Conversation avec Isabelle Krieg

Conversation avec Isabelle Krieg, le 19 septembre 2022.

Merci beaucoup à Isabelle Krieg1 d’avoir accepté, au lendemain du finissage de son exposition Ruinaissance, de faire avec nous cette conversation qui nous a touchées, enrichies et que nous vous adressons avec bonheur. Tous nos remerciements vont aussi à Caroline Schuster-Cordone, vice-directrice du Musée d’Art et d’Histoire de Fribourg, qui nous a rendues attentives à cette exposition, qui, pensait-elle à juste titre, devrait nous plaire.

Mais surtout, nous remercions Isabelle Krieg d’avoir accepté de faire cette conversation dans notre langue, le français, qui n’est pas sa langue maternelle, car nous étions incapables de la faire en allemand. C’est pour cela que nous avons gardé certaines expressions dans les deux langues, ce qui peut parfois alourdir le propos, mais qui rend compte de la richesse et la précision de son style. Qu’elle en reçoive ici nos plus vifs remerciements.

Rappelons à ce sujet que Lacan a toujours insisté, dans son retour à Freud, sur la nécessité de le lire en allemand. C’est pourquoi cette conversation donne à voir, dans sa forme même, quelque chose de cet intraduisible dont Barbara Cassin 2 a été la cheville ouvrière.

Du vide au Witz

 

Violaine Clément : Les Romains disaient que nomen est omen, que le nom est un présage. Tu leur as rendu honneur en faisant une (autre) exposition avec ton nom, Krieg, la guerre. Dis-nous en plus…

Isabelle Krieg : C’était au CentrePasquArt, en 2007, une grande exposition personnelle, nommée Krieg Macht Liebe. En allemand, c’est trois termes, qui sont déjà très forts.

V.C. : Ah oui, en allemand, Macht est aussi un terme.

I.K. : Oui, mais c’est aussi une phrase : Krieg fait l’amour (rires) !

V.C. : Je n’avais pas entendu le Macht, au sens du substantif : la puissance. Oui ! Mais chez les Romains déjà, le langage amoureux était un langage militaire. La vagina, c’est le fourreau, et le gladius, l’épée, c’est le sexe masculin…

I.K. : Ok, ça, c’est intéressant (rire), je ne savais pas.

V.C. : Oui, mais c’est ce que tu as montré, dans ta performance, comment la femme fait son pain quotidien (rire) ! Veux-tu en dire plus, de cette performance, avec laquelle tu as fini l’expo ?

I.K. : Oui ! C’était presque un hasard, comme une coïncidence. C’est une performance qui est née il y a déjà longtemps, en 2007, quand j’avais mon atelier à Zurich, au Sihlquai (quai de la Limmat). Il y avait au Sihlquai le Drogenstrich, la scène de la drogue, l’endroit où les prostituées toxicomanes font le tapin. C’était une grande misère, directement devant notre porte. Parfois, quand nous sortions le soir, la nuit, il y avait des gens qui « travaillaient », dans la porte, c’était vraiment un clash, entre nous, les artistes, qui faisions notre art, et, devant la porte, la prostitution. J’ai fait cette performance en réponse à cette situation. Ils travaillaient dans le jardin, devant notre atelier, et le jardin était complètement plein de condom, de seringues, de caca etc… J’ai nettoyé tout le jardin, et je l’ai couvert de bouts de bois bleus (Holzhackschnitzel, je ne trouve pas le terme en français, on les utilise comme un revêtement de jardin pour des place de jeux etc., normalement en couleur naturelle, mais il y en a aussi des colorés), j’ai mis de la lumière, et j’ai appelé ce jardin pleasure garden. Ce n’était pas pour me moquer, c’était juste une réponse. Et j’ai fait cette performance, Schlangenbrot. Je travaille souvent avec le pain, c’est une autre manière de travailler avec le pain, de le griller, ce pain serpent que je pose entre mes jambes. Oui, c’était aussi une sorte de réponse, de sublimer l’agressivité que j’avais pour ces Freier, (=michets) ces hommes, qui achètent auprès de ces femmes, non pas la sexualité, mais le pouvoir. Ils se, comment dire ça en français ? sie geilen sich auf an diesem Machtgefälle, (ils sont excités par ce déséquilibre de pouvoir). C’est le pouvoir qui les excite. C’est clair que ce n’est pas une sexualité auf Augenhöhe, (d’égal à égal). Mais même dans la sexualité achetée, c’est possible, il y a de la prostitution où les prostituées sont très sûres d’elles-mêmes, où elles n’acceptent que les hommes qu’elles veulent, elles ont leurs Bedingungen (conditions), cela existe, mais ce n’est pas ça, ici, on est vraiment dans la unterste Stufe, le grade inférieur, elles demandent, je ne sais pas, vingt ou cinquante francs… C’était une réaction à ça, de griller un pénis, et ensuite de le donner à manger au public. C’était comme si je prenais le pouvoir pour ces femmes.

