Le Freud ukrainien, pour épuiser l’angoisse

Yuri Volnykh, membre de la NLS et de l’AMP, psychiatre, ancien praticien, chef d’une clinique psychiatrique, président GCF-Ukraine.

Conversation avec Yuri Volnykh le 22 juillet 2022, entre Kiev e Onnens.

Violaine Clément : Cher Yuri, je suis très honorée que tu acceptes cet entretien, car actuellement, avec les collègues ukrainiens, tu es de ceux qui nous donnez les exemples les plus forts de ce que ça veut dire de soutenir un désir d’orientation psychanalytique. En outre, accepter de nous en dire quelque chose alors que pour vous, comme le dit aussi Mikael Strakhov, c’est encore en élaboration, c’est pour nous vraiment un cadeau précieux. J’ai relu ton texte, prononcé à Lausanne, et je me suis rendu compte que pour toi, c’est déjà un deuxième traumatisme, le premier, c’était lors de la guerre du Donbass. J’aimerais bien que de ça, tu nous dises quelque chose. Pour qu’il y ait traumatisme, nous savons qu’il y a un temps un, et un temps deux. On retrouve toujours un temps un. Mais pour toi, qu’est-ce que ça veut dire, ce deuxième temps du trauma ?

Yuri Volnykh : Oui, tu as raison, pour moi, c’est un temps différent, qui a beaucoup de ressemblances, qui est très proche de la première fois : j’ai déjà eu des expériences traumatiques, et j’ai déjà élaboré cette expérience durant quelques années, parce que la première fois, c’était était il y a huit ans. J’ai été forcé de déménager de ma ville, de Lougansk. Ça a été très difficile, tant pour moi que pour ma famille, de s’installer dans une autre ville. J’avais tout perdu, mon travail, mes liens sociaux, de l’argent, ma maison. Tout était resté à Lougansk, où mes parents étaient restés. Ils y sont encore, eux aussi me manquent. Et ça a été l’occasion de faire un renouveau. À Lougansk, la première fois, je suis entré en contact avec des gens en arme, sur la route. J’ai vu beaucoup de barricades, pas loin de mon travail. Mais j’ai pris ma famille et nous sommes partis de Lougansk pour quelques mois, pour quelques semaines, pensant que d’ici quelques semaines, ce serait fini. Mais il n’en est pas allé ainsi. J’étais hors de cette situation, hors de la guerre dans Lougansk. Ça a été plus calme, mais j’angoissais, parce que je ne savais pas quoi faire. Ma vie normale est interrompue, c’est la rupture. Mais cette fois, pendant quelques semaines, peut-être, tout le monde parlait de la guerre, mais moi, je ne pensais pas que ce soit possible.

V.C. : Tu expliques cela dans ton texte, qu’une partie de tes patients préparait le déménagement, mais toi, tu ne croyais pas que ce soit possible, tu ne voulais pas que ce soit possible, en fait.

Y.V. : Je pensais que ce n’était pas possible. Mais quand ça a commencé, bien sûr, j’ai attendu quelques jours pour comprendre la situation, mais j’habite à dix, quinze kilomètres de Kiev, et ce n’est pas loin, à quelque vingt-cinq kilomètres de Boutcha, de Irpin. C’était très chaud, très dangereux. Je disais à ma famille qu’il faudrait déménager pour quelques semaines. Quand j’ai compris que la guerre avait commencé, j’ai été calme, parce que je savais déjà comment il fallait faire. J’ai fait les préparatifs qu’il fallait, les choses les plus pratiques, à savoir le carburant, des prévisions de carburant, car c’est la priorité pour aller dans d’autres villes. Et c’est difficile, parce qu’il y avait beaucoup de voitures arrêtées, en attente de carburant. J’ai choisi le carburant, ça s’est avéré un bon choix (rire)! Et en dix jours, nous sommes arrivés à Kamyanets-Podilskyi une autre ville d’Ukraine, à cinq cents kilomètres de Kiev, où nous avions décidé de rester. Et bien sûr, j’ai angoissé, parce que je ne pouvais pas partir d’Ukraine. Je voulais emmener mes garçons, parce que j’ai deux enfants, de douze et de seize ans.

V.C. : Parce que toi, parce tu es un homme, tu ne pouvais pas partir d’Ukraine. La situation est presque plus tragique en tant qu’homme…

Y.V. : Ma femme veut partir, mais elle a refusé de partir sans moi.

V.C. : Eh bien, quelle preuve d’amour! En même temps elle te dit : je ne veux pas qu’on se sépare, et puisque toi, un homme, tu ne peux pas partir, moi, ta femme, je reste aussi, je suis un homme comme toi ! Magnifique ! C’est vraiment une décision féminine !

Y.V. : J’ai essayé de traverser les fronteires, mais ça n’a pas marché.

V.C. : Tu t’es fait arrêter ?

