvent que de laisser venir en visio le regard du psy dans sa chambre était insupportable. On ne peut pas faire de différentiel clinique avec ça, mais il faut en tirer les effets, toujours au un par un.

A.S. : Oui, absolument !

V.C. : Et vous, avez-vous pu faire des contrôles aussi par visio-conférence?

A.S. : Oui, bien sûr !

V.C. : J’ai trouvé personnellement très confortable de ne pas avoir à me déplacer à Turin pour les contrôles. Je craignais presque de voir disparaître cette possibilité. Même si, en effet, ce n’est pas la même chose.

A.S. : Voilà ! Ce n’est en effet pas la même chose, mais je pense que la question se pose avec beaucoup moins de difficultés pour les contrôles. Là, j’ai beaucoup moins de réticence de faire des contrôles de cette manière. D’ailleurs, vous allez à Turin, ce n’est déjà pas tout près, mais il y a des gens qui habitent bien plus loin, dans des régions où il y a une vraie difficulté à trouver des contrôleurs sur place, et le transfert existe! Après tout, à la grande époque de l’analyse, avant tout ça, les Sud-Américains venaient en analyse à Paris chez Jacques-Alain Miller ou chez d’autres, en venant passer trois ou quatre fois sur l’année une semaine ou deux, avec une séance d’analyse deux ou trois fois par jour. C’est tout à fait faisable en présence. Pour un contrôle, dire : « Venez deux fois par semaine » est moins pertinent, parce qu’il y a quand même toute l’évolution des situations cliniques dont le collègue veut parler qui entre temps avance. Donc là, j’ai beaucoup moins de réticence à ce que ça puisse, pour une partie, se faire en visio ou téléphone.

J’ajoute que pour les névrosés, je trouve plus intéressant que les séances se fassent par téléphone que par visio-conférence. La visio-conférence fait un semblant de présence que je trouve très faux. Ça fait un semblant de présence.

V.C. : C’est vrai qu’on a vu des choses étranges, de gens tourner leur ordinateur, le mettre sur le divan… C’est amusant l’inventivité que ça a développé.

A.S. :  Inventivité, fantaisie, voilà ! Moi, je n’ai pas fait ça. Cela m’apparait tirer trop l’objet du côté du semblant. Peut-être que d’autres ont réussi à manier mieux la chose. Il y a là une recherche d’inventivité de chacun. Nous n’avons pas à considérer que nous avons trouvé la bonne procédure, ni qu’il en existe une bonne. Les séances sont comme elles sont, c’est-à-dire réglées au rythme du désir de l’analyste, mais aussi à son style, c’est le cas par cas, comme on peut l’apprécier à chaque fois.

Le Covid a cependant changé quelque chose de définitif dans nos pratiques institutionnelles. Bien sûr, on va continuer à faire des congrès en présence, du reste il est tout à fait décidé que le congrès de Lausanne aura lieu en présence. On voit bien la prudence de l’École de la Cause Freudienne : le prochain congrès est déjà annoncé depuis quelques temps par zoom pour novembre. On voit que la situation n’est pas tout à fait réglée, on entre dans la zone d’hiver qui est plus délicate, et les coûts sont extrêmement élevés si l’École doit annuler les salles au dernier moment. Et donc je comprends très bien que l’ECF ait décidé de le faire par zoom. De même pour l’AMP, et là, ce sera en avril, pour le prochain, il faut dire que l’AMP concerne des collègues du monde entier, et ce n’est pas du tout certain qu’en Amérique du sud, la chose soit réglée suffisamment en avril. On risquerait sinon de se retrouver juste entre Européens. Ça, ce sont des choix très compréhensibles, et c’est ce qui fait que le congrès de la NLS sera peut-être le premier à se faire en présence, dans l’année qui vient.

V.C. : On risque bien de passer à une autre ère des rencontres institutionnelles analytiques, ainsi cette rencontre du CIEN prévue dans deux jours, qui se fera en mixte. C’est ainsi que nous nous rencontrons avec Philippe Lacadée à Bordeaux et Vessela Banova d’un labo en Bulgarie.

