Le plaisir d’écrire, une sorte de danse

Violaine Clément : Jean-François Haas 1, tu es écrivain, tu es Fribourgeois, et le dernier roman que j’ai lu de toi m’a tellement plu, il m’a emmené dans quelque chose que je n’ai pas voulu voir, que je t’ai demandé si tu étais d’accord de faire cette conversation, et tu as dit oui. Je t’en remercie. Peut-être que nous pouvons commencer par cette question qu’on te pose souvent : est-ce que c’est toi, ce personnage qui dit je dans tes livres ? Peux-tu m’en dire un peu plus ?

Jean-François Haas : Tout à fait. Il y a des gens qui arrivent à dire ce qu’ils ressentent, ce qu’ils éprouvent. Ce n’est pas du tout mon cas. J’ai beaucoup de peine à livrer mes émotions, à me donner de cette façon-là. Par contre, je crois que c’est une expérience que j’ai faite quand j’étais gosse : quand quelque chose n’allait pas, je m’inventais des histoires. Ça pouvait être avec des animaux, des poupées, des personnages que souvent on fabriquait nous-mêmes, hein ? C’est ce qu’on voit souvent avec des enfants, ils apportent leurs problèmes à un ami imaginaire. Ce biais-là a été une des raisons pour lesquelles à un certain moment, quand j’ai su écrire, j’ai commencé à écrire.

VC : En 2ème primaire, tu le racontes. Oui ! Et donc tu écrivais à la main, sur du papier, et tu donnais à lire à quelqu’un ?

JFH : Et donc, j’ai fait lire quelques histoires à ma mère, et puis à une institutrice. Mais ça, je l’ai regretté par la suite, parce qu’elle l’a fait lire plus loin. Et ce n’était pas le but. Mais ce que je racontais, ça n’était pas forcément des confessions, c’était des histoires, des sortes de contes, d’aventures…

VC : Mais on te croyait ?

JFH : C’était crédible, oui, oui ! Mais c’étaient des histoires. Je crois que ça marchait, quand je racontais ça. (Rires)

VC : Ça marchait très fort ! On dit aujourd’hui qu’un enfant, il faut le croire. Pourtant tu montres bien qu’il faut croire qu’il raconte une histoire, mais on ne sait pas ce qu’il veut dire.

JFH : C’est ça, oui ! Parce que finalement, l’enfant n’est pas conscient de ce qu’il met dans un personnage, dans une situation. Moi, je n’étais pas conscient, en tout cas. Par contre, je sentais que, quand j’écrivais, j’avais déjà ce sentiment qu’à un moment, ce que j’écrivais, ça sonnait juste.

VC : Comment as-tu su ça, que ça sonnait juste ?

JFH : Je ne sais pas, une sorte d’instinct.

VC : Tu n’avais pas besoin de quelqu’un d’autre.

JFH : Voilà, je le sentais. Je sentais que c’était ça, que ce que j’écrivais à ce moment-là, c’était ce qu’il fallait que j’écrive. Ce qui, probablement, venait du fond de moi, du plus profond.

VC : Ce qui, de l’inconscient, s’écrivait, pour reprendre le thème de notre laboratoire du CIEN à Fribourg. Tout à fait. Mais tu n’as pas publié tout de suite, et dans Le chemin sauvage, je crois, tu parles de la rédaction, que le personnage principal adore, tandis qu’il déteste l’écriture. Parce que lorsqu’il écrit, il fait des pâtés, et se fait punir. Qu’est-ce que tu peux dire de ton enfance, de ce rapport à l’écriture ?

JFH : Oui, il y a justement ce double rapport : j’aimais écrire, mais on avait des stylos qui faisaient plein de cochonneries, alors on prenait le crayon à papier. Parce que quand on prenait la plume, c’était encore pire. Le crayon à papier nous sauvait, mais moi, j’avais l’impression qu’avec le crayon à papier, ça ne durait pas, parce qu’on pouvait gommer.

VC : Et tu n’aimes pas gommer (Non, non !), on l’entend dans ton écriture, que tu reviens, que tu répètes, que tu tournes autour.

