Entretien avec Marco Focchi

Conversation avec Marco Focchi, par Violaine Clément. 30 avril 2021.

Violaine Clément : Merci d’avoir accepté cet entretien, à la suite de la traduction du texte paru dans Lacan Quotidien 928. Texte que j’ai trouvé formidable sans l’avoir compris avant de l’avoir traduit. Vous êtes le premier à dire, pour moi, que la sexualité ne fait plus symptôme aujourd’hui, qu’on ne vient pas pour ça rencontrer un psychanalyste.

Marco Focchi : Je ne sais pas si elle l’a été un jour. Oui, pour Freud, c’était la cause des symptômes, dans ses derniers écrits, Freud voit dans la pulsion la cause ultime de tout ce qui concerne les activités humaines. Pour Freud, le symptôme, c’était le conflit entre cette poussée, cette pulsion, et l’exigence du moi. Dans ce champ de bataille, il fallait un compromis, et c’était le symptôme. Je crois que maintenant encore, le symptôme est le signe de la sexualité. De la façon dont le développe Miller, il l’éloigne un peu de l’idée du conflit, et à la fin le sinthome, réduit à l’os, c’est le signe de la jouissance. C’est encore lié à la sexualité, mais de façon différente. La sexualité à l’époque victorienne était quelque chose, au temps de Freud, où les femmes ne pouvaient exprimer leur sexualité. Aujourd’hui, les femmes peuvent feindre l’orgasme, à l’époque victorienne elles devaient feindre de ne pas en avoir.

V.C. : Freud aussi était bien ennuyé par sa propre sexualité, sans moyens contraceptifs, il ne pouvait s’empêcher de faire des enfants à sa femme… ça faisait problème. Aujourd’hui, ça ne fait plus problème.

M.F. : Oui, ça décharge de la responsabilité, d’une certaine façon. La sexualité est séparée de la responsabilité, ça sépare la sexualité de la responsabilité de la filiation, de la famille etc… C’est une grande partie de la révolution sexuelle des années ’60, ’70. Il y a des livres formidables de femmes qui ont l’expérience de la prostitution par exemple, comme Emma Becker, comme Virginie Despentes, comme Nelly Arcan, qui ont eu des expériences extrêmes de la sexualité et qui les ont décrites dans leurs livres. J’ai vu des interviews d’Emma Becker où, sans aucun embarras, elle dit que, quand elle travaillait dans un bordel à Berlin, pour elle, ça a été une jouissance.

V.C. : Elle disait que c’était la maison.

M.F. : Oui, voilà. La maison.

V.C. : Le Heim, aujourd’hui, que Lacan a repris comme la dit-mansion, ce serait aujourd’hui la maison, ce qui, dans cette pandémie, est intéressant. Emilie Becker disait qu’elle était bien là, à attendre avec les autres filles.

M.F. : Prenons ce thème de la maison, sur lequel les philosophes ont réfléchi, par exemple Heidegger disait qu’on habite le langage. Lacan reprend ce thème. Je crois que le langage est la maison de l’homme, dont la sexualité est exilée, exilée du langage. L’exil du rapport sexuel vient de là, qu’on habite le langage. L’animal est identifié à son corps, là où l’homme doit, justement parce qu’il est un être de langage, l’acquérir. Il doit se l’approprier. Chez Lacan, il y a deux lignes pour ça, le rapport spéculaire : à partir de l’image de l’autre, on se fait une image de son corps ; il y a aussi le symbolique, le signe sur le corps, et Lacan parle à plusieurs endroits du tatouage. Je me souviens dans le séminaire XI où il parle de l’écriture sur la zone érogène qu’est la peau. On le voit très bien dans les dessins d’enfants, l’enfant dessine des céphalopodes, de grandes têtes que l’enfant dessine avec des lignes qui sont les bras et les jambes. Pourquoi les enfants commencent-ils avec ces grandes têtes, sinon parce que les sens primaires, les yeux, les oreilles, la bouche, sont situées dans la tête. C’est le point central de la connaissance du monde pour l’enfant.

V.C. : C’est amusant qu’on m’ait offert, à mon départ de l’école, un bon pour un tatouage. Comme analyste en formation, j’entendais souvent des collègues faire le lien entre tatouage et psychose. C’est un peu court, je trouve, mais ça me fait penser au reproche que nous fait Miller, aux psychanalystes de son École, d’être en retard sur la subjectivité de l’époque. C’est en ça que je trouvais votre texte intéressant : on vient vous parler de problèmes, mais rarement d’interrogations sur son propre sexe.