V.C. : Et dans une position qui était vraiment une prise de pouvoir. Parce qu’une femme, comme ça, les jambes écartées, elle dit : « Vous ne me faites pas mal, vous ne pouvez pas me faire mal ! » Cette prostituée très connue à Genève, Grisélidis Réal4 , enterrée à côté de Borgès, et de Calvin, parle dans ses livres de ses clients, des plus pauvres, qui viennent souvent pour parler. Ces deux musiciens qui vous accompagnaient étaient eux aussi étonnants, le violoniste et le batteur avec un cendrier et un bidon, ils ont fait de la musique, et c’était très beau (rire).

I.K. : J’étais très contente de cet accompagnement musical, je l’ai trouvé très très important et beau. Les musiciens sont deux amis et ils se nomment trio meerzwee (=trio nous deux). Oui, il faut dire que cette performance n’était pas dans le programme, mais je l’ai refaite, car lorsque je l’avais faite pour Charlatan, dans une exposition au Brésil qui s’appelait Remue-Ménage5 , dont le thème était le féminisme, elle n’avait pas été filmée. Esther Maria Jungo de Charlatan m’a demandé si je pouvais refaire cette performance pour qu’ils l’enregistrent sur vidéo et j’ai proposé de la faire lors du finissage. Voilà.

V.C. : Charlatan, dis-tu ? Notre orientation est celle de Jacques Lacan, qui lui-même a joué avec ce signifiant de charlatan. Il n’a jamais dit qu’il était un CharLacan (rire), mais il disait que la psychanalyse était une imposture, comme vous faites de l’art qui est drôle. Non pas rigolo, mais Witzig ! Freud a donné ses lettres de noblesse au Witz, qui permet de supporter l’insupportable. C’est ça qui m’a touchée, ta tenue, comme une prise de position.
Le texte de Caroline6 aussi est très fort, qui parle du mitan de la vie. Vous êtes toutes deux au mitan de votre vie, ce que les Grecs appelaient l’akmè, ἀκμή, qu’ils situaient eux à quarante ans, le moment de leur œuvre la plus marquante, et qui permettait de dater la naissance et la mort d’un écrivain, quarante ans avant, et quarante ans après ce moment. Toi, tu nous as dit que tu voulais vivre cent ans, devant l’œuvre Was zu tun bleibt (Ce qu’il reste à faire), j’ai bien entendu (rire) ?

I.K. : Oui, cent ans ! C’est aussi quelque chose qu’a dit Meret Oppenheim, quand elle a eu 36 ans. Elle sentait qu’elle était à la moitié de sa vie. Et elle avait raison : Elle mourrait à 72 ans. Moi, j’avais déjà plusieurs fois l’impression d’être à la moitié de ma vie, mais comme j’ai peur de la mort, je repousse toujours cette moitié plus loin… Mais maintenant, j’y suis vraiment, et j’aimerais arriver à 100 ans.

Nicole Prin : Ah ! Il y a aussi Louise Bourgeois qui a dit la même chose, c’est un repère puissant pour les femmes artistes.

I.K. : Oui, j’en ai plusieurs, de ces repères, pas seulement des femmes, mais aussi des hommes ! Parce que comme elle, moi j’aime beaucoup vivre. Qui n’aime pas vivre ? J’aimerais encore expérimenter beaucoup de choses, vivre beaucoup de choses. Alors, maintenant, oui, j’ai cinquante ans, et ça ferait du bien de savoir que j’ai encore cinquante ans de plus. Mais c’est clair que, comme je l’ai dit à la visite guidée : tout le monde veut devenir vieux, mais personne ne veut être vieux (rire) !

