Conversation avec René Raggenbass

Quinze ans

Violaine Clément : Cher René [chère Violaine (rires)], merci d’avoir accepté cette conversation dont l’idée m’est venue brusquement, je ne sais d’où. Il y a quelque chose que je voulais te demander, mais pas que pour moi, sur la question du devenir psychanalyste, en passant par la psychiatrie, et sur l’École. Et te dire aussi merci d’avoir toujours soutenu cette idée bizarre qui a donné naissance à ce blog, durant le COVID, et dont je tiens à ce qu’il en garde quelque chose dans le nom, puisque pour moi, c’est ainsi que se transmet la psychanalyse. Et toi, comment as-tu chopé le « virus » de la psychanalyse ?

René Raggenbass : Oh là ! C’est une histoire assez tortueuse. J’ai toujours eu un intérêt pour les lectures en sciences humaines, en particulier la philosophie, la phénoménologie… Mais pas directement pour la psychanalyse. Ensuite, quand j’ai commencé médecine, je ne voulais pas du tout devenir psychiatre. La psychiatrie, je le dis toujours, attisait mes résistances et mes défenses. J’étais, je crois, un anti-psychiatre convaincu, ayant entendu dire que la psychiatrie était la seule discipline qui n’avait rien à faire en médecine.

V.C. : Ce n’est pas faux !

R.R. : Oui, enfin, c’est comme ça que ça s’est passé !

V.C. : Alors, je te coupe, parce que j’aimerais revenir encore avant.

R.R. : Avant ?

V.C. : Oui : Pourquoi la médecine ?

R.R. : Parce que j’ai rencontré une femme, pendant que j’exerçais un autre métier, qui avait commencé médecine et qui discutait avec son frère, qui était également en médecine. Je trouvais cela passionnant, ça m’intéressait et je me suis alors demandé comment faire pour aller dans cette direction. Comme je n’avais pas de matu, j’ai fait les cours du soir, ensuite je me suis inscrit en biologie et médecine, en même temps, tout en restant ensuite en médecine. Mais d’emblée, je me souviens d’une réunion en première année de médecine où on nous demandait pourquoi nous voulions être médecins. Tout le monde autour de la table parlait de son désir d’aider, de soigner, de thèmes humanitaires. Je me souviens avoir dit que ce n’était pas ça pour moi, que je le faisais par intérêt scientifique. J’ai d’ailleurs mis longtemps avant d’avoir envie de voir des patients. J’ai d’abord étudié la médecine pour sa dimension scientifique, ses connaissances théoriques, mais pas tant pour voir des patients. Au début, j’appréhendais d’en voir d’ailleurs : à la fin de ma médecine, j’avais même d’abord envisagé de devenir journaliste biomédical. Cette formation, pour laquelle j’avais été retenu, est finalement tombée à l’eau, et j’ai dû dès lors aller bosser quoi, travailler comme médecin… C’est comme cela que j’en suis arrivé à rencontrer des patients…

V.C. : C’est une suite de ratages, au fond !

R.R. : Ah totalement (rires) ! Des ratages lucides.

V.C. : J’aime cette idée de ratage, depuis que j’ai entendu l’histoire de cette prostituée de haut vol qui est interrogée par un client, lorsqu’il aperçoit dans sa bibliothèque sa thèse de philo. Il lui demande comment elle est arrivée là… Et en montrant sa thèse, elle dit que c’était un ratage, une erreur.

R.R. : Elle aurait pu dire : « Il n’y a pas de rapport » (rire) !

V.C. : Si je me souviens bien, ton premier choix, c’était la cuisine. Pourquoi ?

R.R. : Pour partir de la maison. Je souhaitais partir de la maison : il y avait la possibilité de faire cet apprentissage en partant à quinze ans. Normalement, tu finis l’école à 16 ans. Je suis parti une année avant, parce que je détestais l’école, ne la supportais pas. J’étais d’ailleurs un très mauvais élève, n’étudiant pas vraiment, puisque cela ne m’intéressait pas. Je me suis donc lancé dans cet apprentissage qui me permettait de loger sur place et de quitter à cette occasion mes parents, enfin le domicile familial, à l’âge de 15 ans.

