L’art, une riposte au scandale du réel

Conversation avec Franz Maillard, alias Franz Huguet, le 20 février à Fribourg, à la Galerie Trait Noir.

 

Violaine Clément : Cher Franz, né François !

François Maillard : Chère Violaine ! Oui, je suis né François, François de Sales…

V.C. : On se connaît depuis longtemps…

F.M. : Oui, sans se connaître en fait.

V.C. : Oui, comme dans les petites villes où on connaît tout le monde, et on salue tout le monde, par peur de passer pour celui qui ne veut pas saluer.

F.M. : (rire) mais quand même, on se connaît plus que ça.

V.C. : J’ai envie de cette conversation avec toi pour deux raisons : pour ta manière de gérer cet espace, et aussi pour ton travail artistique, celui que je connais, cette dernière période. On peut commencer par ça ? Tu pourrais nous dire d’où t’est venu ce goût pour la céramique, qui n’est pas ton premier choix dans ton travail artistique ?

F.M. : Non, en effet. Ça vient de mon enseignement, parce que j’ai enseigné pendant des années dans des classes les arts visuels, la créativité par l’informatique, le dessin technique et les ACM (activités créatrices manuelles). Dans les classes d’ACM, je faisais pas mal de céramique. C’est sensible, tactile, ils aiment assez cela, sauf les filles qui se sont fait les ongles… (rire) Il y a quelque chose qui les touche, et ils en ont fait quand ils étaient petits, alors ils sont presque en territoire connu. J’en ai donc fait assez souvent avec les normaliennes, les futures maîtresses d’école enfantine, et j’ai repris ça au gymnase et au cycle d’orientation, dans ma dernière période d’enseignement. À l’École Normale 2, j’avais eu l’idée de faire des faux vrais.

V.C. : Des faux vrais, des fakes ?

F.M. : Oui, pas des vrais faux. Je commençais avec ça. Avec cette distinction entre le faux vrai et le vrai faux, parce que ce n’est pas la même chose.

V.C. : Tu expliquais ça comment ?

F.M. : Si je contrefais un billet de 100 francs, c’est un vrai faux, parce que j’ai envie qu’il passe pour un vrai, et qu’il puisse correspondre à la somme de 100 francs. Si j’essaie de faire ça, c’est illégal. Si j’essaie de faire un faux Picasso, c’est la même chose. Ce que je peux faire par contre, c’est signer : Franz Maillard, à la manière de Picasso. Ce serait déjà un faux vrai. Ou une copie. Je leur ai proposé de faire un menu complet en céramique, en faux vrai : les ingrédients dans les assiettes, les couverts, les faux steaks, tout ça en céramique.

V.C. : Ça fait penser à cette table exposée au musée, par cet artiste, comment s’appelle-t-il ? Spoerri ?

F.M. : Oui, Spoerri. Lui, c’était carrément des choses… c’était des ready-made.

V.C. : La différence avec les ready-made, c’est quoi ?

F.M. : C’est-à-dire que les élèves faisaient de faux steaks en céramique. Ils fabriquaient de fausses frites, etc, L’idée, c’est qu’à une certaine distance, ça puisse paraître vrai. Là, si tu veux, on est dans le trompe-l’œil. C’est un jeu, mais c’est l’histoire du faux vrai. Le ready-made, par contre, c’est un objet déjà fini, et que certains artistes (Duchamp le premier) utilisent tels quels, mais dans un contexte différent, avec un statut particulier.

V.C. : D’accord ! Cette idée t’est venue en travaillant avec les élèves ou parce que tu avais vu d’autre choses ?

F.M. : Oui, je te parlais tout à l’heure de coupes de fruits fake sur les tables de salon des gens qui ont des coupes en forme de poire, en verre, en pierre… Il y a plein de décorations, en fait, ce sont de fausses fleurs fantastiques : ça peut être ça le point de départ. Mais il y a aussi l’idée du trompe-l’œil qui m’intéressait déjà en peinture.

V.C. : Et du décor ? Parce que le décor, ce n’est pas rien.

F.M. : Oui, le décor, c’est ça. À partir d’un certain moment, XIXe-XXe siècle, on faisait des fausses colonnes, des décors en marbre à l’économie.

