La psychanalyse nous rend immortels

Conversation avec Jean-Louis Morizot, le 25 septembre 2022.

Violaine Clément : Merci d’avoir accepté cette conversation pour le blog de l’ASREEP-NLS. Nous vous connaissons bien, en Suisse, où vous êtes venu, et où beaucoup de nos membres se réjouissent d’en savoir plus sur vous qui êtes très secret, très discret…

Jean-Louis Morizot : Discret est peut-être plus le mot que secret…

V.C. : Voilà ! Si vous êtes d’accord, l’idée est de se prêter un peu au jeu de, de la …

JL.M. : Oui, au jeu de la vérité (rire) !

V.C. : (Rire) Oui ! Action vérité, c’est parti ! Quelqu’un avait dit, je crois que c’était Jacques Borie, ou non, plutôt Jacqueline Dhéret, avec son petit sourire piquant, que vous étiez le seul général de l’ECF. Vrai ou pas vrai ?

JL.M. : C’est presque vrai, mais il y en a un deuxième, qui est mon camarade Guy Briole, qui est aussi très présent dans l’ECF, qui a fait beaucoup pour la psychanalyse, tant quand il était chef de service au Val-de-Grâce que dans l’École de la Cause et de l’AMP. Nous sommes effectivement d’une époque où les militaires ont été séduits par le discours de Lacan. Je suis allé assister, quand j’étais encore jeune assistant en psychiatrie, à quelques séminaires de Lacan, les derniers séminaires de sa vie. Inutile de vous dire que je n’y comprenais rien (rire). Mais, comme vous savez, on n’y comprend rien, mais on sait qu’on est intéressé. On est pris par ce discours.

V.C. : Ça vous a parlé. Vous étiez à l’époque étudiant en psychiatrie. Et ça vous a tellement parlé que, si vous êtes devenu psychanalyste, c’est que vous avez fait une psychanalyse. La question qu’on se pose, et actuellement on parle beaucoup de transmission de la psychanalyse. Pour faire une psychanalyse, il faut avoir un problème dans sa vie. Qu’est-ce qui vous a décidé à faire une psychanalyse ? Ce n’était pas, rassurez-moi, l’idée de devenir psychanalyste ?

JL.M : Non. Il y a plusieurs choses : quand je dis que j’ai assisté à quelques séminaires de Lacan, c’était à une époque où ceux qui assistaient à ses séminaires étaient particulièrement antimilitaristes. C’était l’époque de la guerre du Viet Nam, des pétitions circulaient dénonçant l’action des Américains au Viet Nam, j’avais des camarades qui me connaissaient, qui savaient ce que je faisais, et qui plaisantaient, disant en m’amenant : Lacan a séduit les militaires, je les amène à son séminaire (rire). J’étais très mal à l’aise devant tous ces gens que je pensais très antimilitaristes, très gauchistes. C’était difficile de prendre ma place. Ça a été ça, mon problème personnel, de prendre ma place et de la défendre, avec plus ou moins de bonheur et de réussite. Ça a été plutôt mon symptôme, cette difficulté, à certains moments au moins, de prendre ma place dans le concert des autres, aussi bien les collègues que les relations.

V.C. : Vous avez cherché à défendre votre place en allant là où vous pensiez qu’on était antimilitariste. C’est intéressant ! Lacan drainait beaucoup, il draguait aussi les Jésuites !

JL.M : Les Jésuites, c’était avant ! Ils ont assisté à ses séminaires et ont été très séduits jusqu’à ce qu’il se mette à parler des « Noms du père », et non plus du Nom-du-Père, dans lequel ils entendaient évidemment le Père éternel.

V.C : Vous allez au séminaire en pensant que vous n’êtes pas le bienvenu, ça me parle beaucoup, ce que vous dites là, et je comprends donc mieux votre souci de discrétion. Si vous pensez que vous n’y avez pas votre place, il faut faire profil bas.