A.S. : C’est intéressant ces facilitations de rencontres qu’on ne peut pas avoir en présence. J’avais déjà fait l’expérience d’un cartel en Belgique où tout le monde venait, mais certains devaient faire une heure de route à l’aller et une heure au retour. Ça s’est fait assez spontanément, deux des collègues du cartel ont proposé, eux, d’être à distance. Ça n’a pas posé de problème, ça n’a pas rendu le travail de cartel moins efficace. On peut avoir une présence effective pour de petites réunions comme ça plutôt que la fatigue effective de devoir se taper deux heures de route pour deux heures de cartel. Ça me paraît assez clair qu’avec le Covid, ça s’est installé, qu’on ne reviendra plus à la présence pour tout. Une partie se fera par zoom, et c’est très bien pour le droit que nous avons aussi à un certain repos. Mais c’est très bien aussi parce que ça permet à des gens qui habitent plus loin de participer à des réunions où ils n’auraient pas pu venir aussi souvent. Vous dites qu’à l’ASREEP, tout va être en mixte, je m’en réjouis : la Suisse n’est pas très étendue, mais il y a des montagnes, de bonnes routes certes, mais c’est des trajets. D’un bout du lac Léman à l’autre, ce n’est déjà pas rien. Les réunions le soir, même s’il y a des trains qui sont à l’heure – on ne connaît ça nulle part ailleurs en Europe, c’est formidable ! mais malgré ça, je pense que c’est très raisonnable pour de plus petites réunions, pour des réunions d’organisation, de le faire par zoom. C’est raisonnable aussi pour des activités scientifiques, analytiques probablement, c’est bien qu’on puisse le faire en mixte. D’ailleurs pour la section clinique de Bruxelles, dont je suis responsable, on a aussi décidé de les faire en mixte.

V.C. : C’est formidable !

A.S. : En tout cas, ça permet à des gens de s’y inscrire et d’être présents. Je pense qu’il le faut cette année encore, parce que le Covid n’est pas encore parti.

V.C. : J’ai en effet appris hier que le voyage que je prévoyais aux USA avec mon petit-fils pour ses dix ans devrait avoir lieu plus tard, il fait partie de la génération COVID, m’a dit ma fille, habituée à ces annulations. Pour les cartels, c’est vrai que j’ai rencontré à Tel Aviv lors du congrès un cartellisant que je n’avais jamais rencontré durant l’année où nous n’avions travaillé que par écrit, par mail. On ne s’était jamais vus. Ça offre une liberté d’action étonnante. Ce qui est encore à inventer, c’est la possibilité qu’offrent les moyens actuels de se parler par visio avec des traducteurs en sous-titre. Pensez-vous que pour la NLS, où la question des langues est une vraie question, cela pourrait s’imaginer ?

A.S. : Alors ça ne se fera pas dans l’immédiat pour la NLS ; parce qu’en effet, quand on fait un zoom, avec traduction, il faut encore un traducteur derrière l’appareil. On a aujourd’hui le bénéfice de pouvoir travailler par écrit dans beaucoup de langues. Ainsi quand quelqu’un m’envoie un mail, d’Israël par exemple, Google traduit pour moi. Ce sont là des traductions suffisamment fiables dans beaucoup de langues. Par contre, je ne connais pas de traducteur automatique pour la langue orale.

V.C. : C’est déjà possible, je crois, d’avoir à une conversation des sous-titres qui soient traduits instantanément. Ce sont des choses qui vont arriver très vite, voire qui sont déjà là.

A.S. : Ça arrivera. On peut déjà enregistrer un texte qui s’écrit, mais ce que j’ai essayé ne fonctionne pas encore très bien. Le texte enregistré doit encore être très audible pour être corrigé, écrit, puis traduit… Mais ça viendra… Aujourd’hui, quand on fait un congrès de la NLS, on a encore besoin de traducteurs équipés de cabines de traduction, chez eux ou dans l’entreprise. Pour donner l’exemple du travail qu’on a eu pour le congrès sur zoom en présence, en trois langues, ça demande autant de traducteurs que si on est en présence. C’est financièrement un poste important pour la NLS ; je ne pense pas que ce soit possible pour un cartel.

V.C. : On peut essayer de faire des cartels avec des gens d’autres langues, dans un premier temps par écrit, et petit à petit apprendre la langue des uns et des autres, comme certains ont raconté qu’ils ont appris le français en analyse. Pour permettre à la psychanalyse de se tenir à la hauteur de son époque, on peut donc, comme vous le faites, et comme chacun de nous essaie de le faire, inventer, pour se tenir à la hauteur des possibilités qui nous sont offertes.

A.S. : En effet, utiliser les possibilités d’invention qui nous sont offertes, oui, nous avons aussi à nous tenir dans l’époque, et à accepter ces moyens pour l’usage pertinent qu’on peut en faire. Il n’y a rien à rejeter par principe.

V.C. : La NLS et d’autres lieux vont-ils interroger cela ?

A.S. : Il y a eu un petit livre en anglais qui va paraître sur les effets du COVID sur la pratique, il parle donc de ça. J’ai invité aussi au dernier congrès de la NLS trois collègues et trois discutants à parler de l’expérience du travail avec la distance. Il y avait René Raggenbass.