JFH : Tout à fait, ça doit se chercher. Après, c’est sûr que, par rapport au premier texte écrit, il y a une façon de le retravailler, on supprime, on finit par gommer quand même. Mais moi, j’ai toujours une prudence par rapport à l’ordinateur : certains passages je les mets en mémoire, en me disant : si jamais tu te rends compte en cours de route que c’était finalement peut-être de ce côté-là qu’il fallait chercher, eh bien tu l’as. Et puis avec l’écriture manuscrite, c’est vrai qu’on avait des leçons d’écriture, qui étaient pour moi un cauchemar. Ça l’a été pour beaucoup de gosses, je crois. Je ne regrette pas de les avoir eues, parce que je me rends compte que ça nous faisait travailler quelque chose qui est la motricité fine, donc ce n’était pas si idiot. Mais il n’empêche que, quand même, on se faisait embêter avec ça, donc quand j’écrivais pour moi, j’avais aussi cette liberté d’écrire, ma foi, en faisant une tache, ce n’était pas grave ! Je retrouve tout le plaisir d’écrire maintenant : mes premiers jets sont toujours avec un stylo, dans un carnet, et j’ai un plaisir à écrire… J’ai l’impression que c’est une sorte de danse.

VC : C’est magnifique, et ça me rappelle ce que me dit Nicole Prin, de notre laboratoire : elle a travaillé avec Arno Stern 2 et anime des ateliers de dessin dans lesquels elle s’intéresse à la trace qu’un corps vient déposer sur le papier. On dessine avec tout son corps, dit-elle. Toi, tu écris avec ton corps, la danse passe par le corps, et quand les enseignants ne voient que le tache, ou le trait à côté, ils oublient que c’est là que tu es, aussi, que ce ratage fait partie…

JFH : Exactement ! Ça fait partie du travail d’écriture, du droit de se tromper…

VC : Les enseignants voudraient souvent que les enfants sachent déjà ce qu’ils ont pour tâche de leur apprendre ! Lacan parlait d’analphabêtisation à propos de cette volonté de faire passer l’autre par les petits trous.

JFH : C’est un des dangers, oui, de vouloir les ramener à un modèle, et donc de tuer, c’est peut-être un gros mot, mais enfin, de freiner, de limiter, de faire taire celui qui veut être à travers l’écriture.

VC : Et à travers les erreurs, les ratages ! Freud s’intéressait justement ce que dit le lapsus, le ratage, l’acte manqué… Lacan parlait de là où ça Rit, ça Rate, ça Rêve. Toi, tu n’arrêtes pas de rêver. Les personnages que tu mets au monde sont sympathiques, fragiles, faibles… Tu es au fond un poète.

JFH : Euh… Oui, si on entend par poète celui qui fabrique quelque chose, oui, je pense que j’ose prétendre ça. Ça m’est arrivé de dire à un ami qui lui est un poète pur, Pierre Voélin, que j’écrivais des romans parce que comme ça je tournais autour du poème que je n’arrivais pas à écrire. (Rires) Il y a de ça.

VC : Et tu nous attrapes avec ça. Parce que ton dernier roman, La folie du pélican, qui naît d’un fait divers américain, tu le places ici… comme un polar, genre que j’adore – avec un peu moins de culpabilité depuis que j’ai lu que Sartre aussi adorait ce genre… Tu en fais un genre éthique, avec cette façon de mettre en scène la folie de ce père, fou d’amour pour ce fils qui a raté le meurtre du père. Le fils, du reste, le dit bien, que c’est inhumain, un amour pareil, un pardon pour un crime aussi odieux. De fait, c’est juste trop humain. Et c’est un de tes thèmes, l’humanité. Il n’y a pas un animal qui fasse une saloperie que seul un humain peut faire. Tu mets en scène Caïn, tu sais que nous sommes tous des Caïn, ce qu’on voudrait tellement rejeter sur l’autre. C’est ce que j’aime dans les polars. Mais là où tu vas plus loin, c’est qu’il n’y a rien d’une recherche froide. Le cadavre n’est pas au centre de l’affaire. Tous tes personnages sont vivants, même les morts. Celui qui est le plus mort, c’est ce père qui oublie de vivre, qui oublie qui il est parce qu’il ne voit plus que ce fils. Peux-tu nous dire quelque chose de ce thème si présent chez toi de la paternité ? À l’heure où nous sommes soi-disant sortis du patriarcat, tu fais un appel constant au père. D’où cela te vient-il ?

