Est-ce que la culture produit le pacifisme? Conversation avec Gleb Napreenko

Conversation avec Gleb Napreenko, 11 mai 2022.

Violaine Clément : Cher Gleb Napreenko, merci d’avoir accepté cette petite conversation de présentation. J’ai suivi ta présentation d’Anna Karénine pour l’AMP. Ce qui m’a happée, à la fin de ton texte si vivant, c’était la présence de la pulsion de mort, évident chez Anna, mais visible aussi chez Vronski.

Gleb Napreenko : Tout à fait.

V.C. : Nous allons publier ton texte sur notre blog, né avec la psychanalyse, et je souhaiterais te demander de te présenter, et de nous dire quel lien on peut faire entre ce roman de Tolstoi et les événements actuels, avec ce qui se passe en Ukraine.

G.N. : Pourquoi Anna ? En fait, ce n’était pas mon idée, je reconnais que c’était — si je ne me trompe pas — Jacques-Alain Miller lui-même qui a eu l’idée que quelqu’un parle, entre autres personnages féminins, d’Anna Karénine. Personnellement, c’est Ève Miller-Rose qui m’a fait cette proposition par écrit, et j’ai dit oui. Parce qu’en fait, Anna Karénine m’intéresse beaucoup, pour des raisons personnelles : c’était un des personnages littéraires préférés de ma mère, donc un personnage qui ne m’était pas étranger. Concernant ce que tu dis, c’est très intéressant de retrouver la pulsion de mort dans tout le roman : il y a la scène principale, avec le cheval de Vronski : c’est la contingence, l’accident. Vronski tue ce cheval bien aimé par accident, par erreur, mais c’est quelque chose comme un pressentiment de ce qui va se passer entre lui et Anna. C’est comme une métaphore d’un meurtre, que Tolstoi répète quelques fois dans le roman à propos de Vronski.

Quant au lien avec l’actualité, ce à quoi j’ai pensé, c’est au pacifisme de Tolstoi, dont on trouve les germes dans la façon dont Tolstoi est sensible aux éléments hors-sens, — et pas seulement dans sa critique des semblants sociaux, ce qui a été souligné par Shklovski, остранение (mot russe), l’éloignement, quand nous trouvons que quelques rituels sociaux sont absolument artificiels. Chez Tolstoi, cet éloignement est très connoté avec son moralisme, et aussi avec ses idéaux. Bien sûr, c’est aussi une des origines de son pacifisme. Mais je pense que ce n’est pas la même chose que cette sensibilité aux éléments hors-sens, qui me semble plus intéressante, et qui n’est pas moraliste du tout. Par exemple, et c’est quelque chose dont on parle à l’école, chaque personnage a quelque chose, c’est très visible dans Guerre et paix, — chaque personnage a le trait corporel que Tolstoi souligne et qui n’a pas de sens clair.

V.C. : Comme les oreilles !

G.N. : Comme les oreilles d’Alexei, le mari d’Anna Karénine ! (rire) Dans Guerre et paix, c’est, par exemple, les petites mains d’Andrei Volkonski, ou les épaules nues d’Elene Kouragine.

V.C. : Ce sont des choses que vous apprenez à l’école, tout petits ?

G.N. : Ah oui, j’avais peut-être quatorze ans…

V.C. : C’est sensible, ton intérêt pour la littérature. J’ai vu que tu étais aussi critique d’art… Ce sont en effet des lieux de pacifisme, des lieux on peut se réfugier pendant ces périodes si compliquées. C’est ce que disent pas mal d’écrivains russes, aujourd’hui encore, qu’il faut revenir vers les poètes, les écrivains, les artistes, qui nous disent comment vivre.

G.N. : Tout à fait, c’est aussi l’idée de Freud dans « Pourquoi la guerre?», que la culture produit le pacifisme. Mai en fait, comme Eric Laurent a souligné pendant le GAV « La femme n’existe pas », Lacan n’a pas pensé la même chose que Freud à propos de la culture — il ne croyait pas que la culture nous protège de la guerre qui revient toujours…

V.C.: Mais pour ne pas te demander ce qui produit la guerre, tu dis que la psychanalyse est du côté de la culture ?

G.N. : La culture est le mot un peu problématique ici… Mais la psychanalyse est du côté du discours, oui !

V.C. : Pourrais-tu nous expliquer ce qui a permis ta rencontre avec la psychanalyse, pour que les lecteurs sachent qui est ce personnage qui a pris la parole pour nous donner accès à Anna Karénine en russe, à partir de ta langue, nous dire qui tu es ?

