Le vivant, comme le divan, conversation avec Grégoire Bouillier

1er septembre 2024, Le livre sur les quais, Morges.

Très honorée d’avoir pu faire cette conversation avec Grégoire Bouillier qui est venu présenter à Morges son dernier roman, Le syndrome de l’Orangerie, ainsi que la réédition d’un ouvrage inclassable, Rapport sur moi, un modèle d’autobiographie essentiel et épuré.

 

Violaine Clément : Merci, Grégoire Bouillier, d’avoir accepté si simplement cet entretien, grâce à un ami commun. Cette conversation a pour idée de donner à lire ce qui peut éventuellement s’attraper de l’inconscient dans les mots. Vous avez un usage des mots tout à fait formidable. Je dois vous dire que ce dernier roman… c’est un roman, n’est-ce pas1 ?

Grégoire Bouiller : C’est une autobiographie, ce n’est pas un roman, il n’y a rien d’inventé. Ce n’est pas non plus une autofiction.

V.C. : Lacan disait de la psychanalyse que c’était de la science-fiction. Vous signeriez ?

G.B. : Oui, c’est pas mal… Mais la science-fiction n’est pas forcément de la psychanalyse.

V.C. : Exactement, toute science-fiction n’est pas de la psychanalyse, mais la psychanalyse n’est qu’une science parmi d’autres.

G.B. : Oui, une science fiction. Sans tiret entre.

V.C. : Voilà… Et la science, pour vous, j’ai appris que vous avez également travaillé pour Science et Vie, n’est-ce pas ?

G.B. : Oui, j’ai été chef d’édition.

V.C. : La science, pour vous, dans ce que j’ai lu de vous, c’est un savoir très particulier, un savoir lié au sexe.

G.B. : Un savoir lié au sexe ? Non. Le sexe est un excellent moyen de connaissances, de nous, de l’autre, de tout ce qui nous échappe, de tout. Ce n’est pas le savoir qui est lié au sexe, c’est le sexe qui est lié au savoir. Il faut tout remettre à l’endroit avec vous, vous le faites exprès, hein ?, de tout mettre à l’envers…

V.C. : (rires) Quand on parle en psychanalyse de docte ignorance, on a l’idée que quand quelqu’un vient vous parler, il faut vraiment s’acharner à ne pas savoir à l’avance ce qu’il vient vous dire.

G.B. : Bien sûr, l’a priori, c’est le problème. Quand je fais le gros livre, là (sur la table), le fait divers évoquant la mannequin qui se laisse mourir de faim2, je suis tombé sur la définition de la connaissance telle que les Encyclopédistes et Diderot au premier chef l’ont formulée au XVIIIe siècle. C’est très intéressant. Avant, c’était Dieu qui savait. Dieu qui possédait toutes les réponses à toutes les questions et Lui, finalement qui était La réponse à tout. Cela a duré pendant des siècles, avant que Diderot et d’Alembert reformulent le savoir à partir de trois facultés humaines. La première, c’est la raison, c’est-à-dire le lien de causalité, le fait qu’une chose en entraîne une autre, et on peut donc savoir quelque chose en remontant la chaîne de causalité qui l’a fait naître. La deuxième faculté humaine, c’est la mémoire, soit le lien analogique : cette chose-là m’en rappelle une autre, et du coup, elle ne m’est plus inconnue, je peux l’associer à un référentiel, que ce soit dans le temps ou l’espace. Enfin, la dernière faculté, et c’est tout à fait étonnant, c’est l’imagination. L’imagination est une source de connaissances. Alors que personne ne sait exactement ce qu’est l’imagination. Voltaire écrit trente pages pour tenter de la définir, sans parvenir à être clair. Mais peut-être peut-on dire que l’imagination a quelque choser à voir avec l’inconscient…

V.C. : Oui ! Et l’imagination, vous la mettez en lien avec les mots, vous qui êtes un champion du monde de la métonymie.

G.B. : (rires) Oui, oui ! Disons ça comme ça.

V.C. : La métonymie, que beaucoup de gens, rationalistes, essaient d’éliminer parce que ce n’est pas ça, pas ça et pas ça… Vous, vous vous laissez aller, comme je vous ai entendu le faire lors de la conversation avec Maylis de Kerangal. Votre façon de parler de sa phrase était merveilleuse, parce que vous vous intéressez plus à la langue, aux mots, qu’au sens.