Y.V. : Non, j’ai essayé ! Je suis resté à Kamyanets-Podilskyi pendant deux mois : c’était des conditions difficiles, ce n’était pas comme chez moi, mais par rapport à Kiev, cette région qui a subi les combats, de très forts bombardements, à Kamyanets-Podilskyi, c’était calme. C’est bizarre, mais quand je suis rentré chez moi, j’étais plus calme.

V.C. : Alors que chez toi, c’était plus dangereux. C’est vrai qu’au moins, cette fois, tu pouvais rentrer chez toi, ce que tu n’avais pas pu faire en 2014. Donc tu es rentré avec ta femme, tes garçons. Pour eux, la vie a-t-elle pu reprendre ?

Y.V. : Oui ! Ma femme a pu reprendre le travail, dans une clinique médicale, parce qu’elle aussi est médecin. Avec mes enfants, j’ai pu aller à la piscine, organiser l’anniversaire de mon fils aîné il y a une semaine. Avec mon plus jeune fils, j’ai essayé de lui donner du temps, de m’occuper de lui : il aime faire du skate, j’allais avec lui.

V.C. : Toi aussi, tu fais du skate (rires)?

Y.V. : Non, je regardais, je l’observais… Et je faisais des vidéos, ce qu’il me demande toujours. Et je travaille. J’ai maintenant beaucoup de patients.

V.C. : Tu as les mêmes patients qu’avant, ou tu as de nouveaux patients?

Y.V. : J’ai beaucoup de nouveaux patients, beaucoup sont restés aussi, mais j’ai beaucoup de nouvelles demandes, beaucoup de nouvelles situations qui me parviennent parce que je suis psychiatre. Et maintenant, j’ai aussi une consultation dans une clinique psychiatrique. Ce sont des patients pour lesquels on m’a demandé de faire des consultations. Et je continue aussi mon cabinet privé.

V.C. : Donc, pour toi, actuellement, il y a beaucoup de travail.

Y.V. : Oui, beaucoup ! Mais avant, les premières deux trois semaines, il y avait peu de patients, certains étaient partis, d’autres déménageaient, d’autres encore angoissaient. Durant cette période-là, j’ai beaucoup lu de textes psychanalytiques, j’ai écrit des articles, j’ai fait des recherches sur la question de l’hystérie masculine.

V.C. : C’est très intéressant, en effet, cette clinique nouvelle, actuelle. Tu es en quelque sorte le Freud ukrainien (rires) ! Pourquoi pas ? De toutes façons, la psychanalyse se réinvente à chaque nouvelle analyse, à chaque nouvelle rencontre entre un analysant et un analyste… Mais pour en extraire quelque chose, il faut pouvoir lire, s’extraire un peu… C’est ce que t’a permis cet arrêt, ce ralentissement de tes activités. Donc pour le moment en Ukraine, si les choses n’empirent pas, vous avez la possibilité d’être un laboratoire qui va nous enseigner. C’est pour ça que je disais à Mikaël Strakhov mon intérêt à travailler avec eux, et avec vous, en cartels. Lorsque je travaillais comme adjointe de direction avec des enfants qui venaient du Kosovo, qui avaient vécu la guerre, je ne comprenais pas pourquoi certains ne pouvaient apprendre le français, ni pourquoi ils dessinaient des soleils, de nombreux soleils… Jusqu’au moment où j’ai compris que ce n’étaient pas des soleils qu’ils dessinaient, mais des bombes, et qu’ils ne voulaient pas changer de langue, ils ne voulaient pas partir de leur langue. Ce que les patients nous amènent, c’est fondamental. Donc pour toi, ça a été d’abord le forum du 26 février, quelque chose de fou, et puis, dans ton texte, tu as parlé de sauver les enfants. Ce signifiant enfant m’intéresse beaucoup, puisque je travaille dans le CIEN. Le désir de sauver les enfants oblige à rester du côté du vivant. Quels autres signifiants as-tu vu naître durant cette période ? Quels signifiants te frappent toi, dans ta pratique clinique ?

Y.V. : Beaucoup de signifiants militaires, parce que les patients utilisent beaucoup les mots militaires, les mots « faut déménager », « haine », les mots angoissés, dangereux… Une chose intéressante : des patients angoissés, très angoissés, avant la guerre, après avoir déménagé, se sont calmés. Le danger, quand il est vrai, coupe l’angoisse névrotique.

V.C. : C’est terrible, la guerre comme moyen pour lutter contre l’angoisse, c’est quelque chose que tu découvres là, le danger réel pour lutter contre le danger imaginaire. Comme tu le dis, on s’occupe du carburant.

Y.V. : Oui, parce que concernant le problème le plus pratique, il faut faire quelque chose, ça ne suffit pas d’angoisser…

V.C. : C’est ça, l’angoisse ne leur sert à rien du tout. On a beau le savoir intellectuellement, il faut que ce savoir vienne dans le corps. C’est quelque chose que tu pourras encore nous enseigner. Y aurait-il quelque chose que tu juges important à nous transmettre, nous, tes collègues européens, et les autres, de ta pratique quotidienne aujourd’hui ?