JL.M : Ben oui ! Il faut y aller petit à petit. Je suis allé là où le bât blessait. Je n’ai pas fui cette difficulté, mais je suis allé à sa rencontre. C’est une des caractéristiques de ma vie, je cherche à affronter la question, à me confronter à la question et à trouver une solution.

V.C. : Vous ne reculez pas.

JL.M. : Voilà, je n’ai pas reculé. Et d’autre part, après, c’est une affaire de longue durée. Ma psychanalyse, à Toulon, d’abord, avec un élève de Lacan, qui s’appelait Paul Matisse, comme le peintre. Il écrivait beaucoup à cette époque, il intervenait dans les séminaires de Lacan. Il a fait la passe, mais il n’a pas été admis à la passe, à l’époque. Et après, quand je suis parti travailler à Lyon, je suis parti du côté de Paris, avec Jacques-Alain Miller.

V.C. : Vous avez donc choisi des analystes clairement orientés dans cette école, dont vous faites toujours partie, des gens qui ne reculent pas non plus.

JL.M. : Voilà ! Et je dirais même qu’à cette époque, à l’époque de l’annonce de Lacan, j’avais été interpellé par les propos de Lacan dans les dernières années, par tout ce qu’il disait sur son École, et après son décès, sur les difficultés de la création de son École. Quand il a lancé son appel, j’avais répondu à Lacan, dans les Mille. C’était une lettre qui était passée dans le trou des courriers de cette époque-là, mais j’avais répondu à Lacan. Il avait fait un appel à ceux qui le suivaient encore, à ceux qui ne le considéraient pas comme un gaga. Certains considéraient en effet qu’il avait donné son mieux dans les années précédentes, et qu’ensuite, il disait des bêtises.

V.C. : Comme ce qu’on entend parfois au sujet de Jacques-Alain Miller. On entend des gens demander ce qu’il fait sur Twitter, alors que je trouve que c’est là qu’il est le plus fort. Il y fait entendre des choses, il fait résonner, comme un bâton dans la fourmilière. C’est quelque chose qu’il ne lâche jamais, pour moi, en tout cas. Donc vous venez à Lyon, mais pourquoi ? Pour quelqu’un qui ne prend pas de place, vous en prenez deux, à Lyon et à Toulon !

Bravo ! C’est ça, votre réponse ?

JL.M. : Dans la poursuite des affectations militaires, j’ai été affecté à Lyon comme chef du service de psychiatrie à l’Hôpital Desgenettes, où j’ai exercé ces fonctions pendant six ans, d’une façon très intéressante, parce que l’hôpital recevait aussi bien des militaires blessés pendant les opérations que la population civile du tout-venant de Lyon. C’était très intéressant. Et après, je me suis installé en libéral. Je connaissais du monde, des institutions, j’ai ouvert un cabinet en libéral, comme psychiatre orienté par la psychanalyse, psychanalyste. J’ai tout de suite eu beaucoup de monde.

V.C. : C’est plus facile quand même d’être psychiatre et psychanalyste que gynécologue et psychanalyste, même si un de nos collègues a fait les deux, ouvrant deux cabinets l’un en face de l’autre. Vous faites les deux dans le même cabinet !

JL.M. : Oui, mais la psychanalyse, ce n’est pas la psychiatrie. Il faut faire la différence. Je dis que c’est la psychanalyse qui oriente la pratique psychiatrique. Ce week-end dernier encore, à Antibes, où je travaillais avec des psychiatres comme psychanalyste, pour dire ce qu’apporte la psychanalyse à l’exercice de la psychiatrie. Vous voyez ? C’est très intéressant. Parce que si la psychiatrie se limite aux antidépresseurs et aux neuroleptiques, c’est sans intérêt, et à l’âge de quarante ans, on est à la retraite. Lacan nous demandait quel intérêt on prenait à notre pratique. Effectivement, on trouve de l’intérêt à notre pratique quand on est orienté par la psychanalyse.