V.C. : J’adore, parce que tu es exactement l’élève que j’aurais aimé rencontrer (rires) ! Entre nous, c’était aussi ce qu’avait fait mon ex-mari, et c’est aussi la question du prochain PIPOL, « Malaise dans la famille », que tu soulèves là. C’est vrai que l’école, ça pue un peu. J’en sais quelque chose, moi qui y ai passé ma vie. Et aujourd’hui, te voici membre de cette New Lacanian School, une école, encore ! Ce n’est pas si simple d’être dans une école, qui reste une des façons qu’a trouvée la psychanalyse pour suppléer un peu à l’isolement. Est-ce que ça te parle, ou pas du tout ?

R.R. : Oui, je me suis aperçu assez rapidement que lire Lacan tout seul dans son coin, c’est difficile et ça ne mène à rien. C’est en lisant Lacan avec d’autres que j’ai le plus appris, que ce soit dans les cartels, ou à la section clinique de Lyon, où je me suis rendu pendant quinze ans. C’était dans l’échange, et évidemment aussi, dans le travail d’analyse, que, tout à coup, certains concepts s’éclairaient. Tout à coup, ils étaient incorporés, ils prenaient un sens corporel, matériel.

V.C. : Ils s’incarnaient… C’est vrai que c’est à la section clinique de Lyon que je t’ai rencontré, et c’est là que j’ai compris la nécessité d’une école. Pour qu’il y ait une antenne clinique, voire une section clinique, il faut l’École…

R.R. : Oui, c’est une ligne directrice. L’École, ça permet de tenir et de maintenir dans une direction des éléments épars, séparés les uns des autres, quelque chose qu’il s’agit aussi de soutenir. C’est précisément la combinaison des éléments séparés qui permet la création de différents discours. Je tiens beaucoup à cette inventivité dans le domaine de la psychanalyse. Et l’École, c’est une direction qui permet de dire qu’on n’est pas tout seul, comme un bouchon au milieu de la mer/mère.

V.C. : Le bouchon, c’est ainsi qu’on appelle parfois les enfants… Et c’est aussi vrai que souvent, on traite les enseignants aussi, qu’on les traite comme des enfants : ce qui indique à quel point on traite mal les enfants ! Penses-tu avoir été mieux traité comme apprenti que comme élève ?

R.R. : Oh, ce n’est pas du tout la même chose. Comme apprenti, je me suis retrouvé dans une nouvelle famille, celle de la cuisine, des métiers de bouche si tu veux. Dans l’école lacanienne, quand je suis entré dans le courant lacanien, je me suis senti accueilli et on m’a dit : fais ce que tu as à faire ! J’ai bien aimé et j’aime toujours cela. Si tu veux participer, tu le peux, si tu veux rester en retrait, tu le peux tout autant, mais il y a toujours quelque chose qui avance. Ensuite, c’est aussi lié aux personnalités. Il y a des personnalités de l’École sur lesquelles tu as plus de transfert que sur d’autres. Tout cela peut varier dans le temps. Je n’ai jamais remis en question l’idée de m’inscrire dans une École, qui puisse me donner de la sorte une direction.

V.C. : On a bien vu lors du congrès de Lausanne, parce qu’un congrès, c’est le coup de feu, que tu as réussi à constituer ton équipe, ta brigade de cuisine : « Oui chef, bien chef ! » J’ai été très fière d’en être. Je n’aurais pas pensé pouvoir y participer. Parfois, une demande de l’autre te fait te dire que tu pourrais. On n’y pense pas toujours. C’est ça aussi, l’idée de ne pas être tout seul. En lisant les textes préparatoires à l’AG, j’ai constaté que des groupes se sont dit que ce serait possible de s’y mettre eux-mêmes et de ne plus inviter toujours quelqu’un d’autre. Y aller de soi-même, y être encore, de son corps… C’est quelque chose que tu nous as insufflé, en Suisse.

R.R. : Ah, merci… C’est gentil.

V.C. : Ce n’est pas tant que ce soit de la gentillesse, mais je me rends compte que j’ai pris ta demande comme un encouragement à y aller de mon corps, sans attendre. C’est peut-être plus féminin, d’attendre, quoique de nous deux, on ne sait pas lequel est le plus féminin. Mais dans l’éducation, il y a aussi toujours ce petit diable qui pousse à être à côté de la plaque…

R.R. : Il arrive que des patients nous disent qu’ils ont un diable sur une épaule et un ange sur l’autre. Je leur ai toujours recommandé dans ce cas d’écouter le petit diable, parce que l’ange n’arrête pas de nous emmerder avec la morale (rires) !