V.C. : C’était Woody Allen qui disait que la mort, il n’était pas pour, il préférerait ne pas être là quand elle viendrait, ni la vieillesse non plus, mais que, comme remède contre la mort, on n’avait pas trouvé mieux que la vieillesse (rire). Et ça, tu le montres bien, et c’est drôle. Je me suis même fait gronder par le surveillant…

I.K. : (ravie) Tu as touché quelque chose ?

V.C. : Non, ça, je me suis retenue, les mains dans le dos, mais je n’ai pas réussi à me retenir de souffler, un petit souffle, sur le mobile d’os de souris…

I.K. : Ah, le mobile ? Ils sont très sévères, les surveillants, dans cette exposition !

V.C. : Oui ! il avait raison, mais à mon âge, me faire gronder par un surveillant, c’est un plaisir (rire). Et pour une souris, en plus ! Tu as réussi avec ces petits os à donner à voir quelque chose de l’éternité, et de cette fragilité. D’où t‘est venue cette idée.

I.K. : Moi, j’ai déjà fait plusieurs mobiles. J’ai commencé quand j’étais avec une amie, à Berlin, au Kulturpalast Wedding, le nom est impressionnant, mais c’est un tout petit local. On a fait un mobile ensemble qui s’appelait Freud und Leid. Pour Freud, on a aussi pensé à Monsieur Freud (rire), et on a mis beaucoup de choses de la vie. Ça, c’était humoristique, pas très beau, mais rigolo. Alors j’ai continué à faire des mobiles. J’en ai fait un immense dans un home pour vieilles personnes, Sonne Monde und Sterne. Le soleil faisait deux mètres de diamètre, et les étoiles, c’était des boules comme des spoutniks avec des cristaux de roche, avec des LED, ça tournait, une fois par heure, et avec des lumières. Oui, c’était très lourd, et après, j’ai eu envie de faire des mobiles avec des branches lavées, qui tournaient aussi avec un moteur de boules de disco, et ça s’appelait Disco (du latin, = j’apprends). J’aime beaucoup les mobiles, j’aime beaucoup le mouvement dans l’art. Et puis j’ai voulu faire, toujours en lien avec ce qui m’occupe, notre éphémérité, notre Vergänglickeit, j’ai voulu faire un mobile avec tous les éléments d’une montre. Ces éléments ne seraient plus dans l’ordre qu’il faut, mais ça tournerait aussi, comme une montre tourne, mais je ne l’ai jamais fait. Mais c’est cette fragilité que je voulais garder, et alors j’ai voulu faire un mobile avec tous les os d’un chat. Ça, c’est venu après la montre. Pourquoi un chat ? C’est venu parce qu’on avait un chat à la maison, j’ai grandi avec beaucoup de chats, et l’un après l’autre, ils se sont tous fait écraser sur la route. C’était horrible. En fait, le chat était pour moi, on le dit ainsi, celui qui a sept vies. C’est avec les os d’un chat que j’ai fait mon premier mobile avec des os. Puis j’en ai fait un autre, un noir, et on m’a dit, comme en plaisantant, que le mobile avec le chat était trop grand : Tu ne pourrais pas en faire un avec une souris (rire) ?

V.C : Tu as attrapé le Witz !

I.K. : Ja ! La septième vie du chat, c’est une souris (rires).

N.P. : J’adore !

I.K. : Et ce qui était marrant aussi, j’ai fait ça à Dresden, dans mon atelier qui était un ancien hall de réparation de train de la Deutsche Bahn. C’était grand, et il y avait des portes qui n’étaient pas très dicht (étanches), et il y avait des souris qui entraient. Alors j’ai fait le chat, ce mobile avec tous ses os, et des souris entraient… Je leur ai dit : « Fais attention, il y a le chat ! » (rires) Et après, comme cet ami m’avait dit, pour rire, tu ne peux pas faire un mobile avec des souris ? Je me suis dit : oui, pourquoi pas ? J’ai reçu ls os d’une souris du Musée d’Histoire Naturelle à Berne, déjà blanchis et nettoyés, alors je l’ai fait. C’est toujours en fait cet être qui est mort et qui danse dans l’air. C’est clair que ça remplace tous les êtres vivants, nous, les hommes, ou ma vie, celle de mes chers, ceux qui me préoccupent, et l’idée qu’on doit tous mourir, ce qui me fait peur… Ça représente aussi la vie humaine.