M.F. : Effectivement, ce n’est pas la première chose. Ainsi ce patient qui vient depuis longtemps parler de ses problèmes, un de mes premiers patients, il y a trente-cinq ans ; à un moment donné, il me parle de son homosexualité. On n’avait pas à cette époque l’idée qu’on a maintenant de l’homosexualité, il n’y avait pas encore eu la gaypride à Rome… J’étais étonné, je me demandais pourquoi il ne m’en avait pas parlé plus tôt. Aujourd’hui, on dirait, bon, c’est égal… Pour un hétérosexuel ou pour un homosexuel, aujourd’hui, on n s’attend pas à ce qu’il le dise dès le début. On s’est fait à cette idée. Il y a effectivement eu une avancée à partir du tumulte dont je parle dans l’article, en Amérique en ’69, avec la pression des mouvements homosexuels pour enlever la marque diagnostique.

V.C. : Marque infâmante, qui aujourd’hui est remplacée par la brillance de la fierté, agalmatique.

M.F. : Oui ! Il y a deux phases, je crois. Il y a l’acceptation de l’homosexualité comme son propre mode de jouissance, et de l’autre côté, l’idée de la revendiquer, comme un drapeau identitaire. C’est là qu’il y a une limite, c’est le problème : on est dans une époque où on veut se rencontrer avec les mêmes. C’est l’identitarisme, et là, on se renferme, c’est un moyen d’éviter la différence, et de se défendre contre le rapport sexuel. C’est un peu le signe de l’époque, on le voit amplifié dans les bulles de résonance sur internet. On en voit aussi l’influence en politique. Cambridge Analytica a influencé la politique américaine. Je crois qu’il faut encore un pas pour sortir de ça, pour que quelqu’un de LGBT, de gay, puisse rencontrer quelqu’un de différent. Il y a des féministes radicales, les TERF, qui refusent les transsexuels, les accusant de prendre les aspects extérieurs de la féminité, qu’elles considèrent comme induits, forcés par le monde extérieur. Dans un sens, la féminité est toujours une mascarade, mais la masculinité aussi. C’est la mascarade du soldat, qui doit montrer sa puissance, et qui l’expose toujours un peu au ridicule. La mascarade féminine, c’est l’idée de la séduction, d’entrer toujours un peu dans le fantasme de l’homme. C’est toujours une façon de porter le masque.

V.C. : Vous en parlez sur le versant du jeu, du plaisir. Mais avec cette revendication, on est dans une forme de jouissance… Difficile de prendre langue avec l’autre.

M.F. : Oui, c’est vrai, aujourd’hui, la séduction devient une activité dangereuse (rire) ! Quand dans les universités américaines il faut signer un document stipulant qu’on accepte l’acte sexuel, c’est un peu dés-érotisant. Dans la séduction, il y a l’idée de la surprise, un peu de vol, quelque chose d’un peu à côté. Si on met tout ça du côté de la légalité, tout devient mariage.

V.C. : Sans compter que ce n’est pas certain que ça marche encore pour le monsieur.

M.F. : La position masculine devient difficile aujourd’hui. Je dirais dans ces dernières années, parce que ce n’est pas depuis si longtemps, en tout cas en Italie, qu’on a commencé à sortir de la logique patriarcale. En Italie, le droit de vote a été accordé aux femmes en 1946.

V.C. : En Suisse, en 1971, nous sommes toujours très lents !

M.F. : Plus tard encore (rire) ! Oui, c’est hier qu’on a commencé à sortir de la logique patriarcale. Le jeu était celui-là : l’homme a sa position, la femme est l’objet poursuivi. Il y a les chasseurs et les chassées. Aujourd’hui, si on pense au mouvement #metoo, les femmes n’acceptent plus cela, on ne sait plus tellement quoi faire. Je vois de jeunes patients dans l’embarras face à leur copine, très évoluée, très maîtresse d’elle-même, difficile à aborder… Dans la relation sexuelle, dans l’amour, le jeu n’est pas d’être maître de soi-même. Si on pense à cette vieille histoire de l’Orlando Furioso, Angelica est l’objet du désir de tous ces chevaliers, de tous ces nobles qui luttent entre eux pour conquérir cet objet qu’ils veulent tous protéger, armés de leurs richesses et de leur puissance. Et elle tombe amoureuse de qui ? D’un jeune pauvre fantassin blessé qui ne peut la protéger. C’est lui qui a besoin d’elle pour être protégé, soigné. Le poème montre que plus la blessure de Medoro s’ouvre, plus s’ouvre aussi la blessure de l’amour pour Angelica. L’amour se présente par la blessure. Aujourd’hui, chacun est tout armé dans son identité. Ça ne favorise pas les rencontres.