JFH : Dans mon vécu, je suis né à la campagne, c’était un monde assez dur, et j’ai eu la chance d’avoir un père qui n’avait pas cette dureté. Il était assez ferme, on prenait de temps en temps une claque, voilà… Tu vas pouvoir jouer avec la psychanalyse …

VC : Pas du tout ! On peut dire que tu savais où il était.

JFH : Oui ! Par contre, c’était un homme qui avait beaucoup de fragilité, et ça m’a frappé…

VC : Comment t’en es-tu rendu compte ?

JFH : Oh alors ça, c’était terrible. C’était au moment de la mort d’une de mes sœurs, j’avais huit ans, elle en avait vingt-quatre, et elle était enceinte de six mois. Ça a été une mort extrêmement soudaine, inattendue, liée à des problèmes d’urémie, lors de sa grossesse. Ça, c’étaient des problèmes que je ne comprenais pas à l’époque. Et avec un médecin, bon, dans les années 1960… Je ne veux pas entrer dans un procès, mais il n’a pas fait le boulot qu’il aurait dû. S’il avait fait deux ou trois analyses, enfin voilà. Ma sœur est décédée, et là, j’ai vu pleurer mon père…

VC : C’était la première fois ?

JFH : Oui. C’est un homme qui avait son énergie, il travaillait beaucoup pour assurer notre vie. On était huit enfants quand même (rires). Là, j’ai vu une figure du père autre que celle que je voyais. J’étais passablement choqué par le père d’un de mes copains chez qui j’allais souvent jouer, c’était un voisin, et un jour, je ne sais pas ce qu’il avait fait, mais je me souviens : le père qui enlève son ceinturon et se met à frapper.

VC : Devant toi ? C’est plutôt rare… Les parents qui tapaient ne le faisaient en principe pas en public. Là, il se sent très à l’aise.

JFH : Oui, justement. Ce n’était pas forcément un méchant homme, c’était un homme assez dur, mais il faut remettre ça dans le contexte. Moi, je suis rentré à la maison, terrifié. J’en ai parlé à ma mère, qui était un peu ma confidente. Mon père, je pense, a vécu une enfance qui a été dure, avec un père qui… mais mon père n’en parlait pas. Il se livrait peu. C’était un taiseux. Mais il n’a jamais évoqué de violences paternelles. J’ai découvert cette fragilité chez lui, et je pense que ça m’a marqué par la suite, parce que finalement ça voulait dire qu’un père, ce n’était pas forcément la statue du Commandeur, ce n’était pas un homme de pierre.

VC : Il y a aussi quelque chose de Pagnol 3 dans ton écriture, je pense à la gloire de ce père, qui n’était au fond pas si glorieux, mais c’est ça qui le rend aimable … On aime les gens moins pour leur gloire que pour leur ratage, pour leur fragilité. Tu as donc pu l’aimer, ce père.

JFH : Oui, j’ai pu l’aimer, et jusqu’au bout. Les dernières années, il était dans sa folie du genre Alzheimer, il avait fait deux AVC et ça avait éteint un peu ses facultés cognitives, mais ce qui est extraordinaire, c’est que contrairement à d’autres, que j’ai vus dans des EMS, qui sont violents, qui crient beaucoup, lui était d’un paisible absolu toutes les dernières années de sa vie. C’était un homme tranquille. Dans son EMS, les infirmier.es l’adoraient : c’était l’homme gentil.

VC : L’homme gentil, c’est aussi ton nom, puisque les élèves t’appelaient le Père Noël 4. C’est juste ? (rires) Et tu as l’air de dire que tu ne sais pas pourquoi…

JFH : (riant encore) Non, je charrie, parce que physiquement, je joue. Je l’ai assumé. Je le fais d’ailleurs réellement, chaque année, mais c’est vraiment très limité, parce que si on commence à me demander d’aller faire le père Noël à gauche ou à droite, alors ça, je ne le fais pas. Mais je vais dans une école spécialisée à Estavayer, parce que là, on m’a demandé de le faire, et je trouve chouette. Mais ça m’est arrivé, par exemple à la plage : il y a deux trois ans, une gosse s’est approchée de moi et : Hé, Père Noël ! Je lui ai répondu : Mais oui, mais je suis en vacances ! Mais je viendrai te voir ! (rires) Je ne veux pas enlever aux enfants leurs rêves.

