Conversation avec Florencia F. C. Shanahan

Florencia F. C. Shanahan

Psychanalyste et psychologue clinicienne à Dublin, Irlande. Elle est membre de l’ICLO-NLS, de la New Lacanian School (NLS) et de l’AMP, elle est aussi éditrice de Lacanian Review Online (LRO). Nommée AE par le cartel de la passe NLS-EFP le 14 juillet 2019.

Interview réalisée par Skype le 6 juin 2020, par Violaine Clément.

Violaine Clément : Ça m’a beaucoup peinée de ne pas avoir entendu ton témoignage de passe, empêtrée que j’étais dans des choix qu’aujourd’hui je regrette. Le fait que ça me manque m’a probablement rendue plus désirante. Nous avions parlé il y a deux mois de ces deux signifiants, Dignité et silence, dont tu m’avais dit que c’était des signifiants qui frappaient chacun autrement. Peux-tu me dire comment ils t’ont frappée ?

Florencia F. C. Shanahan : Je vais mettre ça en relation avec ce que tu disais par rapport à ne pas avoir lâché les bonnes choses. Parce que si on prend le mot dignité, on trouve cette connotation de ce qui est, comme on le dit en anglais, worthy, ce qui vaut la peine, ce qui a de la valeur. Et je pense qu’une situation mondiale comme cette pandémie, qui touche, d’une façon ou de l’autre, chacun de nous, deviennent pour certains sujets l’occasion de faire le point sur ce qui compte.

VC : Donc une sorte de ponctuation, de respiration…

FS : Et puis pour le signifiant silence, j’ai eu une réaction paradoxale. D’abord, j’ai très mal réagi, j’ai pris ça du côté imaginaire, le silence comme une sorte de mandat ou d’impératif, qui, du coup, pour les AE qui viennent d’être nommés dans cette période, c’est vrai, ils n’ont pas le droit de parler de leur cas, de commencer leur transmission ; et puis, pour des raisons subjectives, qui ont à voir avec mon histoire, le mandat de se taire est très lourd, pour moi, parce que ça comporte toujours une férocité : pour moi, le silence est plus féroce que les mots, même les mots très féroces. Le paradoxe est que ça ne m’a pas pris trop longtemps pour que je puisse faire une sorte de torsion, et revenir à la notion de silence telle qu’on en fait l’expérience dans le parcours analytique. C’est toute la question de comment produire un silence qui est un dire…

VC : Et aussi un silence qui ouvre à la parole…

FS : Oui, et c’est pourquoi il est aussi très important que, pour la NLS comme pour les autres Écoles, il y ait des initiatives mises en mouvement pour essayer de traiter quelque chose de ce que nous étions en train d’éprouver, et en même temps, que ça ne soit pas pure défense : j’étais très sensible à ces mots, parce que, du coup, ça a à faire avec le type de défense de chacun. Dans mon cas, plutôt du côté maniaque. Alors, la question est, étant avertie, comment faire place de la bonne façon à la perte en jeu. Et c’est ça qui donne sa dignité à la fois au silence et à la parole. Le mot dignité, on peut l’appliquer justement à ce mouvement de pouvoir situer, jusqu’au point où c’est possible, ce qui mérite d’être dit, mais pas du point de vue d’une valeur universelle, pas parce qu’il y aurait des choses qui mériteraient d’être dites, et d’autres pas, non, non… C’est justement en quoi, quand on se tait, quand on dit, on est le sujet de cette énonciation.

VC : Donc que ça dise, et que derrière le ça, c’est moi qui dis. Je trouve intéressante cette idée de conversation, parce que ce que tu m’as bien dit il y a deux mois a eu des conséquences. J’ai aussi ressenti que les AE que j’ai interviewés avaient eu du plaisir à parler quand même, sans attendre que ce soit fini, puisqu’on ne sait pas quand ce sera fini. Ce n’est donc pas parce qu’on ne peut pas dire qu’on doit se taire.

FS : Exactement ça ! Finalement, c’est ce qu’on peut décanter de l’expérience analytique en tant que telle, c’est-à-dire arriver à circonscrire la différence entre ce qui ne se dit pas, ce qui ne peut pas se dire d’être refoulé, rejeté, et ce qui ne peut pas se dire d’être impossible à dire.

VC : Si on fait École, on peut, voire on doit en dire quelque chose… Ainsi quand tu m’as dit aussi, il y a deux mois, qu’il y a beaucoup de conneries qui se disent, cela m’avait fait penser à ce que Lacan disait de la connerie et de l’inconscient, l’Une-bévue… On a beaucoup blablaté durant cette pandémie, aussi pour se tenir au bord du trou. On a dit beaucoup de bêtises, tu l’as peut-être dit plus élégamment que ça, que peux-tu en dire ?