V.C. : Ce qui m’inquiète aujourd’hui, c’est que pour transgresser, les jeunes d’aujourd’hui n’ont beaucoup de place, sinon de se déclarer non-trans…

M.F. : Oui, la transgression, Lacan en parle dans L’Ethique, il dit que quand le désir tombe en panne, il y a la transgression, le Caterpillar, pour lui redonner de la vigueur. Il a l’idée de l’Autre, l’ensemble signifiant, qui a au centre la chose, et il n’y a pas de relation entre eux. Donc il faut forcer. Mais avec son dernier enseignement, ça change. Dans le Séminaire XX, la jouissance, c’est le blablabla, donc articulé avec la langue. C’est une autre voie pour aller chercher le surgissement de la jouissance. La transgression, aujourd’hui, comme on est à court de séduction, ça tombe dans la violence, ce qu’on voit maintenant quand les nouveaux rôles des femmes, qui ont aujourd’hui du travail, qui peuvent parler parce qu’elles étudient, qui ont des moyens de subsistance, peuvent divorcer si les choses ne leur vont pas. À l’époque de ma mère, ce n’était pas comme ça. Il y avait une majorité de femmes qui restaient à la maison parce qu’elles n’avaient pas d’alternative. J’ai vu des hommes qui, à court de moyen pour traiter la chose avec la langue, passent à l’acte. Souvent, la violence, c’est ça, l’impossibilité de traiter les choses par des mots, et donc c’est le passage à l’acte.

V.C. : Vous êtes d’accord que c’est difficile de dire publiquement qu’une des causes de l’augmentation des cas de violence masculine sur les femmes est l’autonomie de celles-ci. Je me souviens de ce dire de ma mère, qui se posait la question ainsi : je me demande si j’ai bien fait de me battre pour les droits des femmes quand je vois tout ce que tu dois faire… Tous ces droits se sont un peu transformés en obligations. Cette question de ma mère : a-t-on oublié quelque chose en demandant l’égalité ? me fait penser à l’histoire d’Eos, qui amoureuse de Tithon, avait demandé pour lui l’éternité mais avait oublié dans sa naïveté amoureuse de demander pour lui la jeunesse…

M.F. : Je me rappelle ce texte d’une journaliste américaine qui avait vécu un temps à Paris, et qui disait que les batailles du féminisme en Amérique avaient obtenu beaucoup pour les femmes, mais qu’elles devaient… aller travailler etc… À Paris, les femmes seraient selon elle plus du côté féminin et peuvent s’appuyer beaucoup plus sur les hommes. Elle voyait l’avantage de l’indépendance et aussi d’une position traditionnelle quand elle n’est plus l’esclavage de la femme. Il y a une liberté des femmes. Par rapport à #metoo, il y a aussi la réponse de certaines femmes, dont Catherine Deneuve, qui défendent le droit d’être molestées. Cela peut paraître paradoxal, mais que signifie pour elle être molestée ? C’est difficile de dire la différence entre courtiser une femme et la molester. Il y a parfois des façons de courtiser un peu vulgaires, ça dépend…

V.C. : Comme la chanson de Boris Vian chantée par Magali Noël « Fais-moi mal, Johnny ! » (rire) Pour les Suissesses, nous avons un modèle de féminité qui s’appelle Marthe Keller, qui raconte la chance qu’elle a eue de toujours travailler, de faire ce qu’elle voulait. Mais nous avons un retard intéressant sur les femmes françaises, ce qui fait que nous pouvons interroger autrement les nouvelles féministes, ainsi, dans mon cas, avec (ou contre) chacune de mes trois filles, qui voient chacune le féminisme autrement… La féminité ne se transmet pas, elle s’attrape, s’invente.

M.F. : Oui, c’est ça ! En Italie, il y a beaucoup cette idée de féminiser les mots. Je me rappelle Laura Boldrini, qui, lors d’une interview, a demandé à être appelée ministra. Or le mot n’existait qu’au masculin. Dès lors, le mot s’est imposé. C’est drôle, parce qu’il y a des mots féminins la guardia, qui est un rôle maculin, et qu’on ne demanderait pas de décliner au masculin “il guardio” ou la soprano, qui vient du masculin il soprano (rire).