VC : À part ça, le Père Noël, si tu cherches un peu son origine, toi qui t’intéresses aux histoires, c’est un ogre, quand même. Et on lui donne un aspect gentil pour cacher que c’est probablement quelque chose comme ce dieu qui dévorait ses enfants, Ouranos, ou plutôt son fils, Kronos. Oui, Kronos ! C’est vrai qu’il y a ce père qui fait peur, mais il y a aussi ce père qui dit oui. Dans tes romans, dans ceux que j’ai relus, il y a le père dont la présence est importante, mais il peut souffrir, c’est un être humain. En revanche, derrière le père, il y a dans Le chemin sauvage le grand-père, ce bel homme à moustache, il y a ces fumeurs de cigare qui picolent, et qui s’autorisent à se servir du corps des autres. Là, tu es clair : et ça consonne avec ce que tu as dit : quand ça ne va pas, j’invente une histoire. C’est ça que tu fais dans ces romans ?

JFH : Oui, bien sûr ! Je crois que si on est au monde, ce n’est pas seulement pour dire oui à tout. On ne peut dire oui à certaines choses que si on dit non à d’autres. On se fabrique une échelle de valeurs, et il y a vraiment des choses auxquelles j’ai envie de dire non. Et à travers les personnages que je crée, je peux dire non.

VC : C’est ce qui est frappant dans l’histoire de l’éternit, (dans Panthère noire) … Panthère, c’est encore lié au sauvage, toute sauvage. La sauvagerie est chez toi toujours du côté de l’humain. On se perd avec toi dans les étymologies, mais c’est aussi ton rapport aux mots : l’histoire de l’éternit, liée à la mort, rappelle aussi combien les hommes voudraient vivre éternellement… On sent que tu entends l’équivoque. Cette idée d’asservir son semblable pour s’assurer une vie plus longue, plus… ça te dégoûte.

JFH : Oui, complètement ! Et là, dans l’histoire de l’éternit, c’est d’autant plus frappant que les premiers problèmes liés à l’amiante ont été repérés par les médecins anglais à la fin du XIXème siècle, et l’éternit est inventé au XXème ! Et ici, à Payerne, on aura une usine qui va produire de l’éternit, on va faire toutes sortes de choses en utilisant l’éternit, et donc on a empoisonné on ne sait pas combien de personnes ! On savait, mais on ne voulait pas que ça soit vrai. J’étais dans une émission de radio, chez Emmanuel Kherad, La librairie francophone 5, et là, je me suis retrouvé avec un groupe, Trio, un groupe de chanteurs que je connaissais parce que les enfants es écoutaient constamment et j’étais très heureux de les voir, parce que j’avais pour mission de ramener des autographes. Un des membres du groupe n’était pas là parce que son père venait de mourir du cancer de l’amiante. Il y a des milliers et des milliers de gens qui continuent de mourir, et tout ça dans un silence… (assourdissant). Terrible ! Et avec ce bouquin, j’étais à ce moment-là invité, cette année-là, à la fête de l’Huma, une médecin du travail s’est approchée de moi et m’a dit que c’était exactement ce que je décrivais. Moi, j’avais travaillé comme romancier, avec deux trois renseignements pêchés à gauche à droite, ça montre que le romancier peut, en inventant, dire vrai.

VC : C’est pour ça que Lacan nous invitait à suivre la voie tracée par l’artiste. Ton intérêt pour la chose est mieux aiguillé vers ce qu’on appellerait la vérité. Mais tout ça continue, cette volonté de ne pas savoir. Ainsi ce propriétaire de magasins qui change de pays lorsqu’il ne peut plus y faire fi de la protection des employés.

JFH : Là, on sort de l’amiante, pour parler d’une autre forme de maladie, qui s’appelle la silicose. Dans les usines où on traitait les jeans pour les vieillir, on les sablait, et la poussière était tellement fine que les gens étaient silicosés. J’avais vu dans un reportage, c’est là que j’avais été choqué, un jeune Roumain de 20 ans qui avait déjà la silicose.

