Conversation avec Bernard Seynhaeve

Bernard Seynhaeve

Psychanalyste à Templeuve (Belgique) et à Lille (France). Il a dirigé le Courtil, et Il est membre de l’École de la Cause Freudienne (ECF), de la New Lacanian School (NLS) dont il est actuellement Président, et de l’Association Mondiale de Psychanalyse (AMP).

Conversation avec Violaine Clément par Skype du 22 mai 2020.

Violaine Clément : Vous avez interprété avec ces deux mots : « Dignité et silence » l’annulation du congrès sur l’interprétation, prévu à Gand les 27 et 28 juin.  Pouvez-vous nous expliquer ce que vous entendez par ces deux signifiants ?

Bernard Seynhaeve : En fait, ça nous est tombé dessus, à tous, et donc on s’est retrouvés sans mot, alors le silence, c’est le silence du « sans mot », c’est peut-être aussi le silence de l’analyste, c’est un silence qui doit faire interprétation, je suis bien placé moi pour en témoigner, de ça, le silence de l’analyste, pas mon silence à moi durant les cures que je mène, mais le silence de l’analyste qui s’est imposé à moi durant ma propre cure. Le silence a à voir avec ça, il n’y a pas de mot, ça vous tombe dessus, et ça fait trou dans le savoir. C’est une première chose, et c’est important de souligner ça, parce que je me suis tout de suite aperçu que ce trou a été récupéré de différentes façons, par beaucoup de monde, pour tenter de le remplir, avec des mots, avec du savoir, et donc là, je me suis, non pas opposé, mais en tout cas je n’ai pas adhéré à ça. Certains, certains groupes, je ne les juge pas, je pense que chacun répond à ce trou comme il peut, certains groupes ont par exemple proposé de mettre en place des consultations pour le personnel médical et paramédical, pour qu’ils puissent parler de leur traumatisme. Moi je pense que ce n’était pas une bonne idée, c’était plutôt mon opinion, ça. Et puis d’autres ont voulu se mettre à écrire, pour combler ce trou. Moi, je ne voulais pas ça, je voulais consentir, c’est le mot qui convient, je voulais consentir à ce réel.

Là, pour ça, par rapport à ce qui nous tombe dessus à tous, c’est le silence, et il faut y consentir. C’est pour ça que j’ai dit « silence », effectivement, je peux le dire après-coup, parce que ça m’est sorti comme ça, je pense que ça devait faire interprétation. On me l’a d’ailleurs dit. Silence, et donc véritablement silence, c’est-à-dire laisser ce trou, consentir au trou, ça avait comme conséquence qu’il fallait consentir au fait qu’il n’y aurait pas de congrès. Non seulement il n’y aura pas de congrès, mais le thème du congrès ne sera pas reporté sur l’année suivante. On passera à autre chose. Il va y avoir là une page blanche, et il ne s’agit pas de la remplir, il faudra tourner cette page blanche. Tourner la page et passer à autre chose. Pour beaucoup de raisons, toujours pour celle-là, pour consentir à ce que, par rapport à ça, il n’y a plus rien à dire, mais aussi parce que notre École, tous ses membres, toute notre communauté, s’était mise au travail pendant un an sur cette question de l’interprétation, et donc beaucoup de travaux ont été faits, je ne voyais pas non plus comment on aurait pu remettre ce même thème à l’ordre du jour une année plus tard, et recommencer à travailler sur cette même question. Non, il y avait un pas à franchir, et ce pas est franchi et on passera à autre chose.

Pourquoi dignité ? Parce ça nous est tombé dessus à tous, sur le corps, et certains en ont été blessés, plus qu’affligés, dans leur corps. On a eu des témoignages comme ça, quelques-uns en ont souffert, j’en connais plusieurs. Restons dignes et respectons ça, respectons la souffrance de ceux qui ont été blessés dans leur corps.