V.C. : Il y a donc aussi le rapport au coût de l’objet ? Parce que quand tu travailles avec des élèves, ça ne doit pas coûter cher, alors tu leur montres qu’on peut devenir un artiste à partir de pas grand-chose ?

F.M. : Il y avait de ça. Il y avait aussi le fait qu’on arrive vite à un résultat si on cible bien l’objectif. Parce que si on fait une orange, techniquement, ce n’est pas difficile en terre. Mais si tu veux vraiment aller plus loin, tu lui fais un petit mouchetage, et la pelure semble être une vraie pelure. Donc il y a la facilité d’un côté, et un soin porté à l’objet ensuite. J’avais fait ça il y a trente ans. Et puis j’ai repris cette idée quand je suis arrivé au cycle (en France, le collège) ; là, j’ai commencé avec de faux fruits. Mais je me suis vite orienté vers autre chose. Je me suis dit qu’il fallait prendre des objets de leur quotidien, de leur univers. Alors, j’ai pensé au Red Bull. Je leur ai proposé de faire une fausse canette de Red Bull, en terre.

V.C. : Ce n’est pas si simple parce que justement, elle est lisse.

F.M. : Non seulement elle est lisse, mais elle est creuse. Je leur demandais comment ils s’y prendraient pour faire une canette, et ils me disaient : on coupe le truc, on fait le machin, et puis on vide. C’est une solution, mais on risque de déformer l’objet et il y a bien plus simple. Alors je leur ai donné un processus, step by step, avec des plaques d’argile qu’on enroule, ou qu’on découpe avec un emporte-pièce. On peut même utiliser la canette pour faire l’empreinte, pour en faire aussi le dessous. C’est simplement un rectangle enroulé, un cylindre.

V.C. : Tu les obliges à apprendre à voir.

F.M. : Oui, et à comprendre le passage de la 2 D à la 3 D. J’avais une démarche qui permettait à chaque élève de la classe d’y arriver, en décomposant le travail. Quand ils avaient fait une partie, ils revenaient vers moi, jusqu’au bout. Ça, c’est la partie dictée, la pure restitution. Puis, je leur proposais de faire avec leur canette ce qu’ils voulaient, de la déformer, de l’écraser.

V.C. : Ça leur a plu, ça ?

F.M. : Ça leur a plu. Mais je leur ai dit que comme on allait peindre cette canette de manière réaliste, ceux qui allaient faire beaucoup de plis allaient devoir peindre plusieurs faces.

V.C. : Cela compliquait la chose : c’est ça, le pli, un pli, c’est simple, plusieurs plis, c’est compliqué.

F.M. : C’est ça ! Certains ont quand même eu le culot de faire des trucs ramassés. Je leur disais qu’il suffisait d’un simple pli, qui rendait la canette déjà usagée. Après, elles étaient tout ouvertes. L’objet devait par contre être lisse, ripoliné, pour que ça ait l’air d’être de l’aluminium. Et l’étape finale, c’était la couleur. Je leur demandais alors d’inventer un nouveau nom : ce qui était Red Bull devenait Raid dingue, pour que ce ne soit pas trop axé sur la marque. C’était aussi un clin d’œil à la marque. Parce que le problème, avec la marque, c’était aussi que je leur disais que ce n’était pas sain d’en boire trop, pour éviter que la direction et les parents ne s’inquiètent.

V.C. : Les professeurs ne peuvent pas s’empêcher d’avertir. On nous a demandé de faire ça.

F.M. : C’est aussi pour ça que je le faisais.

V.C. : Il y avait un peu de provocation ! (Oui !) Même la petite remarque, tu la faisais en riant. C’était un pas de côté.

F.M. : Oui, le pas de côté, la petite feinte, le clin d’œil. En plus, ça me dédouanait. Je l’avais même écrit sur une feuille, affichée contre l’armoire, au cas où la direction, ou les parents, m’en ferait la remarque.

V.C. : Peu de gens se rendent compte de la pression que se met l’enseignant. On a souvent tort d’obéir à cette pression qui est souvent dans nos têtes.

F.M. : On s’auto-censure. On se limite, pour éviter les problèmes.