V.C. : Comme on faisait à l’époque des vanités, toi tu montres que la vie est là, et on se moque un peu d’elle. Il y a quelque chose de tellement léger, et ça donne du goût à la vie, de penser qu’elle est courte. Faire des grandes choses quand on a peur, c’est formidable ! Tu es trans ancrée dans le symbolique : il y a toujours cette dualité chez toi. Mais le grand et le petit, alors ? Explique-nous ce que tu as dit, qui a été pour moi une révélation, que plus tu as peur, plus tu fais de grandes œuvres.

I.K. : Oui, je vais te raconter plus tard, mais pour le mobile, quand j’étais enfant, j’avais des crises d’angoisse très fortes, c’était comme des attaques. Je compare ça à un orgasme négatif. Je me cachais sous le duvet, enfant, j’avais tellement peur de la mort, et de ce qui vient après, surtout, ou de ce qui ne vient pas après. Quand je suis devenue adolescente, ou adulte, j’ai essayé de mettre ça de côté, verdrängen, et avec l’art, je reprends ça, et j’essaie de me confronter à cette peur, mais avec de l’humour. J’essaie avec mon art de sublimer ça, avec de la légèreté, de la poésie, parfois de l’ironie. Mais ce mobile, par exemple, je ne peux pas dire que j’ai moins peur de la mort maintenant, mais j’ai fait quelque chose de beau, de léger et de poétique, et qui bouge, avec un cadavre, si tu veux, avec quelque chose qui est mort. C’est comme un espoir, qu’on va tous là-bas, et que ça ne peut pas être si terrible, que ça ne mérite pas une telle, peur cette Todesangst.

V.C. : On ne va pas s’empêcher de vivre par peur de la mort ! C’est ça que tu dis, et que tu dis tout le temps.

I.K. : Oui ! Et le truc avec les choses grandes, ça vient aussi d’une peur banale. Par exemple, si tu arrives dans une grande salle où tu dois faire une expo, moi, je suis comme ça, j’ai peur. J’ai l’impression que, d’une façon ou d’une autre, je dois remplir cette salle. C’est une peur…

V.C. : … une peur du vide ?

I.K. : … une peur du vide. Alors je fais des essais, de grands travaux. Ça, c’est un côté de la cause de ces grands travaux. L’autre côté, c’est une grande peur que j’ai toujours, la peur de la mort. Et donc, la Urschnur (le cordon primaire), c’est très massif, très grand, mais ça ne fait pas peur, parce que c’est aussi mou, un peu ridicule, avec des couleurs, un peu comme le cordon ombilical, mais aussi avec des couleurs, rose, bleu etc… Il est un peu dégueulasse, mais pas trop… C’est aussi un travail qui a sa propre vie…

V.C. : Oui, quand tu nous as laissés nous asseoir dessus, j’étais contente (rire).

I.K. : Ça, c’était prévu dès le début, mais les surveillants qui sont très sévères ont dit non, que ça allait inciter les gens à toucher. C’est clair qu’avec les tasses et la souris, c’est délicat…

V.C : Tu vois comme tu acceptes ! Pas tout le monde accepterait ça, mais toi oui, tu acceptes que les autres ont aussi leurs limites. Si on ne veut pas passer sa vie à faire la guerre, un peu d’amour, ou … Ils ont aussi besoin d’un peu de pouvoir, les surveillants (rire) ! Sinon on les réduit à rien.

I.K. : Oui, ils sont sévères, mais je les adore, ils ont tous été formidables, toute l’équipe du Musée.

N.P. : Un peu de Nom-du-Père !