Donc silence et dignité. Il me semblait ainsi que ces deux mots étaient nécessaires et suffisants par rapport à ce qui nous était tombé dessus, et sur les conséquences futures de ce consentement, c’est-à-dire qu’il n’y aurait pas de congrès cette année-ci.

VC : Quand on entend silence, on entend parole, et quand on entend dignité, on entend indignité. Cette interprétation a eu sur moi l’effet d’une question : y aurait-il dans la parole quelque chose d’indigne, d’insuffisant ? Certes, chacun reçoit ces signifiants, mais moi je les ai reçus comme un deuxième coup : il n’y a rien à dire, ce pas a fait pour moi un pas dans le vide, comme une suspension…

BS : On s’incline devant la mort, devant ces gens qui souffrent. Il n’y a pas à interpréter leur souffrance…

VC : Il y aurait une sorte d’obscénité à interpréter ?

BS : Oui, je suis d’accord avec ce mot, il y a une dignité à respecter par rapport à la souffrance, oui, on s’incline devant ça. Il y a à accueillir ce « rien à dire ».

VC : Et accueillir ce « rien à dire », vous l’imaginez comment aujourd’hui, dans le déconfinement, en Belgique ?

BS : Oui, aujourd’hui, en Belgique comme en Suisse, en Italie et en France, comme partout, on déconfine, on ne sait pas. Il y a une seule certitude, c’est qu’on ne sait pas. Les scientifiques font comme d’habitude, ils essaient d’analyser, de voir si le virus va disparaître comme il est arrivé, si on va trouver un vaccin… Ce qu’ils sont en train de viser actuellement, c’est d’en empêcher la circulation, pour éviter la contamination.

VC : On a vu que Cambridge par exemple a décidé d’annuler tous les cours jusqu’en été 2021. Comment avez-vous continué à pratiquer, vous ?

BS : Est-ce que je dois parler de ça ? (soupir) Pendant le confinement, je pense que j’ai été l’un des premiers à arrêter, avant tout le monde. Dès le premier jour, j’ai dit : on arrête. Stop ! J’ai pris contact avec tous mes analysants, disant que ce n’était plus possible de les recevoir, leur disant que s’ils avaient besoin de parler, éventuellement je pouvais mettre en place l’usage du téléphone, voire du skype, mais en précisant que ce ne serait pas dans un contexte de cure analytique, mais de conversation. L’un ou l’autre m’a téléphoné, mais ce n’était pas mis en place systématiquement. Évidemment j’ai accepté ça.

C’est difficile de mettre un peu de légèreté sous cette chape de plomb. En Suisse, on a beaucoup utilisé l’humour pour traverser cette période, y compris avec le gouvernement qui a accepté de se prêter au jeu.

VC : L’autre question que je vous ai posée, c’est ce que vous avez dit à Tel Aviv, qui était très fort : L’urgence de la vie.

BS : Oui, si c’était à refaire, j’aurais intitulé le congrès de Tel-Aviv « L’urgence de la vie ». C’est drôle comment tout ça s’articule, ce dernier congrès, avec ce congrès-ci sur l’interprétation, tout ça sur la question de la présence des corps. Tout ça se conjugue. C’est étonnant quand même comme tout ça est en prise sur l’actualité. Vous savez la différence qu’il y a entre le hasard et la contingence ? C’est que dans la contingence, le sujet est responsable de ce qui lui arrive. Pour le congrès de Tel Aviv, le signifiant « urgence de la vie » est un signifiant qui m’a été refilé. Ce signifiant existe chez Lacan, chez Freud… Dominique Holvoet l’a utilisé aussi durant son enseignement. Il a été utilisé une première fois par Freud au tout début de son œuvre, pour faire une distinction radicale entre la satisfaction du besoin et l’urgence de la vie. Freud disait que, au-delà de la satisfaction des besoins, il y a une urgence sans objet, il y a l’urgence de la vie. Lacan a repris cette expression dans son Séminaire l’Ethique, citant Freud. Il y a donc quelque chose qui pousse au-delà de la satisfaction des besoins. Ce quelque chose qui pousse, et que Miller a repris dans son cours.