G.B. : C’est parce que le sens surgit, justement, de la langue et des mots, et pas de quelque chose qui serait en-dehors de la langue et que j’essaierais de capter avec la langue. Il m’arrive souvent de vouloir dire quelque chose, et j’essaie de le dire avec des mots, et si je vais assez loin dans le travail, les mots me disent que, en fait, ce que je voulais vraiment dire, c’était autre chose. Je laisse aux mots la bride sur le cou même si c’est quand même moi qui dirige le truc ; mais ce n’est pas moi l’énergie de l’écriture, ce n’est pas moi qui écris, finalement. Par contre, tant que je n’ai pas épuisé la langue pour lui faire cracher son morceau, son petit sens, Lacan dirait aller au bout de mon désir, je travaille : je travaille la phrase, je travaille chaque mot, chaque phrase, chaque paragraphe. Je fonctionne par paragraphes.

V.C. : Oui, les paragraphes, dans le Rapport sur moi, sont d’une densité inouïe, ça m’énerve (rires), ils pourraient donner lieu chacun à un livre. Alors merci de m’avoir dit hier : Vous allez le lire pour demain ! Ça, c’est un défi ! Autre défi pour moi, ce qui fait que j’ai de la peine parfois à entrer dans certains livres, ou parfois à en sortir, c’est l’idée de qui parle. J’ai l’impression que chez vous, ce n’est pas tellement je, mais plutôt nous.

G.B. : Oui, vous avez raison. C’est un je qui est à la fois unique en ceci qu’il est commun (comme un) à n’importe qui. Je ne me crois pas du tout exceptionnel. Oui, je suis « comme un », bien vu Violaine !

V.C. : Vous êtes exceptionnel, comme tout le monde, vous êtes soumis à la langue, vous êtes parlé, vous avez été parlé avant de naître. Beaucoup croient qu’ils ont inventé la langue.

G.B. : En tous les cas, il s’agit de trouver sa propre langue à l’intérieur de la langue dite maternelle. J’essaie en fait de faire lien. Je ne parle pas de moi. Je pars de moi pour aller vers les autres, vers le monde, vers la littérature, etc. Pour essayer d’avoir quelque chose en commun, ne pas être tout seul. Ne pas rester tout seul avec ma famille, mon bordel, tout ce que vous voulez. Et puis, je trouve que ce sont des histoires qui peuvent arriver à tout le monde, chacun les siennes. Après la publication du Rapport, des gens m’ont écrit pour me dire qu’ils avaient bien compris que je racontais mes histoires de famille, okay, mais mon livre leur avait donné envie d’écrire leur propre « rapport sur moi », avec leurs histoires à eux. Là, je trouvais que le livre avait rempli sa mission.

V.C. : Oui, vous vous adressez à quelqu’un. Vous n’écrivez pas comme un autiste, tout seul.

G.B. : Je n’écris pas pour moi.

V.C. : Alors avez-vous une idée de pour qui vous écrivez ?

G.B. : Non ! Non, je ne sais pas du tout, et je pense que je n’essaie pas de le savoir. Mais je pense que j’écris pour faire lien. Si je m’adresse à quelqu’un, c’est aux êtres humains, aux individus, au monde entier, à tout le monde et n’importe qui.

V.C. : Quand je vous ai vu signer votre dernier livre, Le syndrome de l’Orangerie, pour cette dame, qui vous le fait dédicacer à elle-même, accoucheuse, c’était émouvant, la mère de Socrate était accoucheuse. Vous attrapez ça gentiment. On m’avait dit que vous étiez gentil.

G.B. : Je suis un bon gars, c’est vrai (rires) !

V.C. : Pourquoi ?

G.B. : Je n’aime pas la méchanceté.

V.C. : Ah oui, pourquoi, ça vous fait peur ?

G.B. : Peur ? Non. Je ne crois pas. C’est juste que je n’aime pas la méchanceté, la cruauté, etc. C’est drôle, mais dès qu’on n’aime pas quelque chose, on vous dit que c’est parce que vous avez peur de cette chose. Comme si la peur était au commencement. Les femmes disent souvent ça. Elles pensent que si on n’aime pas quelque chose – si on ne les aime pas ! – , c’est qu’on a peur. Mais on peut ne pas aimer tout court. Je n’aime pas les betteraves, mais je n’ai pas peur des betteraves. C’est seulement que cela ne me plait pas.