V.C. : C’est comme ça que je vous ai choisi comme contrôleur, à votre façon de taper du poing sur la table, quand vous avez entendu une collègue qui présentait un enfant en disant qu’il faisait des bêtises. Vous vous êtes dressé et avez dit : Un enfant ne fait pas de bêtises, ça, c’est un discours d’adulte. Je me suis dit que ça changeait de ce blabla qui fait que tout le monde est d’accord avec ça, que l’enfant ferait des bêtises.

JL.M. : C’est un discours d’adulte, effectivement, qui est un discours convenu : on ne prend pas les enfants au sérieux. Les adultes, contemporains, mais pas seulement. Les enfants sont peut-être mieux traités aujourd’hui qu’ils ne l’ont été historiquement, parce qu’on estimait qu’ils n’avaient pas accès à la raison, que tout ce qu’ils disaient, tout ce qu’ils faisaient était nul et non advenu. Maintenant, il y a quand même un peu de respect de la personne des enfants, qu’ils soient de petits enfants, qui, bien évidemment, ne sont pas dans la logique des adultes, Mais chaque fois qu’on est surpris par la logique des autres, on a tendance à dire qu’il fait des bêtises.

V.C. : Oui ! ou de dire : c’est un enfant !

JL.M. : Oui, ou de dire : tu verras quand tu seras plus grand…

V.C. : Lacan lui-même disait, en réponse à Jacques-Alain Miller, je crois, qu’il avait cinq ans. Ça donne des lettres de noblesse au signifiant enfant. Mais surtout, ça l’éloigne du supposé devoir de le dresser, ou de le (re)mettre sur les rails. On entend bien que vous n’êtes pas prêt à remettre quiconque sur des rails.

JL.M. : Voilà ! Mais c’est intéressant, c’est la polémique de la psychanalyse avec les enfants. Est-ce que ça consiste à les éduquer, à leur apprendre des choses qu’ils ne connaissent pas, ou les enfants sont-ils des sujets comme les autres ? L’histoire a tranché, et la pédagogie n’est pas la psychanalyse. C’est vrai qu’il faut éduquer les enfants, mais ce n’est pas ça, la pratique psychanalytique. Il faut garder son âme d’enfant, c’est-à-dire accepter la surprise, se laisser bousculer dans les idées reçues par l’incongru, par ce qui est non prévisible.

V.C : C’était la première fois que j’entendais quelqu’un dire ça. Peut-être ai-je été sourde avant ça, parce qu’après, j’en ai entendu d’autres. Mais peut-être a-t-il fallu que vous le disiez avec ce ton-là, avec ce corps, avec cette puissance. Ça a fait un petit sursaut.

JL.M : Mais il faut éduquer les enfants de toute façon, il faut des maîtres, il faut qu’on leur dise comment il faut faire, qu’on leur montre des choses, qu’on leur apprenne les mathématiques, le français etc… Mais actuellement, il y a toute une pente où les adultes démissionnent, j’appelle ça comme ça. Si au nom de laisser la liberté à l’enfant, ce qui est un bon principe, une bonne idée, on les laisse tout faire, on n’apprend plus rien, avec la peur d’intervenir, la peur d’infléchir leur orientation. Mais non ! L’éducation, c’est absolument nécessaire, sinon, c’est le désert, et si on n’éduque pas les enfants, on les laisse dans l’angoisse la plus grande, qui est celle d’un monde sans repère. Il faut apprendre les repères du monde. Après, ils en font ce qu’ils veulent. C’est-à-dire que si on veut dresser ses enfants pour qu’ils soient comme vous, ça va mal se passer. L’éducation à la Schreber, ça finit très mal ! Actuellement, il y a beaucoup d’enfants, d’adolescents, qui n’ont pas appris les règles de la vie, on parle d’ensauvagement de la société. L’école, ça sert à ça.

V.C. : Ce sont de pauvres enfants, parce que ce n’est pas leur faute, dès lors, c’est la nôtre. Cet académicien qui reproche le manque d’instruction, je trouve ça méprisant, parce que l’instruction dépend aussi de nous. C’est aussi ce que je pense des psychanalystes qui se plaignent de la haine que suscite la psychanalyse. Est-ce que nous savons donner envie, faire savoir que c’est joyeux, que c’est intéressant ?