V.C. : Pour moi, qui ai enseigné le latin et le grec, les noms de métiers de femmes étaient sans problème d’un sexe et ou de l’autre. J’ai l’impression qu’on a beaucoup perdu de cette liberté avec la création d’une académie qui a fixé les règles de la langue. Je ne sais pas pour l’Italie.

M.F. : Nous avons l’Accademia della Crusca… Oui, la langue, c’est le berceau de la créativité. Ce qui est gênant, un peu, c’est le forçage idéologique, une tentative que je ressens comme la volonté de se faire maître de la langue, et par ça, de faire exister le rapport sexuel dans la langue, comme un rapport juridique. S’il y a des ministres au masculin et au féminin, on peut effacer ce qui fait la force de la langue, qu’elle traverse par ses différences. Il faudrait en laisser un peu… Les totalitarismes ont toujours essayé de dominer la langue. On le voit dans Orwell, 1984, comment la langue a toujours essayé de dominer l’histoire, comme quand Staline changeait les photographies pour des raisons politiques… Quand l’intervention sur la langue est forcée et idéologique, je vois planer l’ombre d’un certain totalitarisme.

V.C. : J’ai confiance, naïvement, ou peut-être s’agit-il d’un désir forcené, voire forcé, de garder confiance dans la langue à qui il s’agit de donner un petit tour… Avec l’idée du brouhaha de langues qui résonnent et consonnent, ainsi dans notre AMP, et c’est aussi cela qui a causé notre blog… j’ai l’impression que ce n’est pas si facile de forcer la langue, avec toutes ces traductions. Barbara Cassin montrait ce qui tombe dans la traduction. C’est un peu cette position que prend le trans, de rappeler qu’il manque toujours quelque chose… Il se fait l’objet qui manque à la langue. Il réinvente le neutre qui a disparu.

M.F. : Je vois ça dans les emprunts aux langues étrangères. Par exemple, nos collègues espagnols traduisent tout. Le petit Hans devient le Juanito (rires), ce qui est assez drôle quand on l’entend pour la première fois. L’italien par compte est beaucoup plus perméable à l’anglais, surtout. On a le terme très clairement, en italien, mais je ne sais pas pourquoi on introduit le terme anglais, parce que c’est plus facile, parce que l’invention, maintenant, est dans l’anglais, langue leader dans le monde. Alors on introduit, on force un peu. Ce mélange (mesclage) est toujours productif, finalement. Ça dépend toujours de la mesure. On risque un peu de suffoquer sous l’inventivité de la langue originale. Par exemple, en Italie, il y a plusieurs dialectes, sources d’invention formidables. Les dialectes sont d’une inventivité incroyable. C’est la télévision qui a un peu standardisé l’italien. Je me rappelle, vivant à Milan, qui n’est pas une ville très dialectale, alors que la famille de ma mère venait de Bergamo, ville plus dialectale ; j’avais une tante qui parlait le dialecte, et qui avait une grande fantaisie dans le récit des contes de fée. On avait décidé dans ma famille que je devais parler italien, puisque je devais étudier, donc le dialecte était interdit. Mais j’adorais la façon de conter de cette tante qui ne pouvait pas parler dialecte avec moi, et dont l’italien était un peu extravagant, cette langue inventée. Je crois que cela m’a sensibilisé à l’opacité de la langue.

V.C. : C’était en outre une langue interdite… Je pense que votre tante en a profité pour glisser dans sa langue quelques expressions interdites. Du dialecte que parlaient mes parents entre eux, nous, les enfants, avons retenu l’essentiel, lié au sexuel ! Ce serait dommage que dans notre AMP on oublie ce rapport à la langue singulière de chaque région… Avec l’écriture, c’est assez facile de trouver à traduire. Votre récit me rappelle les Précieuses, dites ridicules, qui n’avaient pas le droit d’apprendre le latin, et qui ont inventé le français, pas sans la séduction. Elles ont inventé une langue, avec leur conception de l’amour. La psychanalyse a la responsabilité de garder des bulles de survie pour les langues…