G.N. : Qui je suis ? (rire) Ah, bon… Question difficile, mais pour m’introduire moi-même, je peux dire que je suis un analyste praticien, devenu membre de la NLS cette année…

V.C. : Tu es notre tout jeune dernier venu. Bienvenue !

G.N. : (Rire) Oui ! Définitivement, je peux dire que je suis un analyste en formation, une formation qui continue toujours. J’ai eu une éducation universitaire en histoire des Beaux-Arts. La chose intéressante qu’on rencontre en psychanalyse, c’est qu’avant ce choix d’étudier l’histoire des Beaux-Arts, j’avais dix-huit ans, et j’ai eu une crise. Un des éléments de cette crise, pas le seul, était que j’étais entré au département de mathématiques.

V.C. : Ah oui ?

G.N. : Ah oui ! et j’avais beaucoup de questions sur les raisons pour lesquelles j’étais là, c’était parce que j’avais gagné quelques concours, à l’école.

V.C. : Tu es trop intelligent, ce n’est pas ta faute !

G.N. : Mais l’intelligence n’aide pas à résoudre la question du désir (rires). C’était vraiment la question du désir que j’ai racontée : mon désir était vraiment d’arrêter cette histoire, les mathématiques, c’est pourquoi j’ai fait ces études de l’histoire des Beaux-Arts, et après, j’ai compris que je voulais pratiquer la psychanalyse, j’ai arrêté mon travail de critique des Beaux-Arts. J’avais écrit quelques textes, comme critique, comme historien.

V.C. : Oui, j’ai vu, en anglais !

G.N. : Ah, tu as vu ?

V.C. : Oui, c’est intéressant, tu parles de post-soviétisme, et qu’on te dit que ce n’est pas intéressant, ce qui est post… L’histoire est une enquête sur le passé, sans laquelle il est difficile de prévoir un futur. C’est intéressant que tu sois passé par la mathématique. Tu connais bien les langues étrangères, l’anglais, le français. Pourquoi ?

G.N. : J’ai appris l’anglais à l’école, et pour le français, j’ai fréquenté un cours de langue spécial à Moscou, dans la bibliothèque de littérature étrangère. C’était déjà, en fait, en raison de mon intérêt pour la psychanalyse — bien que je ne me l’admette pas tout à fait à ce moment-là.

V.C. : Donc à dix-huit ans, tu découvres la psychanalyse en rencontrant un psychanalyste, pas par les textes.

G.N. : Oui! Mais en fait, j’ai lu Freud avant, un peu avant.

V.C. : En russe ?

G.N. : Oui, en russe ! (rire) C’était un peu bizarre, je ne sais pas si c’est important.

V.C. : C’est très intéressant, les petites histoires sont toujours très intéressantes !

G.N. : (rire) En fait, dans la maison de mes parents, j’avais un lit à deux niveaux. Les livres pour les enfants étaient en bas, et les livres pour les parents étaient en haut. Comme je dormais en haut, le livre le plus proche était Freud. Et j’ai lu quelques fragments de Freud quand j’avais dix ans, c’était vraiment tôt, mais pour moi, c’était une littérature un peu cachée, un peu obscène…

V.C. : Bien sûr, interdite !

G.N. : (rire) Oui, un peu… Je me souviens que j’ai lu les fragments de la Science des rêves de Freud. C’est là que j’ai trouvé l’idée du chiffrement que Freud essayait de trouver dans le rêve. C’est quelque chose que j’ai rencontré très tôt dans ma vie.

V.C. : C’est amusant, parce que Philippe Lacadée, qui est venu pour une journée ce week-end à Fribourg, m’a dit dimanche matin, au réveil : J’ai trouvé : on va faire une journée tous les deux ans, la prochaine sera sur algorithme et corps ! Il y avait aussi un artiste. Peut-être seras-tu avec nous pour la prochaine journée. Ton goût pour la mathématique te rapprochait de Lacan. Comme ce texte de Dossia Avdelidi (à paraître sur le blog de la NLS) qui parle des fractales en lien avec le symptôme. Peu de gens peuvent expliquer ce que sont les fractales… Peut-être toi ?

G.N. : Oui…

V.C. : On peut aussi faire cartel autour de ces questions, qui sont les intérêts de chacun. Es-tu content de faire partie de cette école ?