JL.M. : C’est important, ça ! On se plaint que la psychanalyse est mal reçue dans la société. Quel rôle y avons-nous joué ? On constate : pendant des années, soit nous avons été les passeurs de la vérité, pensant que tous les autres étaient dans l’erreur, soit nous avons répété comme des perroquets, mécaniquement, les mêmes idées sans rien inventer. Rien ! Et ça, c’est puissamment répulsif (rire) !

V.C. : C’est d’un ennui mortel ! Et l’ennui en latin vient de in odium, en haine, ça rend haineux. Vous avez l’idée d’un savoir joyeux. J’aime bien ce que vous dites, que sans la psychanalyse, on peut prendre sa retraite à quarante ans. Quand j’ai vu pleurer Roger Federer, il n’a pas l’air très content de devoir la prendre, sa retraite… Mais le corps empêche. Est-ce que la psychanalyse a été importante, pour vous, aussi quant au corps ?

JL.M. : Oui, bien sûr ! Pendant très longtemps, et on en vit encore … La psychanalyse nous rend immortels(rire) ! Ça nous rend immortels jusqu’à la fin ! Ce qui est la seule façon de vivre, c’est de ne pas s’en occuper, de faire ce qu’on a à faire, faire son travail. C’est ce que je dis à mes copains qui me demandent quand je vais prendre ma retraite : le travail, c’est la santé !

V.C. : Oui ! Moi, je dis que je suis à la retraite, et c’est génial, je fais ce que je veux ! Lacan n’a jamais arrêté.

JL.M. : Il n’y a jamais de retraite de la psychanalyse.

V.C. : Prendre sa retraite… Un petit enfant qui joue dit qu’il veut devenir pompier, maîtresse, aucun ne dit qu’il veut devenir psychanalyste ! Ces temps, on parle beaucoup de la passe. Mais alors, comment devient-on psychanalyste ?

JL.M : Il faut dire d’abord que d’aller voir un psychanalyste ne mène pas forcément à devenir psychanalyste. Il y a des tas de métiers, complètement extérieurs au champ médico-social, qui ne deviennent jamais psychanalystes. C’est intéressant quand même, parce que quand on est enseignant, éducateur, avocat ou médecin, on exerce son propre métier différemment. Et ça me paraît très important. On remet son métier sur les rails du désir, chez soi et chez les autres. Ça me paraît décisif. Après, comment on devient psychanalyste, c’est la contingence. Si vous avez, vous, envie de devenir psychanalyste, pff… voilà ! C’est comme les choix amoureux, je ne peux pas vous l’expliquer, comme je ne peux pas expliquer pourquoi j’ai épousé telle femme, et pas telle autre.

V.C. : En fait, c’est une sorte de ratage. Parce que si on a vraiment réussi son analyse, pourquoi devient-on psychanalyste ? C’est ce que mon prof de latin à l’Université nous disait, il était génial, il venait de Bari en Ferrari jusqu’à Fribourg … Spécialiste de Properce, qui l’a accompagné durant toute sa vie, il nous a fait une conférence sur Faut-il tuer Cynthia ? Il répondait ainsi à ceux qui ne voulaient pas savoir que Cynthia n’existait pas, que c’était un topos, qui permettait à Properce de se plaindre de Cynthia. Il nous disait qu’il pensait à ses élèves, rentrant chez eux le soir après l’exercice de leur métier, quel qu’il soit, avocats ou paysans, et retrouvant leur recueil de poèmes et passant un peu de temps en la compagnie des auteurs anciens qui, longtemps avant eux, ont eu à remplir la lourde tâche d’être un homme. Ce n’est pas si facile d’être un homme !

La psychanalyse, chez vous, n’empêche pas la vie, et ça se voit !