I.K : Pour les grands travaux, une chose encore : vraiment, j’ai peur du vide, et je suis plus sûre si j’ai beaucoup de matériel, par exemple. Je suis très riche en matériel. Mon atelier, mon stockage, est plein de choses. J’ai fait une fois une exposition à Dresden qui s’appelait Von allem viel (Beaucoup de tout). C’est la première phrase, ou le titre d’un poème de Robert Gernhardt7 que j’aime beaucoup, un poème d’automne qui parle du plein (Fülle). Mais chez moi, c’est pour me rassurer que je prends beaucoup trop de travaux pour une exposition, pour que je puisse les laisser de côté. Il me faut beaucoup de matériel pour que je me sente rassurée.

V.C. : Tu es une nature personnifiée, car comme la nature, tu as horreur du vide.

I.K. : Oui. D’un autre côté, j’ai pensé que j’aurais aussi pu faire cette exposition dans cinq salles, ça aurait fait du bien à certaines œuvres d’avoir un peu plus de place. Mais j’avais cette salle à disposition, et ce que j’aimais, c’est que les oeuvres se parlaient, se contactaient, comme un paysage.

N.P. : Comme un voyage, aussi ! Ces boules du monde, comme une invitation au voyage…

V.C. : Je n’ai pas tout compris, ainsi les chariots, les caddies du magasin… Mais quand tu as parlé à propos de ces caddies de la danse des gens qui se regardent, s’évitent se frôlent dans les magasins, c’était tellement ça…

I.K. : C’était cette situation du supermarché, je les ai posés dos à dos, avec ces chaînes qui bougeaient, c’était très poétique, et ça racontait beaucoup de choses. Aussi une sorte de solitude, parce qu’ils tournaient les deux, mais ils ne se touchaient pas. Oui, je peux tout de suite imaginer les gens qui vont seuls au supermarché, qui achètent leurs aliments, et qui rentrent à la maison, et ils sont toujours seuls. Il y a toujours des histoires qui apparaissent. J’ai trouvé ça très poétique, et j’ai juste reproduit cette situation, mais en éternel, en loop = en boucle.

V.C. : Cet arrêt sur image, une fois qu’une oeuvre est terminée, comment le sais-tu ? Ainsi de la Life Jacket, tout le monde a trouvé des liens différents avec cette œuvre. Quand j’ai entendu que tu avais choisi des habits à toi, à tes enfants, à tes amis, et des habits de migrants, il y a là aussi une dimension politique à ton travail.

I.K. : Oui, des habits de la rue, de moi, de mes propres enfants, de la brocante, ça représente non pas une vie spécifique, mais toutes les vies.

V.C. : Comme avec les médicaments. Là aussi, c’est frappant, cet amalgame de gens, mais pour toi, ça va au-delà.

I.K. : Oui, de cette vie éternelle, comme on l’a appris dans les écoles catholiques, j’ai peur (rire) ! Même si c’était le paradis, ça, ça va encore, le paradis éternellement, pourquoi pas ? Mais s’il n’y a pas le paradis, mais s’il y a cette ewiges Leben (vie éternelle), ça, c’est vraiment une horreur ! Quand je me suis imaginé moi, mon âme, qui flotte seule, dans l’univers, éternellement, c’est vraiment cette attaque de panique qui arrive de nouveau. J’ai essayé de trouver d’autres images, l’important, c’était que mon âme ne soit pas seule. J’ai imaginé toutes ces âmes, très denses, ensemble, qui forment comme un humus, une structure, comme une concrétion. On dit, n’est-ce pas, un comprimé, pour une tablette ?

N.P. : C’est génial !

V.C. : Tu préférerais être une molécule d’un comprimé qu’une âme éternelle ! Lacan disait à Louvain8 qu’on ne supporterait pas de vivre sans s’appuyer sur cette certitude de la mort. Tu voudrais vivre jusqu’à cent ans, moi cette idée m’angoisse, mais en Suisse, Godard vient de faire appel à Exit (I.K.oui, à nonante-trois, nonante-deux…), et on vit en ce moment-même les funérailles de la reine Elisabeth.

I.K. : À nonante-six ans ! Je ne comprends pas pourquoi les gens ne veulent pas devenir très vieux. Comment peut-on dire qu’on n’aura plus envie de vivre ?

V.C. : Comme tu l’as dit, personne ne veut devenir vieux. Cette jeune fille qui me disait qu’elle voulait mourir jeune pour faire une belle morte, je trouvais ça étonnant. Il y a un refus de ce dépaysement, ce que ta collègue9 a donné à voir au Musée, en dialogue avec les vanités d’autrefois, ces citrons en céramique portant les traces des moisissures, j’ai trouvé ça très beau. La dégénérescence, chez toi aussi, est toujours belle.