V.C. : C’est peut-être qu’une femme est moins sensible à ce qui lui déplaît à elle, elle a appris à plaire à l’autre.

G.B. : Oui. Il est très possible que, pour les femmes, au commencement est la peur, ce qui est absolument légitime.

V.C. : Ce n’est donc pas la peur, mais il y a l’idée de la mort qui revient tout le temps chez vous.

G.B. : Oui, j’ai depuis toujours une grande familiarité avec la mort, grâce à ma mère.

V.C. : Quand on voit ce jeune garçon, je me demande ce que j’aurais fait si je vous avais rencontré à cet âge-là ? Je pense à cette rencontre avec le médecin…

G.B. : Le psychanalyste qui vient chez nous, appelé par le Samu parce que ma mère vient de tenter de se suicider.

V.C. : C’est un psychiatre qui vient, suite à la tentative de suicide de votre mère et là, vous vous dites qu’il vous a vu.

G.B. : Un espoir immense à ce moment-là. Je sens qu’il a vu le petit garçon prisonnier de la violence familiale et qu’il va me sauver, qu’il va dire à mes parents qu’il faut se soucier de moi, etc. J’espère même qu’il m’emporte avec lui, c’est dire… Sauf qu’il s’en va, alors qu’il avait vu. Rien à foutre.

V.C. : Il prend son manteau en poil de chameau. Franchement, on lui tirerait une claque. Avez-vous l’idée que vos livres, c’est aussi une façon de vous faire voir, maintenant ? Qu’on ne vous laisse plus au coin, sur le seuil ?

G.B. : Ah oui, bien sûr ! Et de me faire entendre. Ce n’est pas pour rien si à la première page du tout premier livre que j’ai écrit3, je raconte une scène où ma mère déboule dans notre chambre à mon frère et moi pour nous demander si nous l’aimons ! Et moi, je luis dis qu’elle nous aime « un peu trop » et, vlan, elle veut se jeter par la fenêtre du 5e étage. Le paragraphe se termine en disant que lorsque je mets dans le mille, j’ai l’impression de retrouver la faculté de parler sans crainte.

V.C. : Dès votre naissance aussi, vous dites que vous êtes toujours souriant. Un bébé qui sourit tout le temps, ça fait un peu peur. Ça a fait tilt pour moi, comme dans un film d’horreur (rires).

G.B. : Je n’ai jamais vu ça sous cet angle, que ce serait horrible, genre la poupée Chucky… J’étais juste un bébé joyeux, plein de vie. Les sage-femmes m’adoraient. J’étais leur mascotte.

V.C. : Je ne sais pas comment fait une maman avec un tel objet qui sort d’elle. Vous lui avez demandé si elle avait pu avoir peur de vous, elle ?

G.B. : Non, non…

V.C. : Cet amour qu’elle a pour vous, dont vous dites qu’il y a trop d’amour…

G.B. : C’est une façon de… Enfin, j’ai huit ans, je ne peux pas prendre en compte ma mère, l’autre. C’est tout de même moi l’enfant ! Et là, l’autre me pose une question, et, bon, j’hésite quand même, je pressens que ça pourrait mal tourner, que ma mère pourrait mal prendre le fait que je lui dise avec d’infinies précautions qu’elle est excessive et étouffante, mal prendre le fait que je lui dise la vérité comme elle me le demande. Et elle n’entend pas du tout. C’est ce jour-là que j’ai compris que certaines questions n’en sont pas.

V.C. : Elle n’entend pas du tout, mais elle n’arrête pas de vous voir, elle vous regarde.

G.B. : Non, ce n’est pas moi qu’elle voit.

V.C. : C’est quoi ?

G.B. : Je ne sais pas… son amant algérien ?

V.C. : Vous pensez que c’est ça ?

G.B. : Oui, il y avait de ça. Elle me regardait intensément et elle me disait que j’étais un « enfant de l’amour » …

V.C. : Quand on parle d’inceste, tout le monde se moque de Freud en voyant dans son complexe d’Œdipe un délire personnel… Mais n’y a-t-il pas quelque chose de ça qui sous-tend tous vos livres ?

G.B. : Oui, et j’en parle aussi.

V.C. : C’est beau, cette scène du baiser, parce que vous y allez.

G.B. : Oui, parce que je me dis : « Mais si c’est ça que tu veux, allons-y, je peux te le donner et, comme ça, tu me laisseras tranquille ».

V.C. : Et elle ne dit pas non.