FS : C’est très intéressant que tu soulèves ce point, parce que depuis un mois, je me suis mise à travailler en cartel, évidemment par zoom, avec quatre collègues, sur le thème de la bêtise. Le trait de travail que j’ai choisi, c’est de repérer dans l’œuvre de Lacan la différence entre bêtise et connerie, si elle existe… Mais surtout, ce cartel est né d’un Witz qui émerge dans une conversation avec ces trois amies, en Argentine, où il y a un éclat de rire à repérer l’effet d’abêtissement où on se trouve, au milieu de cette pandémie. Là, nous commençons à essayer de penser surtout à la question du pour tous et de l’identification, et comment ça donne une espèce de bêtise, toujours de structure, pour les névrotiques. Mais Lacan fait aussi une sorte d’éloge de la bêtise… J’ai même déjà pu serrer un peu plus mon trait, parce que je veux prendre la chose dans la triade délire-débilité-duperie…

VC : On se réjouit !

FS : Il y a façon et façon d’être bête, ce n’est pas la même chose. La psychanalyse ne propose pas qu’il y aurait une solution, une manière de ne pas être bête…

VC : Ça se saurait !

FS : Au contraire, pour Lacan, il s’agit toujours, et on revient à la question de la dignité, de se faire responsable de l’inconscient dont on est le sujet.

VC : Délire, débilité et duperie…. Et après ce déconfinement, mes petits-enfants pouvant à nouveau revenir chez moi, je me souviens en t’entendant, de ce que Guy de Villers me disait que c’est ce qu’on pouvait transmettre de mieux à ses enfants et ses petits-enfants… Comment se faire dupe, de la bonne manière… Toi, tu transmets aussi beaucoup, ainsi, en lisant ce que tu publies, avec beaucoup de travail, j’ai été frappée par la lecture de ce texte qui parlait de l’affectio societatis1.

FS : Oui, ce texte formidable de Jacques-Alain Miller. Je passe beaucoup de temps sur internet, et je lis, j’essaie de lire dans toutes les langues de l’AMP, les travaux que chaque École produit, et aussi de promouvoir que certains textes soient traduits vers l’anglais. Ce quelque chose dont je m’occupe comme faisant partie de l’action lacanienne (évidement avec d’autres, notamment mes collègues à ICLO en Irlande et à la LS en Angleterre), de trouver la façon de faire passer en langue anglaise des textes qui ont été des boussoles pour notre communauté, pendant déjà quarante ans.

VC : Notre communauté, dis-tu, mot qui aujourd’hui signifie ensemble de ceux qui suivent la même personne sur internet… Cette expression affectio societatis m’a fait penser à l’expression français « copains comme cochons » (rires) qui est une erreur, qui vient de l’ancienne expression : copain comme socion, comme associé…

FS : Eh bien, pour la communauté, on pourrait faire des choses aussi avec le mot communauté, c’est tout le problème que Lacan a voulu aborder par rapport à la question du nouage entre la production d’un analyste et la façon de faire groupe. C’est un problème qui a occupé Lacan depuis le début. Avec son École, il a voulu inventer une façon associative qui ne soit pas tenue sur n’importe quel commun. Ce qu’on a de plus singulier n’est jamais en commun. Alors, c’est une question très délicate, difficile à transmettre : que peut devenir le lien social, la façon de faire groupe, quand on a traversé le plan des identifications, alors, sur quoi se soutient la relation aux autres ? On sait que Lacan parle d’identification à son symptôme, et ça, c’est précisément coupé de tout lien au grand Autre. Comme ça, on ne peut pas faire expérience de communauté. C’est une question sur laquelle Éric Laurent a donné une excellente conférence au Brésil2, en parlant de l’identification non ségrégative. Sur ce point, deux petites choses encore : les communautés du XXIème siècle que tu évoques, sur internet, ne sont pas celles des années ’60 ou ‘70, celles des hippies, par exemple… Je n’étais pas encore née, moi qui suis née quand ces utopies commençaient à tomber. Je pense que cette façon de passer du socion au cochon, ça tombe très bien pour la psychanalyse, parce qu’il y a quelque chose de ce point à partir duquel on se sépare de l’Autre, ce point de singularité qui ne peut absolument pas faire lien, et qui constitue le plus raffiné de ce qui fait différence pour chacun. Nous savons que c’est toujours un point cochon, jamais un point joli (rires), jamais un point qui a un bon parfum.

VC : Ça pue un peu !

FS : Dans l’effort de produire l’École, le point d’interrogation reste sur ce que serait une communauté des solitudes… C’est ce que Jacques-Alain Miller développe dans sa Théorie de Turin dont tu as parlé dans une autre interview de cette série.

VC : En effet, cette production d’AE à Turin nous interroge, cette production dont Sergio Caretto a parlé comme de fraises, mais aussi comme de déchets agalmatiques.