VC : Giorgio Agamben avait aussi repris cette idée de la vie nue, comme insuffisante. Il ne suffit pas de manger pour vivre, et pour la grand-mère que je suis, donner du lait sans donner le miel de la parole, ce n’est pas assez… Pour qu’il y ait analyse, il faut qu’il y ait envie de parler, et pas à n’importe qui. Ainsi le poids de ce mot, Silence, vous l’avez posé là comme une pierre sur mon chemin, et paradoxalement, ça a été pour moi très encourageant. Je vous remercie de ce que vous dites là de l’urgence de la vie, qui est une question éthique.

BS : L’urgence de la vie s’appuie sur le tout dernier texte de Lacan, quand il parle de l’urgence de la satisfaction, ça a à voir avec l’urgence de la vie. Ce à quoi peut aboutir une analyse, c’est à ça. Lacan, dans son tout dernier texte, L’esp d’un laps, parle de l’urgence de la satisfaction, qui s’articule tout à fait avec l’urgence de la vie, c’est l’endroit et l’envers de la même pièce.

VC : Lacan disait qu’il avait 5 ans, il disait aussi qu’il n’avait pas souvent l’occasion de rire. Vous faites partie de cette école belge qui sait faire avec le rire. Ainsi en recevant un texte de Pierre Malengreau sur l’Interprétation, je trouve que le rire est le style de votre école. Le rire comme la face de satisfaction de la jouissance. Vous avez amené aujourd’hui quelque chose d’enseignant sur votre manière de faire, en appelant chacun à vous rappeler. Ce n’est pas rien, ce n’est pas le silence comme trou. C’est dire : je suis là. Comment voyez-vous la suite ?

BS : La suite ? On va voir, il faudra s’accommoder. Je n’en sais rien. C’est un trou aussi pour moi dans le savoir. Il faudra peut-être s’accommoder aussi des dispositifs artificiels qu’on a mis en place pour que nous puissions continuer le travail, la clinique analytique. On verra, je n’en sais rien. Le virus va-t-il disparaître, s’atténuer, ne plus circuler, y aura-t-il un vaccin ? et le traitement ? On fera face à tout ça, s’il faut, on ne voyagera plus, tout simplement, parce qu’on ne pourra plus voyager, on ne pourra plus se réunir, je n’en sais rien. Ne me demandez pas ce qui va se passer, je n’en sais rien.

VC : Une École de psychanalyse, c’est précisément un lieu où poser la question de ce qu’on ne sait pas. On ne sait pas ce que sera demain, mais on se donne rendez-vous quand même… Quelque chose s’est un peu dévoilé de l’existence de la mort, peut-être faudra-t-il du temps pour mettre un peu de parole, de voile, de blabla autour de ça.

BS : Encore une précision sur l’urgence de la vie, et l’urgence de la satisfaction. Je considère que l’urgence de la satisfaction, c’est un des tout derniers concepts fondamentaux de la psychanalyse. Il y a eu d’autres derniers concepts, comme par exemple le parlêtre, la lalangue. Le parlêtre est venu à la place de l’inconscient, nouant le corps et la langue, mais on ne souligne pas assez que la question de la passe, de la fin de la cure, c’est cette question qui est posée dans l’urgence de la vie, l’urgence de la satisfaction.

VC : Arrêtons-nous donc sur cette satisfaction, sur ce : c’est assez !

BS : Je suis d’accord.

 

3 commentaires

  1. Conversing – The Lacanian Review le 10 de juin, 2020 à 08:01

    […] Originally published in French on 26th May 2020. Blog of the ASREEP-NLS. Available online. […]



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    Conversation avec Bernard Seynhaeve – ASREEP-NLS



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