I.K. : Oui, la beauté, mais la beauté qui sort des choses qui nous dégoutent : j’utilise des os, des sets de tables usées, mais aussi ces travaux que j’ai faits avec les dents humaines que j’ai reçues d’un dentiste, des dents très abîmées qu’il avait extraites à des gens qui vivaient dans la rue. Et je fais quelque chose de très beau avec ça, des étoiles…

V.C. : Tu fais toujours quelque chose de très beau, tu ne sais pas faire autrement (rire). C’est ça ton incapacité10 . Ainsi cette photo d’une écriture sur un mur du terme Realität m’a aussi questionnée. Qu’est-ce qui t’a frappée dans ce qui pourrait n’être remarqué par personne ? Tu nous as dit que l’important, c’était que quelqu’un l’ait écrit et que quelqu’un l’ait lu. Nous faisons une différence entre le réel, ce qui revient toujours à la même place, et contre quoi on se cogne, et la réalité. Qu’as-tu lu, toi, dans cette inscription ?

I.K. : J’ai trouvé que c’était très poétique et philosophique que quelqu’un se soit donné de la peine pour grimper très haut sur un pilier en béton dans une Unterführung (un passage souterrain) vraiment très crade, très dégueulasse, par lequel je devais passer tous les jours pour emmener mes enfants au Kindergarten (jardin d’enfants). Je trouve ça génial cet acte d’écriture, avec un crayon noir maladroit. J’ai vu ça dans ce passage plein d’ordures, et vraiment, j’ai pensé qu’il ou elle avait nommé ainsi cette réalité vilaine, urbaine, pas soignée, que personne ne nettoie. Mais le même mot dit aussi toutes les belles chose, les choses surhumainement belles ; ça peut aussi être ça. Moi j’ai trouvé ça très poétique, et j’ai été très heureuse de l’avoir trouvé, comme une communication d’inconnu à inconnu. Cette personne ne savait ni si quelqu’un allait le lire, ni qui, ni combien de personnes. Et je ne connais pas non plus l’intention de la personne qui a écrit ça. Pour moi, c’était comme une œuvre d’art que j’ai comprise, et dont j’étais le public.

V.C. : C’est ça l’écriture… Quand elle est née, certains ont dit que l’écriture allait tuer la communication, comme aujourd’hui certains disent qu’il y a trop d’images. Toi, tu dis le contraire : il faut quel quelque le dise, le voie, et le fasse entendre. On m’a dit qu’il ne fallait pas aller voir ton expo sans les explications. Je n’ai évidemment pas suivi ce conseil.

I.K. : Ah oui, on t’a dit ça ? Mes œuvres s’expliquent elles-mêmes !

V.C. : Oui, et on peut comprendre à côté. C’est là que ça devient intéressant. Ton travail n’est pas didactique, il n’y a pas de juste ou de faux. Tu dis que cette personne a tout compris dans le mot Realität. Pour moi, ça reste bien mystérieux, parce que ce que tu as compris, moi je ne l’avais pas saisi. As-tu l’impression que ton travail est bien reçu, que ta vision du monde est bien reçue ? Nous avions fait, Nicole et moi, une journée « Du Chaos au Cosmos et à l’envers », qui nous avait valu pas mal de reproches… Les gens étaient fâchés contre nous, ils voulaient des outils pédagogiques que nous refusions de leur donner…

N.P. : Je pense qu’ils nous en ont voulu parce que c’était une expérience de femmes. Dans cette école de femmes11 , nous avons voulu une fois faire quelque chose à la manière des femmes, pas trop propre en ordre.

I.K. : C’est ça qui a fâché les gens, qui les a déstabilisés ?

N.P. : Ce n’était pas très organisé (rires), un peu le chaos, quoi ?

V.C. : Tu sais que cosmos, ça veut dire l’ordre, le beau, la cosmétique ! Toi, tu fais du beau, quelque chose d’organisé, mais tu veux qu’on sache qu’il y a aussi l’autre partie. Comme les Romains, quand ils construisaient une ville, qui faisaient un trou, le mundus. C’est pour toi une conception du féminin, dont Virginie Despentes parle bien en disant que c’est la femme que les hommes tuent, pas les petites filles, ni les grands-mères.