V.C. : C’était en effet très intéressant, ainsi ce qu’a dit notre collègue Svolos, et nécessaire en effet, parce que j’avais jusqu’alors remarqué que de nombreux analystes avaient sur ce sujet une position très réticente. C’est la question des principes et des standards, il est heureux de voir comme la NLS bouge. Mais comme le faisait remarquer une participante à notre dernière journée, elle était ravie de retrouver des pauses, permettant de renouer enfin les discussions après un si long temps de séparation avec les collègues, il y a là une grande perte.

A.S. : On est bien d’accord ! Bien que je pense qu’un certain nombre d’événements pourraient avoir lieu par zoom, par contre, spécialement pour le congrès, il y a une dimension rencontre des corps, discussion autour d’un verre par exemple, parce que c’est l’occasion de croiser des collègues que sinon on ne voit pas par les réunions zoom. C’est précieux, parce que si par exemple, vous voulez dire quelque chose à un collègue, il faut alors lui proposer une réunion singulière, alors qu’autrement on peut l’aborder au café, ou à un moment ou à un autre du congrès. C’est clair que la présence des corps donne quelque chose de différent. Donc pour moi, Lausanne doit avoir lieu en présence.

V.C. :J’ai ouvert un cartel à la suite d’une discussion sur FB, et le travail se fait, même si on n’a jamais pu se rencontrer en présence, on attendait un congrès pour se rencontrer, elles viendront peut-être à Lausanne pour ça. Nous préparons aussi cette rencontre du 25 septembre prochain sur la passe avec Dossia et Davide, nous espérons qu’ils pourront venir.

Et puis, avez-vous quelque chose à dire aux membres de l’ASREEP-NLS ?

A.S. : Eh bien quelque chose qui concerne les langues, la NLS, mais pas forcément l’ASREEP, qui est francophone : ce qui est extrêmement intéressant à la NLS, c’est la multiplicité des langues, autour de deux langues officielles, disons, le français et l’anglais, ce qui fait qu’on a des groupes d’ailleurs, aussi en Australie et aux États-Unis, qui sont des groupes anglophones. Mais la multiplicité des langues est formidable. On a ainsi traduit au congrès précédent en néerlandais, on traduit toujours dans les langues locales. Celui d’avant, à Tel-Aviv, on avait une traduction aussi en hébreu et en arabe puisqu’il y avait aussi des participants des territoires palestiniens. C’est quand même une particularité effective de la NLS… Alors, à Lausanne, il n’y aura que la traduction entre anglais et français, parce que les collègues suisses dans l’ASREEP sont tous francophones.

Alors, si je peux poser une question plus précise : pourquoi sont-ils tous francophones ? (rire). En d’autres termes, vous n’avez jamais essayé, ou vous n’êtes jamais arrivé, à essaimer de l’autre côté, dans la partie de la plus répandue des langues en Suisse ? Je sais que dans le monde germanophone il n’y a pas beaucoup de lacaniens, mais en Suisse ce monde est vraiment tout près, il n’y a pas seulement Genève et Lausanne dans l’ASREEP, il y a aussi des collègues à Fribourg, et à Fribourg, je le sais pour y être allé plusieurs fois – il y a d’ailleurs un hôtel formidable à Fribourg, que j’aime beaucoup – là, c’est très bilingue, les deux langues se rencontrent. C’est une question que j’aurais pour l’ASREEP : comment se fait-il que nous n’ayez jamais essaimé ? Il y a sûrement des raisons à ça, peut-être que la Suisse est très partagée, très séparée par les langues, mais c’est très frappant. En Suisse italienne, il y a des collègues qui, eux, sont liés à Milan, c’est autre chose…

V.C. : J’ai appris que notre collègue Jacques Borie est venu donner une conférence à Berne, tout près de Fribourg, mais nous n’y étions pas invités, donc le contact ne s’est pas fait. Ils voulaient Jacques Borie, mais peut-être pas ceux qui le suivaient… On m’a dit qu’il y a des analystes jungiens, freudiens, sur la partie suisse alémanique, mais pas vraiment des lacaniens… À Fribourg, on peut aussi recevoir en allemand. Mais le bilinguisme est tel que la plupart des gens qui vivent ici savent l’autre langue.

A.S. : Vous êtes à Fribourg, n’est-ce pas ?

V.C. : Oui, nous sommes trois membres de l’ASREEP dans cette même maison, chacun dans son cabinet. Il faut savoir qu’en Suisse, on a, outre le Röstigraben, cette barrière linguistique, on est une confédération de cantons qui, chacun, réinvente l’eau chaude… Mais la barrière de la langue reste puissante, on pense autrement dans l’autre langue. Il y a aussi chez nous une barrière dans la psychanalyse.

A.S. : C’est une réflexion à propos des langues et de la Suisse !

V.C. : Le groupe de travail sur la passe interrogera aussi le 25 septembre cette question de la langue, en invitant les deux AE de l’École Une, Davide Pegoraro et Dossia Avdelidi.

A.S. : Oui, j’y serai !