G.N. : Ah, oui ! Avant, je me demandais toujours si c’était ça, ma place. Maintenant, oui, je trouve, que c’est ça la chose que je veux faire dans ma vie. Parce qu’avant, quand j’écrivais quelque chose sur l’art, ce n’était pas sans valeur pour moi, mais j’avais toujours la question : est-ce que c’est ça ? Maintenant, je sais que c’est ça que je veux faire.

Et l’Ecole est quelque chose qui est important pour moi aussi comme Plus-un — comme quelque point d’extimité — par rapport à notre communauté analytique en Russie — quelque chose qui permet d’éviter l’isolement et la complaisance. Ce qui est très important dans le contexte de la tendance de la Russie à l’auto-isolement aujourd’hui !

Si tu me permets pour revenir sur Tolstoi et le pacifisme, ce que j’ai essayé de dire, c’est que ces éléments hors sens, connectés avec le corps, chez Tolstoi, c’est autre chose que ce que nous pouvons trouver chez Dostoïevski, par exemple, — le romans de Dostoïevski, qui n’était pas le pacifiste, c’est le monde des pensées, chaque personnage est une façon de penser spécifique. Mais chez Tolstoi, il y a le hors-sens corporel spécifique pour chaque personnage, qui lui donne cette possibilité de ne pas se laisser duper par les explications sur la violence. C’est ça qui me semble très important aujourd’hui, parce que la propagande de l’état russe essaie de construire des explications, du sens, qui va être l’alibi pour cette guerre, pour ces violences. En même temps, la propagande essaie aussi de couvrir le hors-sens. Par exemple, on ne peut pas voir à la télévision russe les images horribles relayées par les internautes. Non que je recommande ces images, mais c’est quelque chose qui marque des trous dans le sens. Chez Tolstoi, qui était moraliste, je peux dire obsessionnel dans son moralisme, ce qui est pour moi le plus intéressant, c’est cette sensibilité aux éléments qui ne sont pas explicables. Et une pareille sensibilité est importante aujourd’hui — comme toujours — pour la position de l’analyste.

V.C. : Ce qu’on pourrait appeler cet effort de poésie. C’est ça qui m’a frappée dans ce que tu as amené. Ce n’était pas si facile à faire ressortir. Pour aller encore ailleurs, ce qu’une conversation permet aussi, d’aller fractalement ailleurs, j’ai trouvé intéressant ce que j’ai trouvé sous ta plume, quand tu parles de la psychanalyse qui commence là où les paires acceptation/rejet ou incorporation/expulsion s’avèrent inadéquates. Tu écris aussi dans cet article des postulats contemporains : Vous dites ça parce que vous êtes ça, ou inversément : vous êtes ça parce que vous dites ça 1. Pourrais-tu en dire un peu plus, en direction des journées de l’ECF sur « Je suis ce que je dis » ?

G.N. : Absolument ! Ce texte qui a été écrit avant la guerre est très actuel, parce que cette situation d’aujourd’hui est le triomphe de cette logique d’expulsion/incorporation. Nous voyons maintenant que ça devient vraiment paranoïaque. Ce n’est pas seulement l’expulsion de l’ambivalence, de l’inconscient, mais maintenant, c’est vraiment une exclusion qui est devenue la forclusion.

V.C. : Cette lecture très fine que tu peux faire avec la psychanalyse, peux-tu la faire résonner chez toi ? Il y a beaucoup d’artistes, d’écrivains qui, en prenant la parole, se mettent en danger. Est-ce que c’est dangereux pour toi de prendre la parole ?

G.N. : … C’est la question. Chaque fois, c’est un choix. Bien sûr, il y a toujours un risque, mais j’ai essayé de n’être pas trop paranoïaque. J’espère, c’est peut-être mon erreur, qu’aucun policier ne va lire ce que je dis là, en français. Mais je ne participe pas actuellement aux manifestations anti-militaristes dans la rue, même si j’ai participé aux manifestations il y a longtemps.

V.C. : J’ai vu ! On voit d’anciennes images sur le web.

G.N. : Oui, chaque fois, c’est une décision. J’ai fait le choix de parler avec toi, parce que pour moi, il est important d’essayer de parler de cette situation, parce que vraiment, ce que nous voyons aujourd’hui, c’est que la parole est coupée, par exemple, par une césure. Aller dans les rues maintenant, c’est presque équivalent à donner ton corps à la police — malheureusement. Il n’y a pas pour moi de valeur qui soit assez précieuse pour …

V.C. : … pour donner ton corps à la police. J’espère bien ! Je préfère que tu me donnes une parole, plutôt que ton corps à la police.

 

Notes :

  1. Napreenko, Gleb. « It Takes Time », syg.ma.