VC : Virgil ?

JFH : Et j’en ai fait Virgil oui ! Voilà un des personnages réels, je ne me souvenais plus de son nom, mais je l’ai nommé Virgil, qui pour moi, évidemment…

VC : Virgil, évidemment, rappelle aussi un autre monde, celui dans lequel tu as été formé. Aujourd’hui, on peut aller en un clic vers tous les savoirs… L’école, celle que tu aimes beaucoup, c’est notre école, celle à laquelle on a cru, ne pourra pas continuer comme celle que nous avons connue. Revenons à cette enseignante dont tu parlais… Peux-tu dire ce qui t’a déplu ?

JFH : Oui, j’ai beaucoup regretté parce qu’au fond, c’était quelqu’un qui s’était donné le droit de disposer de mon texte, alors que moi, je n’avais donné ça qu’à elle.

VC : Mais qu’en a-t-elle fait ?

JFH : Elle l’a fait lire à d’autres personnes et me l’a dit. Elle l’a fait certainement avec les meilleures intentions du monde.

VC Tu lui as dit que ça t’avait déplu ?

JFH : Ben non, je n’ai pas osé (rires).

VC : Parce que c’est là que ça m’intéresse : la question du courage, de la lâcheté, de dire, de ne pas dire.

JFH : Moi, j’étais un gamin de huit ans !

VC : Et je pense, un gamin très bien élevé !

JFH : Bien sûr, j’étais très respectueux, j’ai toujours été le chouchou des enseignants. Et c’est vrai, je ne faisais pas vraiment exprès. J’aimais aller à l’école, j’aimais lire, j’aimais calculer, donc j’avais tout ce qu’il fallait, j’entrais parfaitement dans le moule.

VC : Disons que tu faisais le moule à ton image (rire). Quand tu dis ça, ça me frappe, parce que j’ai fait pendant des années un atelier d’écriture au CO de Pérolles, et là, c’est vrai que en t’entendant, je pense que certains élèves peuvent m’en avoir voulu d’avoir transmis leur texte. Mais je le disais toujours à l’élèves, je demandais à l’élève de m’autoriser à le transmettre pour que le maître, ou d’autres enseignants, apprennent quelque chose. Ils disaient oui, pas forcément tout de suite. Parfois, ils revenaient la semaine d’après. Et puis j’ai même eu un collègue dessinateur 6qui traduisait en dessin ce qu’écrivaient les élèves. C’était toujours une leçon pédagogique que nous, les enseignants, recevions des élèves. Cette enseignante, penses-tu qu’elle soit aussi un peu la cause de ce fait que tu te sois ensuite autorisé comme écrivain ?

JFH : (soupir) C’est possible ! Alors bon, j’ai surtout été encouragé plus tard, ça c’est aussi une histoire que je vais te raconter un peu en détail. Il y avait à Courtepin, dans mon village, un orphelinat. Il s’appelait le Home Saint-François. Et il était tenu par des religieuses, et il y avait un aumônier qui passait de temps en temps. Cet aumônier était un capucin, qui n’était pas tendre avec les enfants. Un jour, un de mes camarades est arrivé en classe, et il saignait des dents. On lui a demandé ce qui lui était arrivé, et il a dit : c’est le père *** qui m’a tabassé. Ce religieux est ensuite parti plus loin, les capucins étaient déplacés, ils tournaient. Et je l’ai retrouvé comme prof de français quand j’étais à Saint-Maurice. Et c’est quelqu’un qui était très exigeant au point de vue de la rédaction, et il m’avait dit un jour, après une rédaction : Toi, tu pourrais devenir écrivain (rire). C’était très bizarre, parce que je crois que Le Chemin sauvage, c’est aussi une réparation pour ce garçon qui avait été battu par ce religieux qui ensuite avait fait de moi un écrivain. Il y avait quelque chose que j’ai senti tout de suite en écrivant. Je me disais : là, tu répares quelque chose.