G.B. : Elle ne dit pas non.

V.C. : Il y a l’idée d’une barrière qu’elle n’avait pas, elle.

G.B. : Ah oui, mais je pense qu’elle a été… ça, je l’ai raconté bien après parce que je l’ai su plus tard mais elle a été violée dans son enfance par quelqu’un de sa famille. C’est elle qui me l’a dit. Cela explique bien des choses. Le viol, ça fait des dégâts, évidemment, pour la personne qui a été violée, mais aussi pour tout l’entourage, et aussi pour les enfants, c’est une chaîne sans fin.

V.C. : Vous pensez que c’est sans fin ?

G.B. : Jusqu’à ce que quelqu’un brise le cercle. Et écrire, c’est casser le cercle.

V.C. : Chez vous, c’est ça qui m’a attrapée, c’est ce que je ne comprends toujours pas ce qui de l’inconscient s’écrit. Alors que ça ne peut pas passer, parce que ça ne s’arrête pas. Cet espoir, ne pensez-vous pas que les Grecs avaient raison, qui considéraient Elpis, la déesse de l’Espoir, comme une divinité folle, malfaisante, mortifère ?

G.B. : Ah oui ? Je ne savais pas.

V.C. : Vous posez vos objets, livre après livre, en espérant que ça s’arrête.

G.B. : Étrangement, mais ce n’est pas si étrange finalement, je pense que ce livre était aussi adressé à mes parents, même s’ils ne sont pas le sujet du livre. Le sujet, c’était ce que j’avais vu et entendu et compris en 40 ans d’existence, à partir de scènes clés et de liens souterrains les reliant étrangement. Il y a donc des scènes qui concernent ma famille, qui est bizarre comme toutes les familles, mais je ne cherchais pas du tout à régler mes comptes. Je voulais juste dire ce qui s’était passé pour moi, sans mentir et j’espérais qu’ils allaient comprendre, réaliser que, bon, cela n’avait pas toujours été facile pour moi, même si je ne leur reprochais rien.

V.C. : Vous croyez que la vérité sort de la bouche des enfants ? C’est-dire : vous croyez qu’on peut d’abord la dire (oui, je crois) et ensuite, qu’on peut l’entendre ? Lacan a parlé de varité…

G.B. : Ce n’est pas parce que Lacan l’a dit que… On peut quand même essayer de dire la vérité.

V.C. (rire) C’est ça. Savez-vous que c’est impossible ?

G.B. : J’ai un truc avec la vérité. D’accord, la vérité, on ne peut pas la dire, c’est impossible, insaisissable… Okay. Mais ça, on peut le dire une fois qu’on a beaucoup, beaucoup, beaucoup, beaucoup cherché la vérité. Parce que si c’est un postulat de départ, alors c’est la porte ouverte au mensonge. Car le mensonge existe. Le déni existe. Et si le mensonge existe, alors existe aussi la possibilité de la vérité. Je trouve qu’avec ce livre, qui pour moi n’était pas du tout une charge contre mes parents, ce n’était pas : famille je vous hais… Non. C’était exactement la phrase qui figure sur la quatrième de couverture de la première édition, « Ce sont des choses qui arrivent ». Voilà, ce sont des choses qui nous arrivent, en bien ou en mal, ce n’est pas la question. Sauf qu’ils ont voulu me faire un procès.

V.C. : Ah bon ? C’était une façon de vous dire que c’était vrai.

G.B. : Eux disaient plutôt : « C’est complètement faux, tu as tout inventé, tu es un menteur, tu es un ingrat, on va te faire un procès », avec une lettre de mon père, téléguidé par ma mère, évidemment, qui fait cinq pages. De mon côté, j’ai décidé à ce moment-là que je ne les reverrais plus, si c’était à ce point…

V.C. : Ah, ça vous a coûté cher !

G.B. : De mon point de vue, mon livre était une main tendue, même si elle était rude à saisir : « Est-ce que vous pouvez entendre votre enfant ? » C’était une façon de me faire reconnaître. Et là, ça a été le déni absolu.

V.C. : Ils ne pouvaient pas faire autrement, si ça se trouve.

G.B. : À l’évidence, ils ne pouvaient pas faire autrement. C’est même logique.

V.C. : S’ils pouvaient dire oui à ça, ils n’auraient pas été ces parents-là.

G.B. : C’est pour ça que je dis que c’est logique.