M.F. : C’est important je crois de rappeler la responsabilité de la psychanalyse dans le monde dans lequel nous sommes, qui est un peu un monde de la pensée unique. C’est le monde de la science, et si la science est bienvenue avec tout ce qu’elle apporte comme invention, l’électricité par exemple (rire) … la science n’est pas le tout de la vie. On voit que ce qui est reconnu est ce qui passe par la voie de l’EBM, l’evidence based medicine. On voit que ce qui est reconnu est ce qui efface la subjectivité. La médecine, par exemple, avant Claude Bernard, positiviste, physiologiste, n’était pas une science. C’est lui qui a fait le grand effort de scientifiser la médecine ; du moment où la médecine est engrenée dans le discours de la science, elle commence à exclure la subjectivité. On demande au patient ce qu’il sent, mais on veut voir ce qu’il a. C’est la tendance à objectiviser. On essaie maintenant de changer ça, avec la médecine narrative etc… Mais je crois que la grande responsabilité, et la force politique de la psychanalyse, c’est de préserver l’espace de la subjectivité, qui est de plus en plus effacé dans le monde où nous vivons. Par exemple, dans cette école où je viens consulter, pour enfants à problèmes, la directrice me demande de faire un protocole que tout le monde puisse appliquer. Il ne s’agit pas de dire non, mais de savoir qu’on vous demande, sous le nom de protocole, un algorithme qui fonctionne mécaniquement, qui efface le transfert. Ce qu’on ne veut pas, c’est que vous jouiez votre rôle dans le rapport transférentiel. D’un côté, c’est la démocratie, c’est le bien pour tout le monde. Mais nous avons, avec la science, une situation pas très démocratique. J’ai dit oui, d’accord, on va voir. Alors cette femme, très intelligente, s’est rendu compte que des choses ne pouvaient passer que par la voie du transfert. À ce moment-là, j’ai pu réintroduire le transfert. Mais le mouvement actuel de notre monde, c’est l’effacement du transfert, comme celui de la séduction dont on a parlé avant. Tout doit fonctionner par les voies de l’algorithme.

V.C. : C’est le discours du maître, ce n’est pas nouveau, le maître veut que ça marche. Vous arrivez et vous dites oui, tout en faisant en sorte que ça ne marche pas trop bien. On veut un algorithme pour faire le bien de tous.

M.F. : C’est les bonnes intentions, c’est l’utilitarisme. Là, quand même, il faut un peu nuancer le discours du maître. Le maître d’avant le capitalisme acceptait, impliquait la notion de transfert, la fidélité, celle du paysan à son maître féodal, c’était prévu, l’inégalité, la ségrégation, prévoyait le transfert. Là, c’est le capitalisme qui a changé le discours du maître, qui l’a universalisé. C’est au moment où le capitalisme modifie la relation d’échange – j’ai besoin d’une marchandise et je te l’achète en t’en donnant une autre, dans le capitalisme, c’est l’inverse : j’ai de l’argent, je l’investis dans une entreprise pour produire des marchandises pour avoir de l’argent.

V.C. : Et il faut des gens pour acheter ces marchandises… C’est vrai qu’on ne peut pas retourner aux chasseurs-cueilleurs. À notre époque, le discours capitaliste, avec celui du maître, a fait le XXème siècle. Mais n’est-on pas en train de passer vers un autre discours, le désir d’un moins, qu’il faudrait lire aujourd’hui, dans cette peur terrible du lendemain, ce pessimisme dans lequel vivent tant de jeunes ? Comment le lisez-vous en Italie aujourd’hui avec le Covid ? Nous sommes en Suisse en train de nous préparer à faire à ces jeunes une offre de rencontrer un analyste.

M.F. : Oui, en effet, l’expérience du COVID a mis à découvert des choses qui existaient depuis toujours et qui se sont manifestées de façon éclatante. Vous savez que la Lombardie a été au début du Covid la région la plus dévastée en Europe. C’était la peste.

V.C. : Oui, on vous suivait horrifiés !

M.F. : C’était un moment terrible, qui a été l’effet de la politique sanitaire d’au moins vingt années : on découvre la nécessité d’une médecine territoriale qui a été détruite. Parce que Milan, c’est la médecine d’excellence : de toutes les régions d’Italie, on venait se soigner à Milan, mais il n’y a plus de santé territoriale. C’est pour ça que Milan et toute la Lombardie ont été détruites par le Covid. Chez les patients, on voit aussi plusieurs types de situation : il y avait les patients angoissés, qui ont vu leur angoisse amplifier, parce qu’ils n’avaient plus la possibilité de décharges, de canalisation qu’il y a habituellement dans la routine sociale, où on va décharger un peu son angoisse sur quelqu’un d’autre, quelqu’un à côté, sur des activités, de diverses façons. Et à ma surprisse, il y a eu des patients qui ont été heureux dans ce confinement, des patients qui étaient plutôt en difficulté avec le désir de l’autre. Ce n’était pas des hikokomori, mais des gens précautionneux par rapport au désir de l’autre, et qui désormais se sentaient justifiés. Ils avaient trouvé une bonne raison de l’être. Comme tous les analystes, j’ai fait des séances par des voies de non-contact, sur internet, par téléphone, et je vois maintenant des gens qui ne veulent pas revenir à des rapports en présence. Pour certains, qui vivent dans d’autre villes, c’est parce que c’est plus commode par skype. Mais d’autres, qui vivent à Milan, ils trouvent juste que la distance leur est plus favorable.