VC : Je te ferai parvenir un texte de mon compagnon, Olivier Clerc, De la méchanceté, qui parle de l’enseignant. Je pense qu’il y a chez l’enseignant quelque chose qu’il ignore le plus souvent lui-même, et qui le pousse à vouloir amener l’autre là où il pense qu’il faut l’amener. Comment un enseignant peut-il savoir que tu pourrais devenir écrivain ? Il pouvait te dire aussi : j’ai beaucoup aimé ce texte. Il trace un destin, comme on a fait avec lui. Il n’y a pas de miracle non plus, les miracles ne sont pas là.

JFH : Mais c’est vrai que ça rejoignait mon désir, que j’avais depuis que j’étais gosse, à partir du moment où j’ai su raconter des histoires, j’ai su que j’aimerais devenir écrivain. Quand on me demandait ce que je voulais être plus tard, je disais volontiers que je voulais être jardinier et écrivain (rire).

VC : Tu fais toujours du jardin ?

JFH : Je fais toujours un peu de jardin. Je voulais aussi être marin et écrivain, mais je n’ai jamais été marin. C’est vrai que dans tout ce que je faisais, il y avait cette présence de l’écriture qui s’imposait, même quand j’ai voulu un moment devenir prêtre. Je m’interrogeais sur ce devenir et je me suis dit : si je suis prêtre, j’écrirai. Donc le noyau, au fond, c’était l’écriture.

VC : Quand tu parles des bateaux et de la navigation en Suisse, je saisis en t’entendant pourquoi au premier abord je n’ai pas croché à ton style : on se moque en famille de mon goût pour les voyages en bateau sur les lacs suisses. Te lire était trop proche de moi. C’est à partir de ce dernier roman que j’ai pu y revenir. Ton personnage principal, à mon avis, c’est la nature. La nature mère, panthère/ pan terre, la mort, le trou, la tombe, l’humain, qui naît de l’humus, qui est humilié, qui va y retourner. Même la poussière, les pierres, l’eau, tous ces personnages sont rendus très vivants. Chez toi, les objets inanimés ont une âme.

JFH : Oui, certainement. Là aussi, j’ai eu une sorte d’intuition, de révélation, je ne sais pas, qu’il y avait un lien entre les éléments de la nature. Après, quand j’ai découvert François d’Assise, c’était évident, notre sœur l’eau… Et donc, cette notion de fraternité et de famille s’étendait non seulement à des personnes, mais à l’ensemble de ce que, pour simplifier, je dirai la création. Tout ce qui est présent autour de moi, et ça va de l’insecte à l’étoile.

VC : Pas sans, non plus, ce qu’on t’a raconté à l’école, et qui fait partie de cette mythologie dans laquelle on a grandi, Caïn, Abel, le Massacre des Innocents, et on voit l’impact que ça a eu sur ton imagination, très jeune. Quand je raconte aux enfants la mythologie grecque, ils en sont les personnages. Par les livres, tu arrivais aussi à sortir de quelque chose qui est trop là. Et raconter une histoire, c’est aussi tisser un petit filet pour sauver le papillon qui va se faire dévorer par l’oiseau.

JFH : C’est vrai que dans les livres de contes qu’on avait, il y avait toute une série de contes suisses, pas seulement les grands contes classiques, mais des sortes de contes régionaux, et on avait la Bible. Je ne sais pas si tu as connu ça, nous on avait encore des leçons de bible. On lisait un chapitre par semaine, je pense, d’une petite bible destinée aux écoliers. Je trouvais que c’était assez formidable, parce que ça nous a fourni des images pour nommer certaines choses. La Bible reste pour moi un texte que je fréquente régulièrement, non seulement parce que je suis croyant, mais parce qu’elle pose toute une série de questions, elle fournit toute une série d’images., et je crois qu’on se prive de beaucoup en se privant de la Bible. Comme on se prive de beaucoup en se privant de la mythologie, grecque ou si on était Indien, ce serait encore d’autre chose… C’est peut-être un des problèmes, pour certains, aujourd’hui, c’est de ne plus avoir d’image pour se dire.

VC : Il y chez toi une ouverture à l’autre, en toi, et puis à tous ces autres dont on doit avoir peur, ainsi par exemple des gitans, qui volent les enfants ! Il y a toujours une image de l’autre qui fait peur, le Rababou, le grand méchant loup… Ton personnage s’empare des mots, des noms, puis des phrases, et les fait tourner pour se construire un monde, ça, c’est vraiment très talentueux. Tu as été publié d’abord en France. Est-ce que c’est parce que nul n’est prophète en son pays ?