V.C. : J’aime bien aussi cette idée, attrapée je ne sais plus où, de ne pas choisir entre le bien et le mal, mais entre le mal et le neutre. La question du neutre reste une interrogation. Pour reprendre notre récit, je note en passant que tu vas toujours jusqu’au bout… (Oui !) On en reste au fond à ce ratage fécond, qui fait que tu n’es pas devenu journaliste… Mais qu’est-ce qui t’a finalement fait choisir la psychiatrie ?

R.R. : Je n’ai pas choisi tout de suite la psychiatrie. J’ai d’abord fait cinq ans de médecine dans différentes disciplines, chirurgie, médecine générale, pédiatrie. J’ai ainsi réalisé pendant cinq ans des stages dans différents lieux, je m’en souviens bien, voyageant ainsi par exemple en Chine, dans un bus et dans les contreforts de l’Himalaya… Et alors tout à coup je me suis dit : ça suffit maintenant, ce qui t’intéresse, c’est la psychiatrie. Quand tu rentres, tu t’inscris dans un stage de psy. C’est comme cela que j’ai bifurqué de la médecine générale à la psychiatrie. C’est la psyché humaine qui m’intéressait. J’avais toujours dans la poche de ma blouse de médecin un livre de philo… Quand je lisais de la philo, ça s’arrêtait souvent là où moi, ça commençait à m’intéresser. C’est alors que la bascule a opéré. Et une fois que je me suis retrouvé dans la psychiatrie, j’ai basculé dans la psychanalyse.

V.C. : Mais comment l’as-tu rencontrée ? Parce qu’il faut dire qu’en Suisse, il faut presque se casser une jambe pour la rencontrer…

R.R. : Alors, le tout premier livre de psy… que j’ai lu, ça va te faire sourire, c’était en 1975… J’étais apprenti de cuisine, et Pierre Daco avait sorti Les prodigieuses Victoires de la psychanalyse (en fait, le vrai titre se termine par : psychologie). Et j’avais acheté ce bouquin. Il y en avait trois en tout : Les prodigieuses victoires…, comprendre les femmes (rires), quelle ambition ! et je n’ai plus en mémoire le troisième. J’avais lu ça, comme ça, je n’en avais pas fait grand-chose, mais quand j’ai choisi la psychiatrie, j’ai dit d’emblée que ce qui m’intéressait, c’était ce qui échappe à la conscience du sujet. C’est vraiment ce qu’il n’y a pas dans les livres de philo, l’inconscient, et puis j’ai téléphoné à un analyste de l’IPA, et suivi quatre ans d’analyse, avec René Haenni, parce que je voulais partir dans cette direction. Il y avait cette dimension de ce qui nous échappe, qui m’intéressait. J’essayais d’attraper ça. Je pourrais dire que je suis encore là-dedans.

V.C. : Bien sûr ! Tu aimes beaucoup ce que tu n’arrives pas à attraper. C’est l’impossible, ce que Lacan appelle le réel, qui t’oriente ?

R.R. : Je pense que ce qui m’oriente de plus en plus, c’est ce il n’y a pas, et le c’est pas ça. J’ai compris récemment que se mettre au travail, ce n’est pas travailler, lire, laborieusement, des tas de bouquins, mais se mettre au travail de notre propre réel, c’est-à-dire de ce qui constitue le réel pour nous. C’est une tout autre chose, puisque le réel est toujours déjà là. Il n’y pas besoin de le créer, il est déjà là. Il s’agit de voir comment chacun de nous peut laisser la place au réel pour que ça s’exprime aussi dans ce que tu fais. Et pas simplement les défenses imaginaires, symboliques et tout ce qu’on veut. C’est pour cela que je suis de plus en plus intéressé à ce qui concerne la coupure, la séparation, qui permet l’invention d’articulations totalement inattendues. C’est ça qui me pousse.