FS : Là, je trouve que la contribution de Véronique Voruz à Gand, que tu pourras lire en français dans le prochain numéro de Mental, et en anglais dans le dernier numéro de The Lacanian Review, dans ce texte « Notre capital agalmatique », indique bien comment le moment de production d’un analyste est toujours le moment de production d’un déchet, ou plutôt les moments où le discours analytique démontre, dans un double mouvement, que la fonction de l’acte analytique ne peut pas se produire sans la chute de l’analyste qui a pu conduire cette cure jusqu’à la fin. Mais le moment de la nomination de l’AE et le moment de la transmission de l’AE, c’est une autre chose pour la communauté. C’est vraiment le point où on doit interroger comment et pourquoi, éventuellement, on souhaiterait faire passer ce moment du plus intime, de solitude la plus radicale, vers l’autre de l’École.

VC : Tu passes beaucoup de temps à lire dans toutes les langues de l’AMP. Moi qui ne connais pas d’autre langue, j’ai toujours l’impression d’entendre l’autre parler dans une langue étrangère. Le témoignage de passe, tu as dit que tu arriverais à le faire dans la langue de n’importe quel passeur. Ça m’a fascinée… Les signifiants équivoques passent-ils par l’écriture ? Parfois les témoignages d’AE ne passent pas par la traduction…

FS : Ce qui me vient en tête, c’est la position de Freud, et celle de Lacan. Freud a appris l’espagnol pour pouvoir lire Cervantes. Lacan s’efforçait de renvoyer ses élèves à lire Freud en allemand, à aller vers d’autres langues pour trouver précisément des choses qui ne passent pas. C’est ça notre intérêt, de pouvoir localiser ce qui ne passe pas.

La passe a donc quelque chose à voir avec cette capacité à dire quelque chose qui ne passe pas. Comme l’a dit Jacques-Alain Miller, l’AE devrait transmettre son mode singulier du ratage, pas la façon singulière d’un succès. Et pour moi, avec les langues, tu as vu que j’ai laissé le titre de mon premier témoignage en espagnol. C’était une décision, au point qu’un cher ami et collègue en Espagne m’envoie un texto pour me dire que dans le programme de Gand qui vient de sortir sur la liste NLS, le titre est en espagnol. « Est-ce que c’est une erreur ? » m’a-t-il demandé. Ce signifiant, erreur, étant un signifiant majeur de mon cas.

VC : Mais aussi la question de l’errance, c’est un signifiant lacanien ?

FS : Je trouve là un des noms que la névrose a produits comme réponse au point du manque de nom. La névrose, c’est ça : c’est une construction-réponse à ce point dont parle Lacan dans son improvisation sur l’ombilic du rêve, ce point d’exclusion du sujet de son origine3. L’expérience analytique permet de déployer la production des noms qu’on a trouvés jusqu’à l’os. L’errance relève d’une autre logique. On peut en fait opposer ‘erreur’ et ‘errance’ ici.

Alors mon expérience au moment où je rencontre le premier passeur, je fais cette vérification de ce qui ne passe pas, ce qui n’a pas de traduction. Et alors, une fois qu’on vérifie ça, on voit que pour pouvoir soutenir, dans le discours analytique, la fonction de l’analyste, il faut qu’on entende ce que chaque analysant dit comme une langue étrangère, ce que Lacan exprime dans les termes de « ne pas comprendre ». D’ailleurs, dans mon histoire (sauf sur un point dont je n’ai pas encore parlé), il n’y a pas d’élément qui ait à faire avec des langues. Personne dans ma famille ne parle d’autre langue.

VC : Tu es la seule ?

FS : Oui, et c’est quelque chose qui fait partie de ma solution par rapport à la souffrance attachée à cette forteresse moïque qui me laissait complètement assujettie à la férocité de la compréhension. C’est une sorte de voie pour sortir de ce que j’ai appelé ma ‘maladie de l’identité’. J’ai trouvé dans l’apprentissage des langues étrangères quelque chose d’énigmatique pour moi-même et pour ma famille : ils ne comprenaient pas, quand j’ai commencé à 12 ans à demander à aller à l’Alliance Française apprendre le français, à l’Institut Goethe apprendre l’allemand, personne ne comprenait d’où ça venait, et moi non plus (rires). Et puis, évidemment, c’est un trait de ma relation à l’École comme tel, à la NLS et à l’AMP.

VC : Est-ce que tu penses qu’on pourrait s’arrêter là ?

FS : Bien sûr ! je voudrais bien te remercier de cette conversation, qui ouvre, pas seulement vers un dialogue avec d’autres, mais qui me permet aussi de continuer le travail d’élaboration, sans laisser tomber la parole, tout en laissant que ça passe…

 

Notes :

  1. Affectio Societatis.
  2. Éric Laurent, Les trois dimensions de l’Ecole et la place de l’interprétation, Cours-Seminaire a l’EBP, 22/11/18.
  3. Jacques Lacan, « L’ombilic du rêve est un trou » [Réponse à Marcel Ritter], La cause du desir, n° 102, juin 2019.