V.C. : Alors que chaque problème est une chance, une occasion de changer quelque chose à l’école, de la rendre plus vivante, plus intéressante. J’ai remarqué que souvent, avec Nicole Prin, ma collègue qui enseignait les arts visuels, ça pouvait coûter cher, de sortir des clous.

F.M. : C’est un fait que c’est nouveau. Ce n’est pas décoratif : il s’agit d’un jeu avec un objet qui a l’air vrai de loin, et qui, parfois, même de près, est bluffant. Il y a des élèves très doués qui y arrivaient très bien. Je leur donnais aussi la recette de la couleur, 10 % de ceci, 10 % de cela… Après ils devaient refaire la peinture, le logo, l’écriture, le code-barre. Ça donnait des résultats.

V.C. : Tu étais content de ce qu’ils faisaient…

F.M. : Il paraît qu’ils ont adoré ça. C’est un collègue qui me l’a dit. Et je les ai exposés.

V.C. : C’est un collègue qui te l’a dit ? Parce qu’à lui ils l’avaient dit, pas à toi.

F.M. : Ils ne me l’ont pas dit directement, mais j’ai vu qu’ils crochaient.

V.C. : C’est comme ça qu’on sait.

F.M. : Et puis, quand on les a terminées, après l’évaluation, ils les avaient tous sur leur bureau, à la leçon suivante. Je crois qu’ils essayaient de choquer le prof du cours suivant. Et ça marchait. Le prof leur disait : Rangez-moi ces canettes ! Ils ont tous tenu à les récupérer. Personne n’a laissé son travail à l’école.

V.C. : C’est aussi un sacré challenge, lorsqu’on les voit jeter à la fin de l’année toutes leurs productions à la poubelle. Comme du litter, du déchet. Lacan a écrit un texte intitulé « Lituraterre », et parlait de poubellication.

F.M. : L’année suivante, je leur ai proposé la même chose, mais ils pouvaient choisir la marque. Il y a plein de marques, du jus de fruit etc. Certains.es, très minutieux.ses, ont fait de vrais petits bijoux. C’est un grand travail. Ça prenait la moitié d’un semestre, ou peut-être un tiers.

V.C. : Ce temps n’était pas du temps perdu. Ils apprennent aussi à travers ça le prix du désir.

F.M. : Je me demande parfois comment ils ont pris ça. Mais je crois que la plupart ont gardé cet objet. Je pense aussi qu’ils ont senti qu’il y avait un challenge, qu’ils avaient réussi quelque chose.

V.C. : Tu as transmis quelque chose.

F.M. : Oui, mais quoi, je ne sais pas.

V.C. : Et donc tu reviens, à la retraite, à ce projet.

F.M. : Oui, je reviens à la céramique à la pré-retraite, sous le nom de Franz Huguet.

V.C. : D’où vient ce nom ?

F.M. : Ah, c’est une trop longue histoire ! Huguet, pour faire court, était une personne de ma connaissance que tout le monde brimait.

V.C. : Alors tu as pris son nom ?

F.M. : J’ai pris le nom de ce pauvre diable.

V.C. : Et c’est beau : tu lui as donné ainsi un nom d’artiste.

F.M. : Quelque part, oui ! J’ai quand même gardé Franz

V.C. : J’aime beaucoup cette idée. Un pseudonyme dit quelque chose de celui qui s’en affuble.

F.M. : Je n’ai jamais pensé comme ça au pourquoi de ce Huguet. Il était moqué ce gars-là, tu vois !

V.C. : Bien sûr, mais il te touchait.

F.M. : Oui, tous les élèves qui étaient… me faisaient mal au cœur. Même quand j’étais premier de classe en primaire. Il y avait toujours des fils de paysans qui se faisaient rosser, sauf moi, qui étais le fils de l’inspecteur. Donc j’avais vraiment pitié des camarades.

V.C. : Tu te souviens qu’on appelait le maître le roille-gosse !

F.M. : Oui, le régent. Ah ce mot ! Je n’ai jamais appelé ça instit, mon instit. Je disais : le régent. Ce mot de régent veut dire quelque chose.

V.C. : Oui, il remplace le roi. On a grandi tous les deux un peu dans le même monde. (quasiment dans le même monde !) Et dans ta famille, il y a plusieurs artistes. Dont toi.