V.C. : L’originalité chez toi, c’est, non seulement de continuer à être toujours au travail, mais aussi d’agir. Beaucoup restent dans l’intellect, tu pourrais jouir de penser, mais pas du tout. Tu y vas, et tu as créé un centre à Aigle. Une sacrée histoire ! Comment ça s’est produit, ça ?

R.R. : Oh, le centre de consultation à Aigle est l’œuvre de trois personnes : Christiane Ruffieux, Jacqueline Nanchen et moi-même. Nous nous sommes retrouvés à travailler en interface et, progressivement, nous avons proposé à des psychologues de nous rejoindre, et nous avons créé ce centre de consultation qui se veut d’orientation vraiment lacanienne. D’ailleurs, nous n’engageons que des cliniciens à qui ça parle, à qui Lacan parle, et qui sont d’accord de s’orienter de l’enseignement de Lacan. Donc ça s’est fait tranquillement, sur presque quinze, vingt ans…

V.C. : C’est joli cette rencontre. Ce centre n’est pas sorti de la tête d’un tout seul, mais avec deux autres. Ce savoir y faire avec l’autre, en l’occurrence avec deux femmes, pour quelqu’un qui s’interroge sur ce que veut une femme, c’est ta trouvaille : pour savoir ce que veut une femme, il en faut deux (rires).

R.R. : Ah oui, c’est plus facile ! Puisque je ne comprends pas une, j’en mets deux, trois, quatre…. (rires).

V.C. : Comme ça, à la limite, elles peuvent essayer de s’entendre entre elles !

R.R. : C’est aussi cela, faire avec le réel, saisir l’opportunité qui se présente, dont tu ne sais pas du tout ce que ça va donner. Mais peu importe, il y a un désir d’y aller, tu essaies… Et ça a donné ce que c’est aujourd’hui. C’est comme cela que je suis arrivé à la cuisine, puisque je n’avais aucun intérêt spécifique pour la cuisine, et puis c’est aussi comme ça que je suis arrivé à la médecine. Toujours cette dimension de surprise… Pour faire ma thèse, ce fut aussi la même chose. Beaucoup de choses arrivent parce qu’il y a une opportunité, et plutôt que de réfléchir durant des heures, j’y vais. On verra bien ce qui se passe…

V.C. : Au lieu de penser contre, de t’opposer, tu t’es laissé prendre.

R.R. : Oui, c’est vraiment comme ça dans tout ce que j’ai entrepris jusqu’à aujourd’hui dans le domaine de la psychiatrie, dans le domaine de la politique de la santé, quand j’étais à la FMH, quand j’étais à la société médicale du Valais, quand je présidais la commission de déontologie, quand on a créé le service de psychiatrie pénitentiaire, ou le service d’expertise… c’est toujours comme ça. Ça se présente, ça m’intéresse, et j’y vais. Là, j’ai de la chance : ça a abouti.

V.C. : Oui, ça aboutit, parce que tu vas jusqu’au bout. J’aimerais te poser une question que m’ont posée mes enfants il y a déjà quelques années : il y a quoi après la psychanalyse ?

R.R. : Je me suis rendu compte que la psychanalyse, c’est en moi, comme un outil. Après la psychanalyse, je suis mort (rire), dans le sens où je ne vois pas d’argument pour… La psychanalyse n’est pas toute ma vie, mais ça oriente mon rapport à mon réel, et c’est la psychanalyse qui m’a ouvert à ça. Un jour, je vais peut-être arrêter de consulter, je n’en sais rien. Mais la question même, je ne sais pas ce que ça veut dire pour moi.

V.C. : Moi non plus, j’espérais que tu m’aiderais à leur répondre… La question qu’il y a derrière, c’est aussi la question de la vie future de la psychanalyse. Crois-tu, penses-tu que ça va continuer ? Y a-t-il un avenir à la psychanalyse ?