JL.M. : C’est un parallèle intéressant, parce que la psychanalyse, ça rend vivant. Quand on fait des conférences, quand on parle aux autres, ils s’en aperçoivent très vite. C’est l’effet du transfert. Ou alors, ça endort, et on se dit vivement que ce soit fini, ou bien vous transmettez votre passion, quelque chose qui vous tient, qui vous mobilise. Ça intéresse tout le monde, ça concerne tout le monde-

V.C. : Même Poutine, qui se sert du vocabulaire de la psychanalyse en traitant son ennemi d’hystérique. Aujourd’hui, dans cette époque de malaise entre une fin du monde prochaine, et une guerre si proche, vous avez quelque chose à en dire, est-ce que ça vous occupe, comme psychanalyste ?

JL.M. : Mais, oui, bien sûr, c’est une actualité qui est potentiellement préoccupante. Si on se met à toucher aux bombes atomiques, on est tous très mal. Donc il y a une certaine inquiétude qui gagne l’ensemble des populations. Ça ne peut pas se passer autrement. En ce qui me concerne, j’ai cherché à me documenter. À savoir qui est Poutine, qui est ce gars-là, à savoir d’où il sort, qu’est-ce qu’il a fait. Et d’autre part, l’Ukraine, quelle est l’histoire de l’Ukraine. J’écoutais hier soir Hélène Carrère d’Encausse, une grande spécialiste française de la Russie. Elle disait quand même que l’Ukraine est le cœur de la Russie. Ça fait très longtemps que l’Ukraine est russe. Elle a été intégrée depuis Pierre le Grand à la Russie, pas à l’URSS, avec Staline, et l’Ukraine, peu ou prou, est le cœur de la Russie, qui se trouve donc confrontée à une guerre qu’elle compare à la guerre de sécession aux États-Unis, et donc la Russie ne peut pas laisser faire ça, je pense qu’elle ne laissera jamais l’Ukraine devenir indépendante. Et ça il ne peut pas laisser faire. S’il a pris le pouvoir, c’est pour avoir une certaine autorité, suite à la période Eltsine, où, à la fin, Eltsine était complètement à côté, ivre mort du matin au soir, c’est la période où il y a eu un lâcher d’autorité considérable, à la fin de l’URSS. À la fin, les oligarques ont pillé le pays en s’appropriant ses richesses, et c’est dans ce contexte-là que Poutine est arrivé, pour remettre le pays « en ordre ». Là, on est dans un jeu de poker menteur, lui ne veut pas céder, les Américains poursuivent dans leur veine, qui est d’emmerder les Russes, en livrant des armes, de façon importante.

Quand la guerre a éclaté, tout le monde se disait que la puissance soviétique, la puissance russe est telle qu’ils vont écraser l’Ukraine en très peu de temps. Or, c’est exactement l’inverse qui se passe. Là, il y a quelque chose qui est très surprenant pour tout le monde, que les Russes n’y arrivent pas, et que les Ukrainiens résistent à ce point-là. Or, il y a une idée qui ressort quand même, depuis très longtemps, et ça, c’est l’expérience de la seconde guerre mondiale de Staline, quand l’URSS a été envahie par Hitler. Les armées allemandes sont arrivées à Noël 1941 quasiment jusqu’à Moscou, sans rencontrer d’opposition vraiment importante. Et Staline a pris des mesures drastiques, en faisant fusiller ses officiers, ses généraux, tout le monde, tous ceux qui refusaient d’obéir, qui n’obéissaient pas à ses ordres d’attaquer. Il y a donc une tradition sanglante, chez les Russes, il y a un mépris total du soldat et des humains. Ils ont gagné par des masses humaines qui ont déferlé, submergé complètement les Allemands, avec des pertes considérables. Ils l’ont payé d’un prix extrêmement fort. Ils ont gagné, au prix de pertes humaines considérables. On retrouve un peu cette idée-là, en Ukraine, où ils sont englués, ils ont encore des pertes très importantes, mais sans résultats. Poutine commence à exercer une autorité très répressive, pour avoir des résultats. C’est un peu compliqué. Je saisis quelques tendances, quelques vecteurs qui me paraissent opérants dans ce théâtre, mais je n’ai pas la clé.

V.C. : Ah, si quelqu’un avait la clé, ce serait bien qu’il se fasse connaître.