F.M. : Voilà : et j’ai repris des cours de céramique avec mon amie de l’époque, Mireille. J’étais un en dépression, je n’allais pas bien, alors ces cours de céramique, c’est la seule chose que j’ai réussi à faire d’artistique à ce moment-là, avec elle dans un atelier à Rueyres-Saint-Laurent, chez une artiste qui a d’ailleurs exposé ici. Tu as acheté quelque chose d’elle, n’est-ce pas ? J’ai recommencé à faire une canette, et puis deux, et puis j’ai commencé à faire des objets usuels. Petit à petit, j’ai fait une sorte d’abécédaire d’objets.

V.C. : On retrouve avec cet abécédaire le fils du régent (prononcé avec l’accent local, très chantant). Le nom de ces objets compte pour toi ? Tu nommes chaque objet ?

F.M. : Non ! Quand je dis abécédaire, c’est au sens figuré. C’est la panoplie de tous les objets qui me touchent et évidemment beaucoup d’objets qui me renvoient à mon enfance. J’ai fait un voyage en Israël en 1981, juste au moment où la frontière Sinaï-Égypte était de nouveau ouverte, après les accords entre Sadate et Menahem Begin. J’avais fait un voyage avec un copain. Nous nous étions arrêtés dans ce qui n’était peut-être pas encore connu comme la bande de Gaza. Nous prenions des bus, avec lesquels nous pouvions parcourir tout le territoire, qui n’était pas très grand. Et je me souviens que nous nous étions arrêtés une fois, peut-être parce que nous devions changer de bus, dans le désert. Il y avait une cabine d’arrêt de bus, et puis aussi ces canettes dans le sable. Je les ai regardées, et j’ai retrouvé la photo – je n’avais pas photographié la canette, mais l’arrêt de bus. Cette canette, je m’en souviens comme d’une sorte de hapax.

V.C. : Comme si elle te faisait signe ? Cela me fait penser à ce passage génial chez Lacan où c’est une boîte de sardines. Il se fait moquer par ses copains pêcheurs qui, le voyant regarder la boîte de sardines qui flottait sur la mer, lui disent en riant : « Tu vois cette boîte ? Eh bien, elle, elle ne te voit pas 1». Sauf que ça ne faisait pas rire Lacan, qui était regardé, concerné par cet objet. Toi aussi, cette canette te regarde…

F.M. : Oui, c’était comme un personnage abandonné. C’était le symbole de ce sentiment que j’avais, l’abandon. Je ne sais pas pourquoi j’ai pensé à ça. C’était le désert, elle était abandonnée là (un déchet) mais qui l’avait laissée là ? C’était toute une histoire, l’histoire de l’objet. Un objet qui attendait quelqu’un.

V.C. : Il n’y a pas d’objet s’il n’y a pas quelqu’un.

F.M. : Exactement ! L’objet est toujours là pour quelqu’un. Finalement, cette image m’est toujours restée en tête, l’idée de la chose abandonnée. Mais ça pouvait se traduire par autre chose, un personnage seul dans un paysage, que j’ai pu peindre… C’était toujours moi, d’ailleurs, dans ce paysage.

V.C. : Et bien sûr, ces objets, c’est toujours toi.

F.M. : Bien sûr : des autoportraits, cabossés (rires) ! Je disais ça parce que cette image d’objet abandonné est fondatrice. J’y repense maintenant, alors que ça s’est passé il y a quarante-cinq ans. Je me suis dit, quand j’étais en dépression, avec mes psychologues – j’en ai eu plusieurs de suite, une qui partait enceinte, une autre qui partait en solo… – de très bonnes psys, avec lesquelles je parlais de ça.

V.C. : On entend que tu as pu t’entendre parler, et que tu es à l’aise avec cette manière de parler de toi. Pas tout le monde peut faire ça.

F.M. : En tout cas, maintenant, je suis beaucoup plus léger avec ça. Il n’y a rien à dissimuler, ou plutôt à biaiser, dans ce que je dis. Je peux me taire.

V.C. : Tu ne te sens pas insulté si je te dis que c’est toi, cet objet, parce que tu le sais.

F.M. : Oui, c’est une façon de voir les choses, et puis c’est juste. Bien sûr !