R.R. : Je pense qu’il y a un avenir pour toute personne qui veut venir rencontrer un analyste. Il ne s’agit pas de s’opposer à d’autres courants, d’autres méthodes de travail. Il y a un avenir pour la psychanalyse, pour cet outil-là, parce que la société, notre quotidien, s’oriente de plus en plus de l’objet. Elle veut croire à l’objet. C’est du reste à la base du pseudo-discours capitaliste : il y aurait un objet pour tout, et si tu ne sais pas encore lequel te manque, on te le fabriquera quand même. Tant que le sujet humain croit à l’objet, et à une adéquation entre lui et l’objet, eh bien il y aura de la place pour la psychanalyse, à condition qu’il y ait des gens pour se former comme psychanalystes, pour, justement, porter ce il n’y a pas et ce n’est pas ça. C’est équivalent à dire qu’il n’y a pas de rapport. C’est le non-rapport. Il y aura toujours de la place.

V.C. : J’espère aussi qu’il y aura toujours de la place. Mais en lisant les textes pour l’AG, je vois aussi que pour beaucoup, il s’agit aussi de gagner sa vie. Vivre en tant que psychanalyste, sans être psychologue, ou psychiatre, ce n’est pas facile.

R.R. : Oh, c’est extrêmement compliqué. C’est une vraie question. Démarrer comme psychanalyste uniquement, en Suisse, ne te permet pas de tourner. Dans ma pratique, j’ai quatre-cinq analysants. Tous les autres patients, je les rencontre bien sûr dans une position d’analyste, mais ils ne font pas des analyses, ils ne demandent même pas ça. Ça cloche un peu dans leur vie et ils veulent se dégager un peu d’une souffrance subjective. Mais ils ne demandent pas d’analyse. Faire une psychanalyse, je pense que c’est surtout pour les gens de l’École, ou familiers à cela, ou qui ont eu contact avec ce courant par leur éducation. Et quand on parle de psychanalystes, c’est au pluriel : il y a des kleiniens, des freudiens, des reikiens, des jungiens… Ce n’est pas non plus uniforme. Moi, ce qui m’intéresse, c’est ce qui m’a attrapé quand je suis passé de l’IPA aux Lacaniens, c’est que j’y ai trouvé une liberté, une joie, une envie d’apprendre qui contrastait avec l’obsessionnalité, l’oblativité des postfreudiens. Cela n’engage que moi de le dire ainsi : je trouvais tout ça mort, et lorsque je suis arrivé chez les Lacaniens, j’ai tout d’un coup rencontré quelque chose de vivant, qui me stimulait.

V.C. : Mais comment as-tu rencontré ce courant ?

R.R. : Lorsque j’étais en analyse avec René Haenni, je parlais souvent avec Christiane, qui était en analyse avec un lacanien. Et j’ai été surpris de voir comment elle parlait de son analyste. Il y avait déjà là une tension et un intérêt. Et puis je me suis inscrit à la section clinique, j’ai fait des contrôles. Et puis, j’ai demandé à Jacques Borie s’il était d’accord de me prendre en analyse. Je me suis laissé faire…

V.C : Tu es définitivement très féminin, tu sais te laisser faire de la bonne façon. Je suis peut-être plus phallique. Mais peut-on l’écrire ou doit-on l’effacer ? Quand tu vas demander une analyse lacanienne par goût de la légèreté et de la joie, ce qui est magnifique, qu’en dit ton analyste ? Te laisse-t-il partir ?

R.R. : Avec mon premier analyste, j’avais terminé. Quatre ans. Je lui ai dit que ça me suffisait, et il a été d’accord. Je crois que ma première analyse, c’était une analyse d’abréaction. Je ne la vois pas comme négative. J’ai abréagi à des tas de trucs de mon histoire. Ça valait ce que ça valait. Mais j’ai commencé un travail avec la question du réel, qui nous a concernés, avec Jacques Borie et ensuite avec Éric Laurent.

V.C. : J’ai relu ce texte formidable où tu racontes l’urgence1. Qu’est-ce qui fait que tu as eu envie d’aller au-delà ?

R.R. : J’avais terminé avec Jacques Borie, lorsque dans ma vie privée est arrivée une rupture, une séparation. Je n’avais pas compris ce qui s’était passé, et c’est là que j’ai demandé à revoir un psychanalyste. C’est pour cela que je me rends maintenant à Paris, une ou deux fois par mois. Je suis très content, parce que c’est encore un autre travail. Ce n’est jamais fini, mais pas dans le sens qui pourrait être désespéré. C’est merveilleux de faire encore des découvertes sur soi-même. Je découvre des choses que je n’avais pas touchées dans mon analyse durant quinze ans avec Borie.