JFH : (rire) Non, en fait, c’est pour moi beaucoup de hasard. J’ai fait un long monologue intérieur, qui, imprimé, fait 380 pages, à peu près : Dans la gueule de la baleine guerre (que je n’ai pas encore lu). C’était le premier. J’ai pensé, à tort ou à raison, qu’un éditeur romand trouverait difficile de publier une prose aussi complexe. Et puis, à 54 ans, en 2006, je ne risquais pas grand-chose à tenter un pari un peu fou, sauf une petite griffure à l’ego en cas de refus. J’ai donc déposé mon manuscrit à la poste de mon village en l’adressant au Seuil, à Paris. Et, un peu plus de quinze jours plus tard, j’ai reçu une réponse positive. C’est mon conte de fée. J’ai souvent raconté cette histoire, pour dire aux gens de ne pas abandonner, d’aller au bout de leur rêve. Et si la réponse avait été négative, au bout de deux ou trois mois, avec une lettre type, j’aurais continué d’écrire quand même, et je suis sûr que j’écrirais encore.

On m’a montré un commentaire sur internet, une dame disait : C’est un Belge qui écrit sans employer de ponctuation. Elle n’avait pas compris qu’on pouvait être extérieur à la France et ne pas être Belge (rires). C’est vrai, j’ai fait de longues phrases, mais c’est parce que c’est un monologue, il y a un flux de paroles, on ne peut pas faire de ponctuation.

VC : Il n’y a personne pour ponctuer. C’est ce qu’offre la psychanalyse, l’art de la ponctuation, C’est mon travail, quand quelqu’un vient me parler, de ponctuer un texte qui, sinon, serait un monologue qu’il n’entendrait pas, d’ailleurs, parce que ça partirait tout seul. Tu n’as jamais fait d’analyse ? (Non) Toi qui es passé du monologue au roman, peut-on dire que tu as fait un travail de ponctuation sur ton propre discours ?

JFH : Oui, ça ne me pose pas du tout de problème de l’admettre. Je m’aperçois que, plus j’avance, livre après livre, plus je me transforme, et les enfants l’ont senti.

VC : Les tiens ?

JFH : Mes enfants, oui ! Ils étaient encore jeunes quand j’ai publié le premier roman, en 2007. Ma fille avait 22 ans, mes fils 20 ans et le plus jeune 10 ans. Ils ont senti en moi une sorte de transformation, alors que je raconte l’histoire d’un vieil Allemand qui a fait la guerre, et qui est dans une maison pour personnes âgées ; il radote un peu par moments. Ils ont très bien senti que ce n’était pas seulement dû au fait que j’aie été publié. Le personnage, il fallait quand même que je le nomme, à un certain moment, et j’avais pensé à l’appeler simplement Joseph, en pensant au personnage de Kafka. Et puis ce Joseph est devenu, parce qu’il avait besoin d’un nom de famille, d’un mot que j’aime bien en allemand, Heller, qui veut dire à la fois un petit sou de rien du tout, et c’est à la fois un comparatif, plus clair… À un moment donné, il a eu un grand-père qui a fait la première guerre mondiale, et qui voulait que son petit-fils s’appelle Friedemann (homme de paix). Il s’appelle donc Joseph Friedemann Heller, et c’est un de mes fils qui me dit : Papa, tu t’es rendu compte que c’est tes initiales ? (rires) Depuis, la psychanalyse, je pourrais bien y croire !

VC : On s’arrête sur cette magnifique interprétation que ton fils t’a faite. Je te remercie encore de ce très bon moment que tu nous offres.

 

Notes:

  1. Jean-François_Haas, Wikipedía.
  2. Arno Stern, Le jeu de peindre, Acte Sud, 2011.
  3. Merci à Jean-François d’avoir interprété mon lapsus : j’avais en effet dit Giono pour Pagnol. La gloire de mon père, ce n’est pas Jean le Bleu.
  4. « Rencontre avec l’écrivain Jean-François Haas chez lui à Courtaman ».
  5. « Idir, Vincent Monadé, Régine Detambel, Jean-François Haas ». ↑
  6. www.michelfr.ch.