V.C. : C’est pour ça que ce blog existe. Les artistes ont certes un temps d’avance. Mais pour pouvoir le dire, pour pouvoir en parler comme ça, il faut aussi avoir fait cette traversée.

F.M. : Oui, il y a toute une généalogie vers l’objet. Tu vois, pour cet extincteur – qu’Olivier m’a commandé – il y a toute une démarche, qui part du désert du Sinaï, à travers les élèves, et la technique que j’ai choisie…

V.C. : … et à laquelle tu restes fidèle.

F.M. : Pour l’instant, oui ! Mais ça ne veut pas dire que je n’ai pas envie de faire de la peinture. Ça prend de l’énergie de se concentrer là-dessus, et malheureusement, mais il ne faudrait pas le dire ainsi, les objets que je fais partent tellement vite que… Il en reste encore juste quelques-uns.

V.C. : Tu sais où ils partent, ces objets ? Tu en as gardé une trace ? Si tu veux en faire une rétrospective ?

F.M. : Il y a déjà eu une rétrospective, dans la cabine. Mais c’était pour une partie, composée des objets achetés par le galeriste, Alan, par Colette, Marinette, mon frère Bruno, etc., et d’autres qui me les ont prêtés.

V.C : C’est aussi intéressant cette question, parce qu’on sait comment, pour certains, se détacher de l’objet est impossible : ils y sont collés, ils ne peuvent le laisser, le vendre ou le donner. Pour toi, ça n’a jamais posé de problème. Tu sais que c’est une métaphore.

F.M. : Aucun.

V.C. : Tu sais que c’est une métaphore. Mais as-tu été confronté avec des élèves pour lesquels c’était impossible de se séparer de l’objet ?

F.M. : Plutôt des élèves qui ne voulaient pas le garder : la plupart de ceux qui ne voulaient pas garder leur dessin, c’était qu’ils trouvaient ça moche. Ça veut dire qu’ils arrivaient quand même à avoir un jugement sur leur objet. S’ils disent que c’est raté, c’est qu’ils pensent qu’il y avait quelque chose à faire, qu’ils auraient pu atteindre. C’est une forme de déception. Ce sont des dessins que j’ai récupérés, parce que j’ai dit : Non, il est bien, ce dessin !

V.C. : Tu as tout gardé ?

F.M. : Non, quelques-uns !

V.C : Ça me permet de passer à cette autre facette, ton rôle de galeriste dans ce lieu, galerie tenue par des artistes, mais dans laquelle tu es le chef, le régent ? (rire)

F.M. : Non ! L’âme de la galerie, son fondateur, c’est Jean-Michel Robert. La place que j’ai prise, moi, je me la suis confectionnée, je crois, au grand bonheur des autres, je l’espère. Dans cet atelier galerie, je me suis investi complètement dans la galerie : la programmation, la communication, le lien avec les artistes, le choix des artistes, que je propose au vote aux dix membres de Trait Noir. Je me suis confectionné un rôle sur mesure. Les objets d’art, chez moi, je n’en ai pas besoin. Je n’ai aucune œuvre chez moi. Les objets, je n’y tiens pas. Je les respecte, mais je ne veux pas les garder. Il y a des artistes qui ne veulent pas se séparer de leurs œuvres. Je ne comprends pas. Je ne comprends pas pourquoi ils veulent absolument garder ça, comme s’ils allaient l’emporter avec eux, outre-tombe.

V.C. : Cela me fait penser à l’enfant autiste qui ne peut pas tirer la chasse d’eau, car c’est lui qui s’en va à l’égout. C’est très impressionnant.

F.M. : Ah, ça va loin, ça !

V.C. : Si on part de l’idée qu’on est tous schizophrènes, tous autistes, et qu’il faut un effort d’extraction de l’objet pour faire lien avec l’autre, je trouve que c’est très intéressant.

F.M. : On le fait, mais sans s’en rendre compte.

V.C. : Et c’est un fait que si j’accepte de dire que c’est moi dans le miroir, le schizophrène, lui, le réfute, puisqu’il est en face du miroir.

F.M. : Et il n’a pas tort (rire) !

V.C. : En effet, c’est nous qui sommes un peu débiles, d’accepter d’être dans un discours commun.