JL.M. : Je crois que personne ne l’a.

V.C. : Je me permettrai peut-être de vous relancer, pour le cartel que nous faisons, vers le prochain congrès de la NLS qui a pour titre Le malaise dans la clinique et dans la civilisation. Dans ce cartel, nous travaillons avec des psychanalystes, Belges, un Russe et une Ukrainienne. Chacun de ceux qui y participent y vient de sa position. Je suis venue à la section clinique de Lyon à partir du debriefing, auquel je m’étais formée avec des collègues parce que nous recevions à l’école des jeunes du Kosovo. Ils ne pouvaient pas apprendre le français, et les collègues psychologues disaient qu’on devrait les envoyer lorsqu’ils sauraient un peu parler… Or ce n’était pas possible pour ces enfants d’entrer dans cette nouvelle maison qu’est une autre langue. C’est à cette époque que j’avais entendu Jacques Borie parler du traumatisme. Sa manière de faire entendre la clinique du un par un, sans reculer devant la complexité, c’était nouveau pour moi. J’aime bien que vous ayez dit votre position, qui n’est pas forcément celle de tout le monde. Expliquer, compliquer, c’est de la même étymologie… ça va aussi avec l’idée de prendre sa place. Dans notre champ, ou plutôt chez les psychologues et les psychiatres, on aurait l’idée de ne pas prendre trop position, peut-être parce qu’on considère qu’il faut se méfier de l’autre qu’on considère comme fou. Mais le premier fou auquel on ait à faire est bien en nous, et c’est de lui qu’il faut se tenir un peu à distance. Et ça, vous le faites, de manière très différente des autres. C’est donc plus compliqué de suivre le troupeau. C’est peut-être ça, votre truc, deux places, une à Lyon, autre à Toulon… Vous diviser.

JL.M : Ce sont les hasards de la vie, ça, mais que j’ai saisis, effectivement. Dans la vie, il y a des opportunités qui nous sollicitent, et il y a ce qu’on décide. Chacun fait comme il veut. Mais en général, saisir les opportunités, c’est plutôt porteur.

V.C. : Oui ! Dire oui à la contingence ! C’est ce que j’aime bien dans l’équivoque du Nom du Père. Le père. Le Père dit un non dans lequel on entend : mais oui, vas-y !

JL.M : Oui, exactement ! C’est ce qu’a souligné Lacan. Mais c’est un reproche qu’on a fait aux psychanalystes, même aux Lacaniens, d’être très normatifs. Le Père, c’était celui qui a la loi, on ne peut pas se passer de la loi. On a dit que le père était punitif. Oui, mais c’est aussi celui qui permet le désir. En créant un peu de manque, il y a une place pour le désir. Sinon, il n’y en a pas, vous êtes tous des petits soldats qui marchez au pas. Taisez-vous !

V.C. : La grosse question aujourd’hui, avec l’époque #metoo, sur laquelle j’aimerais aussi vous entendre, c’est celle des virilités. Ce n’est pas simple aujourd’hui pour un homme de prendre sa place. Si une femme a beaucoup de liberté avec le signifiant, et vous m’avez d’ailleurs beaucoup soutenue de ce côté-là, en m’autorisant à faire ce que, de toutes manières, il aurait été difficile de m’interdire, est-ce que pour un homme, ce n’est pas plus compliqué ?

JL.M. : Vous savez, j’avais remarqué, quand j’avais vingt ans, c’était l’époque où le cinéma, américain en particulier, montrait les messieurs tous en complets vestons, tous sombres !

Il y a plusieurs choses. D’abord, il y a une espèce d’effet social qui donne toutes les libertés aux femmes – sous-entendu, elles sont folles – et par opposition à ça, les hommes sont priés d’incarner la norme. Alors ça, incarner la norme, tous pareils, non ! Mais il y a quelque chose effectivement, qui est le rapport au phallus, qui fait que les hommes en sont investis. Investis, ça ne veut pas dire propriétaires, il ne s’agit pas d’être machos. Être macho, c’est hors-jeu. Il y a quand même une position à assumer, qui est celle de répondre à une femme.