V.C. : Mais quand vous parlez de la vérité, l’aletheia, c’est le fleuve des morts, le fleuve de l’oubli qui mène aux Enfers. Et vous, avec votre recherche sur les Nymphéas dans Le Syndrome de l’Orangerie, vous cherchez à faire sortir les morts de l’oubli. Comme dans cette scène merveilleuse avec le professeur de musique ; ah je l’ai aimée cette scène, où une fois encore, on vous dit que ce que vous racontez n’est pas vrai.

G.B. : Oui, toujours !

V.C. : Si quelqu’un dit quelque chose, il faut le croire. Ce professeur de musique ne veut pas admettre que vous entendez autre chose dans le printemps de Vivaldi, comme on ne veut pas admettre que vous voyez autre chose dans les Nymphéas.

G.B. : Mais en même temps il a raison. Il est prof de musique, il n’a pas à s’occuper de mon cas particulier. On ne peut pas faire autrement, pas à l’école.

V.C. : Si, on peut faire autrement. Et c’est peut-être ça la différence entre l’école française et la suisse, à mon avis (rire) ; c’est pour ça qu’Einstein a réussi à l’école suisse – c’est qu’on a l’idée que celui-ci, qui pense bizarrement, a peut-être raison contre tout le monde.

G.B. : Ah, et bien en France, ce n’est pas ça.

V.C. : Je crois que certains professeurs en France aussi essaient de soutenir ça. On peut dire à cet enfant qu’il a raison, sauf à lui dire aussi qu’il a ses raisons et qu’il n’a pas à les imposer à tout le monde. Sinon, on en fait un tyran, un Hitler. C’est ce que disait un autre écrivain, Michel Layaz, qui disait craindre ceux qui ne trichaient pas, parce qu’ils pouvaient devenir de très bons kapos dans les camps de concentration. Votre rapport à la vérité pourrait-il avoir quelque chose d’aveuglant ?

G.B. : Non, parce que c’est une quête, ce n’est pas une certitude.

V.C. : Vous n’aviez pas pensé, quand vous avez écrit votre Rapport sur moi, qu’il pourrait être insupportable pour eux ?

G.B. : Je ne l’ai pas pensé comme ça, et je ne l’ai pas voulu comme ça. Je pense que pour une fois, j’ai pris soin de moi.

V.C. : Vous l’avez écrit pour vous ?

G.B. : Je l’ai écrit pour moi, je l’ai écrit pour ma fille aussi, étrangement. Parce que sa mère, dont je suis séparé, était écrivain aussi. Elle était plus dans l’autofiction. Elle avait écrit un livre dans lequel j’étais impliqué aussi – on était séparés – et elle avait donné sa version de l’histoire. Et sa version était sa vérité, on est d’accord, mais factuellement, elle était fausse. Ce n’était pas vrai, elle disait des choses que j’avais faites, qu’elle avait faites, et ce n’était pas vrai. Factuellement, ce n’était pas ce qui s’était passé. Et moi, je ne voulais pas que ma fille n’ait que cette version, écrite.

V.C. : Donc, c’est une réponse ?

G.B. : C’est une réponse. Je voulais que ma fille ait aussi le son de cloche de son père, qu’il y ait un livre de son père.

V.C. : Ce n’est donc pas que le livre d’un fils, mais aussi le livre d’un père.

G.B. : Et c’est pour ça que j’ai pu écrire le livre du fils. C’est le père qui prend la parole. La langue est extrêmement tenue, il n’y a pas de débordement.

V.C. : C’est d’une densité qui m’a fait tourner la tête. L’idée du père et du fils, pour moi qui ai grandi dans la religion catholique, me fait poser la question du Saint-Esprit. Vous le mettriez où ? La trinité est toujours là chez vous ?

G.B. : C’est l’écriture, la littérature. Elle est toujours là. C’est le lien.

V.C. : Hier, en vous écoutant parler avec Maylis de Kerangal, j’entendais : les récits, les récits, et je ne savais plus si je devais l’écrire RSI, réel, symbolique, imaginaire (rires). Je me disais que vous étiez lacanien. Et vous ne le savez pas, et tant mieux.

G.B. : (rire) Oui, mais pas dans la théorie, et pas jusqu’à l’abstraction.

V.C. : Justement, c’est concret.