N.P. : C’est quelque chose qui me tarabuste, cette idée que pendant des siècles, les femmes ont été un peu gommées de l’histoire de l’art, effacées. Peut-être l’ont-elles voulu, ou y sont-elles pour quelque chose. Mais tout à coup, maintenant, ça apparaît un peu, le travail des femmes. Et on réalise à quel point c’est un travail précieux. Personnellement, j’ai l’impression que j’y vois quelque chose d’autre, dans ce travail des femmes, en tout cas une autre manière de faire, peut-être une autre manière de voir, une autre vision. J’ai un peu cette intuition. C’est peut-être ça que je veux voir, moi. Quand je vois le travail de Louise Bourgeois, quand je vois cette exposition-là, et d’autres choses, je vois qu’on n’a pas le même corps. L’expérience que nous avons faite, nous deux, a été pour moi très formatrice, parce qu’on a empoigné les choses par un autre bout. Nous avions des collègues masculins, qui organisaient ces journées un peu comme à l’armée. C’était formidable, avec tous ces élèves : nous avions des plannings, des budgets. Nous sommes parties de l’autre bout, c’était un peu le bordel, mais c’est parti d’en bas. Des classes ont dit : nous, on veut faire, ça ! ah, nous, on veut aller au Broken… Des classes sont allées à Emmaüs, d’autres ont voulu jouer toute une journée à des jeux de société…

I.K. : C’est très courageux de votre part !

N.P. : Oui, mais après, on a dû se coltiner des horaires, des budgets, quand même (rire)!

V.C. : Mais ça ne fait rien, ça, il y a eu des effets… Toi, Isabelle, dirais-tu que ton art est féminin ?

I.K. : Bien sûr, mais ça, c’est une question très difficile, je trouve. C’est aussi souvent, peut-être moins maintenant, mais il y a quelques années, c’était méprisé. Frauenkunst, ah oui, ja ja ! Elle fait des trucs avec des seins, ok ! avec des seins, ah, ah, elle est devenue mère, c’est à cause de ça. Mais ce n’est pas du tout ça, en fait. Pour moi, c’est très difficile à exprimer. Dans le temps, j’aurais dit que je ne me sens pas primairement comme femme, mais comme être humain, mais en fait, c’est clair que ce n’est pas vrai ! Je suis dans un corps de femme, et je sens exactement ce que tu dis : ça vient de la terre. Cette force féminine, c’est vraiment une histoire complètement différente dans l’histoire de l’art.

N.P. : C’est surtout qu’on ne sait pas le dire, le formuler…

V.C. : C’est que nous, on a nos règles. Ils ne savent pas (rire), et nos règles nous relient quand même au réel, à la réalité. C’est ce que nous enseigne cette prostituée du sud du canton, amenée par la police, et interrogée par le Président du tribunal sur la raison de son absence, malgré plusieurs convocations : Monsieur le Président, j’avais mes règles, à quoi le président répondit : Madame, le Tribunal aussi a ses règles (rires)

N.P. : Ce n’est pas les mêmes règles !

V.C. : Cette façon de jouer avec le signifiant, tu t’en sers toi aussi beaucoup, c’est ton jeu avec le symbolique : tu donnes à voir une chose, et son autre côté. Tu ne fonces pas toute seule, tu n’es pas tête brûlée. Qu’est-ce qui t’a permis d’être une artiste, et de garder malgré tout un pied dans le monde des autres ?

N.P. : … d’être une femme, avec les autres ?

I.K. : Je ne sais pas… Moi, je voulais, déjà comme enfant, j’aimais dessiner, et j’avais aussi ce vœu de devenir actrice, ou bien de faire du cirque. C’était les deux directions que j’avais. J’ai mis beaucoup d’années à me décider. Entre dix-neuf et vingt-sept ans environ, j’avais une phase où je faisais une chose, et puis l’autre, jusqu’à ce que je me dise : Ok, maintenant je sais, je fais de l’art libre, comme ça ! Freie Kunst. Ça veut dire aussi que je n’ai plus fait d’académie. Je me suis dit : ok, maintenant, je le sais, mais je ne veux pas faire une académie, une haute école d’art, je fais moi-même, maintenant. C’était peut-être très courageux, mais peut-être aussi un peu blauaügig (naïf), parce que question carrière, j’aurais pu faire autrement. J’ai beaucoup fait d’examens pour entrer dans des écoles d’art, et ils m’ont prise. Je me suis dit : Ah s’ils me prennent, ça veut dire que ça ne peut pas être une bonne école! (rire) !