V.C. : De répondre Présent mon général !

JL.M. : Voilà : vous discutez, vous faites ce que vous voulez, vous racontez des histoires, n’importe quoi, mais face à une femme, être présent ! Pas reculer, pas se débiner.

Parce qu’on voit beaucoup d’hommes qui cèdent tout et les femmes, ça les rend complètement folles. S’il n’y a pas un homme qui leur réponde, elles sont complètement folles, complètement désaxées.

V.C. : Exactement !

JL.M : Parce que les femmes sans les hommes, on ne voit pas où elles vont, ce qu’elles vont faire.

V.C. : Et les hommes sans les femmes, non plus !

JL.M. : Exactement !

V.C. : À l’époque les femmes se plaignaient, chez Euripide, de devoir en passer par les hommes pour faire des enfants. Aujourd’hui, elles savent qu’elles peuvent les faire toutes seules, mais elles se plaignent qu’elles doivent les faire toutes seules, et qu’un homme, ça puisse être un enfant de plus. Je trouve que vous dites très joliment que l’homme est investi de ce phallus, qui l’encombre, C’est un encombrant ! C’est aussi ce que disait Lacan en parlant des hommes qui vont en bandes, parce que sinon, ça débande… Avoir tous le même costume, c’est une façon d’aller en bande.

JL.M : Oui, mais ce n’est pas la meilleure qui soit si on veut draguer (rire) !

V.C. : Alors comment faire si on veut draguer ? Vous avez un mode d’emploi ?

JL.M. : En général, ça se passe de un à un. C’est une rencontre, vous saisissez quelque chose… Il y a là quelque chose de très important, là, et les jeunes en sont à ça. J’entends ça assez souvent chez les jeunes qui viennent me parler de leur vie sentimentale. Rencontrer quelqu’un qui vous plait, ça veut dire que dans un moment x de la vie, vous vous rencontrez à un moment où vous êtes touché. Il y a quelque chose qui vous touche, et vous sentez que là, il y a un point de faiblesse. Et ce point de faiblesse, vous le ressentez justement au moment où vous auriez besoin du maximum de vos moyens, de passer pour un superman, vous perdez vos moyens (rire). On devient bête à ce moment. Lacan avait une excellente formule, que j’appellerais la formule du dragueur. Au moment où vous êtes saisi par le fait que l’autre en face vous crée un émoi, il faut supposer, faire l’hypothèse que si vous êtes séduit par l’autre, l’autre est aussi séduit par vous. (Oui) Autrement dit, la situation devient réciproque, et vous n’êtes plus le petit garçon qui s’adresse à la dame, mais vous êtes dans une situation paritaire. Et vous savez très bien que c’est comme ça que ça se passe : quand on est séduit par quelqu’un, on dit des bêtises, on dit n’importe quoi. Si l’autre est séduit, ça marche, sinon, ça ne marche pas, c’est fini. C’est la contingence.

V.C. : C’est très joli. On pourrait s’arrêter là, mais quand vous parlez de toucher, je pense à ce texte ravissant de Daniel Pasqualin qui parle du tact du camion. Dans ce numéro 120 de Quarto, intitulé L’a-neutralité de l’analyste, qui intéresse la Suissesse que je suis sur la question de la neutralité et de l’a-neutralité il parle du choc sur le corps d’une interprétation, comme d’un accident de camion. Il dit de la neutralité, « je la vois à l’œuvre dans le silence de la pulsion de mort. » Et aussi, de l’interprétation, il faut qu’elle réson comme un trauma, qu’elle percute comme un camion.» (p. 78) Ce qui m’a fait vous choisir a été quelque chose de ça, quelque chose qui, paradoxalement, peut faire peur. Quand le psychanalyste l’ouvre, ou qu’il ne l’ouvre pas, lorsqu’il se tait là où on attendrait de lui une caresse, il y a quelque chose qui touche, quelque chose de traumatique.

J.L.M. : Oui, vous avez tout à fait réson !