V.C. : (rire) « C’est moi qui décide de la distance que je vais mettre avec vous ! » Ce sera une question pour les analystes de revenir, après les séances zoom et les paiements par internet à quelque chose de cet échange dans le réel. Sans risque du virus, y a-t-il risque qu’il y ait de la psychanalyse ?

M.F. : Oui, j’écoutais en venant ici ce matin une émission radio qui parlait de la dette immunitaire. Comme nous avons porté les masques, nous n’avons pas été exposés à d’autres maladies. On peut prendre ça comme métaphore. Sur le plan psychologique aussi, c’est ce qu’on voit avec ces gens qui veulent continuer à distance. Comme s’ils avaient constitué une dette immunitaire par rapport au désir de l’autre et qu’ils voulaient garder une distance de sécurité.

V.C. : Il y a un métier à réinventer, ce qu’on fait déjà au un par un, mais là, c’est une chance unique de refaire circuler le désir, autrement.

M.F. : Tout à fait. Cette période nous a fait découvrir la communication à distance, par exemple nous aujourd’hui, ce qu’on n’aurait pas imaginé avant. Je vois que le vendredi, jour dédié à l’Institut à Milan – nous ouvrons en général, et pas seulement aux élèves, avant, on avait un public de trente à cinquante personnes, ce qui n’était pas si mal, maintenant, on a, par zoom, deux cents personnes, un public qu’on ne pourrait pas contenir dans notre salle. Quand on recommencera à se rencontrer en présence, il faudra continuer comme ça à côté, sinon on devrait prendre une salle qu’on n’a pas les moyens de payer. Ça va continuer… J’ai vu par exemple avec nos collègues sud-américains argentins, mexicains, etc… pour lesquels inviter quelqu’un d’Europe représentait un grand coût, que par zoom, c’est beaucoup plus facile. J’ai donné une conférence au Mexique – je ne suis jamais allé au Mexique (rire), j’ai vu qu’il y avait cinq mille trois cents présents ! (rire) C’est incroyable, vraiment ! ça a amplifié.

V.C. : Oui, mais on ne sait pas à qui on s’adresse ! C’est aussi ce que nous disait Ruzanna Hakobian, de la NLS, qui, à la suite des enseignement dispensés publiquement en anglais, recevait des demandes d’auditeurs d’un peu partout qui demandaient à faire une analyse par zoom. Je pense que des gens diront oui, et il faudra interroger ça.

M.F. : Oui, j’avais vu par exemple que dans le monde anglo-saxon, il y a des années déjà, des analystes faisaient des analyses par internet, ce qui était possible, au vu des distances énormes. Moi, j’avais commencé, avant le Covid, avec des Italiens qui vivent à l’étranger et qui voulaient faire une analyse dans leur langue, ce qui n’était possible que par internet. J’ai vu que parfois, en commençant des analyses par internet, lorsqu’on se rencontre en présence, à la faveur d’un voyage, la personne est un peu étonnée, un peu gênée aussi. Ce n’est pas la même chose de se retrouver dans l’espace réel.

V.C. : C’est la question de l’amour, comme pour les hikikomori. C’est possible mais ce n’est pas drôle !

M.F. : Je m’explique ça un peu comme la différence qu’il y a entre voir le Grand Canyon dans un western, à l’écran, les images sont formidables…. Mais quand vous allez aux USA, et que vous êtes là, sur place, vous avez une perception de l’espace qu’aucune image ne peut jamais vous transmettre. C’est l’étonnement de tous les voyageurs européens qui y vont. Il y a une immensité de l’espace que nous ne pouvez toucher que quand vous y êtes. C’est la présence qui vous donne une perception physique différente.

V.C. : Arrêtons-nous si vous voulez bien à ce Grand Canyon, qui illustre bien votre propos…. Merci à vous d’avoir accepté de faire cet entretien en français. On ne sait jamais ce qui se passe dans un entretien ! C’était un bonheur, merci de cette générosité!

M.F. : C’était un plaisir !

*Photo : Grand Canyon.