V.C. : Comme Groucho Marx…

N.P. : Ou Pierre Soulages, qui a été reçu à Paris mais ne voulait pas entrer.

V.C : Il y a des psychanalystes qui ne veulent pas non plus entrer dans les écoles de psychanalyse…

I.K. : Le premier jour où je suis allée à la HED, l’école des Beaux-Arts de Genève, quelqu’un a dit une phrase que je n’ai pas aimée… Moi, j’étais déjà pleine de doutes, je ne savais pas si je voulais faire ou pas… Je me suis dit : je pars !

V.C. : C’était quoi, cette phrase ?

I.K. : Mais je ne sais pas, c’était une phrase un peu profiteuse, un peu tactique : pourquoi aller dans une école d’art… Pour moi, ça vient des intestins, pourquoi je veux faire l’art. J’étais très méfiante des écoles d’art. Et donc j’ai décidé de faire tout(e) seule. Maintenant, je ferais peut-être autrement. Question carrière, j’aurais dû faire cette école ; après tu as des lobbies, les professeurs, tu as des collègues, des alliés, tout ça… J’ai fait toute seule, ça allait aussi, mais j’ai peut-être gardé une sorte d’authenticité, d’Eigenständigkeit (indépendance), que je n’aurais peut-être pas pu garder dans une école d’art.

V.C. : Je ne pense pas que quelqu’un aurait pu t’en empêcher, toi, comme j’entends ce que tu es.

I.K. : Oui, c’est vrai. Mais la question, c’était quoi, déjà ?

V.C. : On parlait du féminin. Mais là, on ne va pas arriver à tout dire.

I.K. : Je sens que c’est une grande question. Je trouve que comme nous, nous gérons le monde, ce serait une façon plus saine pour le monde, même s’il y a encore des femmes qui doivent être politiciennes, par exemple à la Documenta12 , avec cette question du collectif, c’est une façon que j’appellerais plutôt féminine, de travailler ensemble, de collaborer.

N.P. : Oui, je pense qu’il y a quelque chose autour de féminin et masculin, et en même temps, ce n’est jamais ça.

V.C. : Pour les hommes, pour que ça marche, il faut qu’il y ait un chef, pour les femmes, il faut plutôt qu’il y ait un trou, qu’il n’y en ait pas, qu’il y ait une absence de chef. D’il y a une cheftaine, on est de nouveau dans un truc d’hommes. C’est l’idée du pas-tout, Il faut qu’il y a du vide, pour qu’on puisse un peu tourner autour… Serais-tu d’accord avec ce titre : Du vide au Witz ? (rire)

I.K. : Rire ! Oui, c’est bien !

 

Notes :

  1. www.isabellekrieg.ch.
  2. Collectif. Vocabulaire européen des philosophies. Le dictionnaire des intraduisibles.
  3. Photo Isabelle Krieg.
  4. Grisélidis Réal.
  5. Charlatan, Remue-menage.
  6. Isabelle Krieg, Ruinaissance. Dans lequel on trouve le texte de Caroline Schuster-Cordone
  7. Joachimott, Viel und Leicht von Robert Gernhardt.
  8. Jacques Lacan, « La mort est du domaine de la foi » : https://www.youtube.com/watch?v=8L4DnEK3CPM
  9. Noémi Handrick muse(s) : ceramique contemporaine.
  10. Contrairement à ceux qui font remonter Kunst (l’art) à können, (pouvoir), I.K. parle dans une interview du rapport entre son art et son incapacité.
  11. Le bâtiment, aujourd’hui Cycle d’Orientation de Pérolles, a été en effet construit par des nonnes pour offrir un lieu de formation aux filles du canton de Fribourg.
  12. Documenta.