J’attrape aujourd’hui beaucoup mieux ce que signifie se mettre au travail du réel qui te concerne.

V.C. : Le mot travail fait souvent peur, mais chez toi, c’est joyeux.

R.R. : Oui, mais pendant longtemps, le travail était pour moi du côté de « performer », avec l’équivoque : performance et former un père. Ça, c’est vraiment quelque chose dont je me suis dégagé, mais depuis peu. C’est devenu pour moi : consentir au réel auquel tu as à faire, et ne pas passer ton temps à te défendre contre.

V.C. : Cette équivoque est intéressante : comme père, tu avais aussi l’impression qu’il fallait travailler ?

R.R. : Ah, en cuisine, il fallait bosser, tu parlais du coup de feu… Et quand j’étais en politique professionnelle, il fallait y aller. La section clinique aussi, il y avait des textes à lire… Je faisais un nouage aliénant à l’homo faber. Il m’a fallu beaucoup de temps pour me dégager de tout ça. Le passage au consentir, ça a à voir avec ce trou du réel que tu ne peux pas boucher, mais que tu tentes de voiler un peu.

V.C. : Dans boucher, on entend bouchon, bouche… Aujourd’hui, tu l’ouvres avec légèreté, mais on sent cette puissance de feu, comme quand j’ai lu ce texte dans lequel tu t’adresses aux autorités pénales pour leur dire de ne pas obliger un soignant à dire la vérité2.

R.R. : Ça fait trente ans que j’ai cette interface avec la justice. J’ai toujours aimé ce travail et je me suis rapidement aperçu que ce que la justice cherchait comme vérité objective, ça ne voulait rien dire quand je rencontrais des patients. Pour moi, la question était plutôt ce qui faisait que ce sujet-là était à cette place-là, à ce moment-là.

V.C. : C’est bien sûr ce qui t’intéressait toi. Pour desserrer cet impératif performatif, comment as-tu fait ?

R.R. : Ça ne se choisit pas. Il faut le temps.

V.C. : Je parle de moi comme d’une paresseuse. J’ai attrapé dans le discours ambiant d’origine ce mot dont je m’habille et qui me permet de faire ce que je veux et pas seulement ce que je dois. Toi, ce petit diable que tu conseilles à tes patients d’écouter, que te souffle-t-il aujourd’hui ? L’entends-tu encore ?

R.R. : Oui, mais je le nommerais autrement. Dans toute cette contingence dans laquelle tu baignes, accepte la contingence et mets-y la réponse que tu veux. Et réponds de cette réponse. Mais il n’y a pas la réponse, la bonne, celle qu’il faut. Face à ce non-rapport, il s’agit de prendre la vie comme une invitation à y mettre son désir, sa propre réponse, et à s’en faire responsable. Sans chercher à convaincre.

V.C. : Comme Lacan, ne pas chercher à convaincre, con ou pas ! Tu n’as plu le con en face de toi, tu sais que celui avec lequel tu dois faire est en toi. C’est ça, la légèreté ?

R.R. : En tout cas, ça amène une certaine légèreté, une tranquillité, mais aussi un côté mystérieux, par moment inconfortable, parce que tu ne peux t’orienter que de ton manque, du trou qu’il y a en toi. Il n’y a pas à en faire des histoires, juste ton histoire.

V.C. : Mais ça reste du boulot d’y aller avec son désir, de faire son histoire, d’aller jusqu’au bout, sans plus personne pour te dire si c’est bien ou mal. C’est un peu inconfortable, on entend de nouveau le con…

R.R. : Oui. Mais face au réel, on a de toute façon eine Unheimlichkeit, quelque chose d’étrange, une étrangeté. C’est normal, on ne peut pas se tenir dans le réel sans devenir fou. C’est quelque chose de juste pas possible. J’ai peut-être la chance, je peux le dire après-coup, que dans notre famille, comme enfant, je n’ai pas eu franchement la chance d’avoir un autre consistant, qui me dise comment faire. J’ai assez vite eu la responsabilité comme enfant d’assumer ce que je faisais. Il fallait que j’y aille. C’est aussi un hasard, parce que je n’ai pas choisi la famille dans laquelle je suis né. C’est comme ça.