F.M. : Beaucoup d’artistes fétichisent leur travail, Je ne suis pas de ceux-là. Ce que je voulais dire par là, c’est que, chez moi, il n’y a pas d’œuvre. Si on m’offre une œuvre, je ne veux pas la mettre chez moi.

V.C. : Alors elle est où ?

F.M. : Je ne sais pas. Je réponds : je ne la veux pas, garde-la… Mais j’adore ces œuvres.

V.C. : Tu ne veux pas être prisonnier des œuvres, tu préfères être capturé par le regard, comme par cet objet dans le désert qui te regarde ?

F.M. : Il y a un moment avec l’œuvre qui me suffit, qui me nourrit. Et il faut dire aussi que les œuvres présentées ici, je les ai vues moult fois avec l’artiste, qui est venu me les présenter, qui me les laisse en avance. Ainsi avec les dessins de Carol Bailly, j’ai eu beaucoup de temps pour les regarder à l’avance et j’ai dû les trier, j’ai dû les choisir. Tout un travail de préparation, qui est passionnant.

V.C. : Et puis la mise en exposition, l’affichage. Comment appelle-t-on ça ?

F.M. : L’accrochage ! Oui, je m’occupe de ça, comme de tout ce qui est galerie. L’accrochage, je tiens à le faire seul.

V.C. : Explique-moi pourquoi.

F.M. : Eh bien, c’est caractériel, ça ! (rires) Parce que j’ai une idée en tête. Et puis, souvent, je connais mieux l’artiste que les autres, et parce que ce sont souvent des jeunes qui n’ont jamais exposé, comme Andrea, par exemple. Donc je les soulage de ça, je veux leur éviter des erreurs. Et il y a aussi ça : je suis le maître des lieux, quoi ! paternaliste et gonflé !

V.C. : Et pourquoi pas ? (rire)

F.M. : Non, mais dans ce contexte précis (autrement pas), je n’arrive pas à coopérer, je suis trop entier.

V.C. : Le reconnaître, c’est énorme. C’est comme si quelqu’un ne veut pas ouvrir un cabinet avec un autre, mais tout seul. Coopérer, c’est usant.

F.M. : C’est usant, il faut négocier, ça prend deux fois plus de temps.

V.C. : Mais tu assumes donc que c’est toi qui décides. On pourrait faire une galerie des refusés, à côté de celle-ci ?

F.M. : Quand je vais chercher quelqu’un, ou quand quelqu’un se propose, c’est moi qui présente cette personne aux autres. Je leur fais un PDF, je leur montre les œuvres, et je leur demande si ça se discute, si ça leur convient. En général, ils me suivent. Je les connais…

V.C. : Et eux aussi te connaissent. Et ils savent ce que tu vas accepter ou non.

F.M. : Alors récemment, j’aurais dû presque exposer quelqu’un, et je me suis fermement opposé. Parce que, à la limite, au vote, c’était un peu de l’auto-censure, ils essayaient de faire passer. Mais pour moi, c’était exclu.

V.C. : Pourrais-tu en dire un peu plus sur ce qui fait qu’on dit oui, qu’on dit non ? C’est fondateur pour l’être humain. Mais qu’est-ce qui fait, pour toi, que c’est non ?

F.M. : Alors c’est le manque de cohérence dans ce qui m’est montré. Et un certain niveau de technicité, mais ce n’est pas le plus important…

V.C. : Un manque de singularité ?

F.M. : Oui, c’est très important. Il y a des gens qui pensent avoir inventé quelque chose, et en fait, ce ne sont que des clichés. Ils ont compilé.

V.C. : Ils copient, mais ils ne le savent pas ?

F.M. : Ils ne s’en rendent pas compte. Ils pensent qu’ils s’expriment.

V.C. : Ils sex-priment ! (rire)

F.M. : En tant que prof, je peux comparer ce que les artistes m’apportent avec ce qu’un élève était capable de faire. Parfois, les travaux qu’on me soumet, si c’était venu d’un élève, je ne suis même pas sûr que je les prendrais pour l’exposition de l’école au mois de juin.

V.C. : C’est donc une question de goût, autrement dit de savoir ! Aujourd’hui, tu es assez prêt à savoir ce que tu veux exposer ou pas.