Y.V. : D’abord, je pense que, comme je le disais dans mon texte, que dans les situations catastrophiques, dramatiques, réelles, il faut compter sur soi-même, et toujours faire ce qu’on pense qu’on peut faire le mieux. Par exemple, je pense que ce que je fais le mieux, c’est de pratiquer la psychanalyse. Recevoir les patients, les aider. Il faut donner place au sujet, à la parole, pour épuiser l’angoisse.

V.C. : C’est très bien dit, ça, on ne peut pas lutter contre l’angoisse, mais on peut l’épuiser.

Y.V. : Il y a des gens qui s’adaptent à la situation de la guerre, et ils font beaucoup de choses pour soutenir les Ukrainiens qui combattent. Il faut prendre en compte la culpabilité. Et ça m’a impressionné de voir le nombre de gens qui ressentent cette culpabilité s’ils ne combattent pas sur le champ de bataille, s’ils ne prennent pas les armes. J’ai été étonné, je me demandais pourquoi. C’est toujours le choix du sujet d’affronter les maux réels, ou de choisir quelque chose d’autre.

V.C.: Tu sais, cela me fait penser à une de mes petites-filles, qui ne supportait pas de jouer au loup : le jeu l’angoissait telllement qu’elle se jetait immédiatement dans la gueule du loup. Olena raconte bien comment les patients sont passés de l’humanitaire au militaire. Il y a quelque chose de ça. Toi, tu nous as dit que pour étouffer ton angoisse, tu parles, tu fais un forum, une conversation. D’autres doivent aller à la guerre. C’est très intéressant, car si la psychanalyse s’intéresse à chacun, chacun faisant avec sa propre culpabilité, la psychologie démontre qu’il y a des tendances. C’est formidable que toi, tu t’étonnes. Tant qu’on peut s’étonner…

Y.V. : C’est très important de s’étonner, d’avoir la possibilité de s’étonner du patient, de s’étonner de quelque chose…

V.C. : C’est ça, la passion de l’ignorance à laquelle s’astreint le psychanalyste, sinon, il sait, à la place du patient… Arriver à ne jamais savoir, mais à toujours s’étonner, c’est très précieux. Aujourd’hui, tu as beaucoup de patients, ta femme a retrouvé du travail, tu es avec tes enfants, ta vie aurait été très différente si tu avais pu franchir la frontière. Si aujourd’hui tu avais le choix, s’il était permis aux hommes de partir, que ferais-tu ?

Y.V. : Oui, j’y ai déjà pensé, j’ai déjà planifié ça. J’ai donné mes documents, ma lettre de motivation, mon projet de recherche à l’Université Paris VIII, un projet de recherche pour un master sur l’hystérie masculine en lien avec le traumatisme du combat. Ce sujet m’intéresse beaucoup. J’ai commencé à l’élaborer avant les événements, et il devient aujourd’hui encore plus actuel. La première chose que je pourrais faire, c’est partir avec ma famille en France, à Paris, commencer à étudier la psychanalyse, et continuer à travailler avec mes patients, par zoom.

V.C. : Eh bien, il y a des projets ! (rires) Tu pourrais aussi continuer à travailler en Ukraine, et faire ton master par zoom. Est-ce que tu penses que c’est possible ?

Y.V. : Oui, si c’est possible, ce serait bien.

V.C. : C’est vrai que le Covid a ouvert la porte à l’usage du zoom, ce qui nous permet du reste cette conversation. Ce serait bien aussi de publier ton texte sur notre blog, aussi bien celui que tu as prononcé par zoom à Lausanne, s’il n’est pas publié par la NLS, comme celui que tu vas écrire sur cette hystérie. C’est ce qui a du reste frappé Freud, l’effet sur le corps de l’hystérique de ce qu’elle ne peut dire, voir, faire. As-tu eu des patients atteints de cette maladie, que tu as pu soigner ? As-tu publié des choses ? Nous sommes intéressés à donner une place à ton travail. La psychanalyse, c’est vraiment un asile pour le désir du sujet, mais le désir n’est pas toujours si clair. Dirais-tu, aujourd’hui que tu es arrivé dans le temps pour comprendre, avec cette nouvelle guerre, qu’il y a déjà quelque chose que tu peux nous transmettre ?

Y.V. : Je pense qu’il y a déjà, dans ce temps qui a tourné, quelque chose qui m’a poussé à faire ce que, jusqu’ici, je laissais de côté. Parce que j’ai compris que la vie est très fragile, qu’il faut faire quelque chose, que nous sommes seuls à faire les choses les plus graves pour soi-même, aimer et travailler.

V.C. : Merci Yuri de cet entretien qui m’a transmis, avec les frissons, quelque chose du réel auquel tu es confronté.