V.C. : Comme tout le monde (rire).

R.R. : Là, aujourd’hui, c’est quelque chose qui me plaît, mais sans naïveté. Il y a aussi des moments où il y a de l’inquiétante étrangeté.

V.C. : Et si, en plus, il avait la responsabilité du choix de la famille dans laquelle il est né…

R.R. : Ah, punaise, quelle merde (rire) !

V.C. : On peut passer une grande partie de son analyse à se plaindre de papa maman, et quand tu as des enfants, à te rendre compte que c’est toi le con, le papa ou la maman… pour arriver enfin à te dire que tu n’es pas coupable de tout… Mais lorsque Lacan parle de l’Autre, dans son dernier enseignement, il précise que c’est le corps. Nous travaillons toujours le corps et le numérique. Toi, comment as-tu fait cette bascule, une fois chu l’Autre pour lequel tu devais « performer » ?

R.R. : En laissant ouverte la fissure, la faille qui nous habite. Le corps, notre véhicule, fait partie de ça. C’est vrai qu’il vieillit, j’ai eu quelques soucis de santé qui rappellent qu’il prend de l’âge. Mais globalement, je suis assez content de ce corps qui m’a été donné, que j’ai habité de mon langage. C’est difficile de répondre, parce que c’est de l’ordre de l’éprouvé, qui ne se pense pas. Je le déplace là où j’ai envie d’aller.

V.C. : Qui est ce je qui déplace ton corps ?

R.R. : C’est le trou qui déplace. On ne peut pas boucher le manque. Aujourd’hui, contrairement au début, c’est le travail inverse que je fais avec la psychanalyse. Je cherche à maintenir ouvert le trou, qui est de toute façon là, que tu ne peux jamais boucher. J’ai une attention particulière à cette place, parce que c’est ce qui permet de bouger ton corps. S’il n’y a pas de vide, il n’y a pas de fissure, de faille, tu ne peux pas le bouger, tu es coincé entre tes idéaux, tes signifiants ou tes autres constructions mentales.

V.C. : Accepterais-tu cette idée que tu es devenu féminin avec l’analyse ?

R.R. : Oui, on me l’a dit aussi. Mais pour moi, féminin, masculin, c’est quelque chose d’absurde, c’est quelque chose qui vient boucher. Mais c’est aussi vrai qu’il y a quelque chose qui consent de plus en plus à : c’est pas ça. Et j’en ris, j’en souris. Oui, je suis dégagé de la question du féminin masculin. C’est comment le corps existant peut avancer dans cet espace jamais fermé, même si, imaginairement, on essaie de le fermer un peu. C’est de ne pas trop y croire, pour laisser place à ce non-rapport toujours là.

V.C. : Et pourtant, le virus est pour moi de ce côté-là. Il n’y a pas de rapport qui pourrait s’inscrire, mais il y a des autres, il y a des rencontres, il n’y a pas rien.

R.R. : Oui, il y a tous les semblants qui viennent voiler ce trou, ce manque. Ce qui est fondamental, je le vois avec mes patients : je suis très attentif à dissocier, par la surprise, quelque chose de cette articulation symbolico-imaginaire qui les aliène. Mon travail est de laisser place à leurs inventions, à leurs nouvelles associations, articulations, que je ne peux jamais prévoir à l’avance. C’est par la coupure que se crée cet espace qui permet au sujet de réinventer une articulation autre, peut-être moins coûteuse pour eux. Être sensible à ce que la coupure existe tout le temps. En le disant, je trouve ça absurde, parce que la coupure, tu ne la décides pas, elle est tout le temps déjà là. Mais quelque chose nous pousse à vouloir mettre du sens, faire des rapports, voiler avec des semblants. C’est dans la nature du corps vivant-parlant.

V.C. : La coupure, pour un ancien cuisinier, il faut reconnaître qu’il y avait le cru et le cuit, et avec toi, on est passé de la soupe du sens à la coupure. Coupons là, tu veux bien ?

R.R. : Oui, et merci (merci à toi surtout) !

 

Notes:

  1. Raggenbass, René. « On revient de séance en séance parce que ça pousse » 
  2. Raggenbass, René. « La vérité qui parle dans ce qui se dit, dit quelque chose de différent de ce que vous voulez dire »