F.M. : Absolument !

V.C. : Alors que pour un élève, tu étais en partie responsable s’il n’avait pas réussi. C’est que tu n’aurais pas su lui expliquer.

F.M. : Oui, je suis partie prenante dans l’histoire.

V.C. : Tu t’es arrangé pour que tous y arrivent. Tu n’as jamais laissé quelqu’un au bord de la route ?

F.M. : Je n’espère pas.

V.C. : Si quelqu’un vient ici et qu’il est exposé, c’est que tu estimes que tu aurais pu l’exposer à la fin de l’année scolaire. Est-ce à dire que tu élèves ici quelqu’un à la dignité d’artiste ?

F.M. : Non ! Déjà le mort artiste, je le réfute. Parce que c’est galvaudé. Et puis c’est un peu comme le génome humain : tu ne sais pas où commence l’artiste, ni où il finit. À partir de quel stade, dans ce dégradé, à partir de quand es-tu artiste, et quand ne l’es-tu pas ou plus ? Il n’y a pas de discontinuité. C’est comme le passage de la race blanche à la race noire, c’est continu, ce n’est qu’un dégradé, les races n’existent pas. De même pour la notion d’artiste. Je veux bien parler d’une œuvre d’art, si tu veux, ou bien d’œuvre.

V.C. : Ah ! Objet !

F.M. : Ce n’est pas que l’art n’existe pas. Un « artiste » est-il celui qui produit une œuvre d’art ? Ce mot, je le réfute, je ne veux pas l’utiliser, ou le moins possible. Il y a une mythologie derrière ce mot. L’artiste s’habille d’une certaine manière… etc.

V.C. : Dans notre patois, on l’entend dans l’expression : quel peu d’artiste, celui-ci ! C’est rarement positif.

F.M. : C’est rarement positif. Mais ça, c’est notre campagne, notre enfance.

V.C. : Ils avaient, dans l’usage des mots, quelque chose qu’on a attrapé avec le lait maternel. Cette façon de ne pas être baba devant l’autorité, de ne pas croire tout ce qu’on disait, de résister à tout dire au curé, il y avait une certaine santé rurale… rustique (rires)!

F.M. : Ah oui, il faut le reconnaître.

V.C. : Tu n’aimes pas le mot, mais quand tu choisis quelqu’un, il y a une sorte d’élection. (Ajouté lors de la transcription: de lecture même !)

F.M. : Oui, c’est une question de qualité. C’est assez personnel, ça se voit ! (Il montre les photos de Bruno Maillard, exposées au moment de la conversation.)

V.C. : Les photos de ton frère, c’est magnifique !

F.M. : Oui, ces tirages sur papier ! Je connais son travail depuis très longtemps, et là, il s’est encore surpassé. Donc là, c’était presque évident. Surtout que c’est un photographe… professionnel. Je n’exposerais pas quelqu’un qui n’a pas un regard authentique de photographe.

V.C. : Pourrait-on dire qu’artiste a quelque chose à voir pour toi avec professionnel, celui qui professe, qui avoue ?

F.M. : Oui, c’est pas mal, l’idée de professer, j’aime assez. Pour moi, ce que les autres appellent artiste, c’est quelqu’un qui riposte contre la réalité.

V.C. : C’est notre titre ?

F.M. : D’accord. Comme tu veux…

V.C. : Il y a de quoi se rebeller. Quand tu commences à faire de faux vrais, c’est une riposte.

F.M. : Oui, c’est cohérent par rapport à ce que je fais. Et même en général. C’est une manière de voir le monde, mais c’est une réalité recréée, démiurgique, une riposte à la réalité qui m’attaque, qui m’envahit. Elle vient contre moi, alors je riposte avec ce que j’écris, avec ce que je joue, ce que je peins.

V.C. : C’est l’objet auquel tu ripostes qui te permet de devenir sujet.

F.M. : Voilà, exactement.

V.C. : C’est une subjectivation face à l’obscénité du réel.

F.M. : C’est bien dit ça, l’obscénité du réel. Le scandale du réel.

V.C. : Tu penses qu’on pourrait s’arrêter là ?

F.M. : Déjà ? Oui !

 

Note:

  1. Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Paris, Seuil, 1964, 1973.