G.B. : L’inconscient, lorsque je parle d’Ulysse, au-delà du jeu de mots, son « je suis Personne », on oublie toujours la prévision de l’Oracle, à savoir que lorsqu’il aura retrouvé Pénélope, il devra de nouveau s’en aller, partir. Il lui faudra, non plus prendre la mer mais prendre la terre, en emportant avec lui une grande rame, jusqu’à ce qu’il rencontre quelqu’un qui lui demandera ce qu’il fait avec sa planche à pain. Alors il plantera sa rame en terre et fondera un royaume. Ce genre de jeu de mots qui fait qu’une rame est aussi une planche à pain, ce glissement dans la forme comme dans le sens, j’adore ça.

V.C. Cette sensibilité aux jeux de mots encore plus vraie pour les Grecs, qui ne savaient pas tous écrire, et qui entendaient donc encore mieux ces jeux. On s’est alphabêtis en apprenant à lire (rire)… et aussi l’ouïe…

G.B. : C’est très joli alphabêtir … En apprenant à décapiter aussi, l’ouïe comme Louis XVI (rires)…

V.C. : C’est ce qui me plaît tellement quand j’écoute Philippe Katerine, très connu depuis les récents Jeux Olympiques, raconter comment il s’est transformé en poubelle, parce qu’on l’appelait ainsi, obligeant les autres à le sentir.

G.B. : Ah, j’ignorais…

V.C. : Et sa chanson sur les enfants de moins de trois ans qui ramassent des cailloux dans les cimetières, ça me fait penser à vous, l’enfant qui shoote ce petit caillou jusqu’à l’école, jour après jour.

G.B. : Ah j’avais oublié l’histoire des cailloux que je trimballais tout du long du trajet de l’école… (il sort de sa poche une bille transparente et la fait rouler.)

V.C. : Vous êtes toujours ce petit garçon. Le sujet n’a pas d’âge.

G.B. : Non, c’est intemporel.

V.C. : Entre nous, quand vous m’avez dit que j’étais votre maman….

G.B. : Mais non, c’était pour déconner !

V.C. : Déconner, la connerie, c’est un des noms de l’inconscient. Ça vous attrape, vous me le dites, je ris… Vous utilisez souvent l’humour. Est-ce une forme de politesse ?

G.B. : Non ! De vitalité. Je me suis posé la question, et on me la pose souvent. L’humour comme politesse du désespoir, c’est tellement éculé que j’ai l’impression que ce n’est plus moi qui parle (rires).

V.C. : Vous n’aimez pas prendre les mots des autres (Non) pourtant, on n’a que ça…

G.B. : Oui, mais je veux essayer que ce soit les miens, de mettre mes propres mots, que ce soit investi, que ce ne soit pas des mots creux. Les mots de tout le monde, ce sont des mots dans lesquels je ne suis pas. J’essaie de mettre des mots dans lesquels je suis, même si ce sont ceux de tout le monde, je n’invente pas une langue à moi, je veux me faire comprendre dans la langue ordinaire. En réfléchissant à ça, je me suis dit que l’humour, c’était de la vitalité, c’est ma force de vie contre les pulsions de mort du monde.

V.C. : Pulsions de mort qui sont toujours là, la pulsion de mort est aux commandes.

G.B. : Bien sûr. En moi aussi.

V.C. : Quand j’entends la vitalité, la vis, c’est aussi bien la violence, mais j’entends aussi avec vous le Witz, ce qui en allemand, chez Freud, nommait le mot d’esprit et sur lequel il a écrit le fameux Le mot d’esprit et ses relations avec l’inconscient. Vous avez le sens du Witz, vous le cherchez.

G.B. : Oui, il y a quelque chose de cet ordre. Quand je faisais l’enquête généalogique sur Marcelle Pichon, ce fait divers que j’ai investigué sur 900 pages, je dis à un moment que j’utilise chaque jour plein de mots dont j’ignore l’étymologie. Ce qui ne m’empêche pas de parler. Oui, mais je ne sais pas qui dit que l’étymologie est l’inconscient des mots, qu’ils en sont chargés.

V.C. : Cicéron inventait des étymologies pour soutenir son dire, et Lacan faisait comme lui en disant qu’il s’en sert quand elles le servent. On peut faire dire n’importe quoi aux mots. C’est une façon de se rendre maître de la langue et de ne pas la laisser se servir de vous. C’est une liberté.

G.B. : C’est un combat contre la langue qui nous agit, qui nous fait parler en dehors de nous. Ce n’est pas tant de la contrôler, mais d’exister à l’intérieur de ce continent.

V.C. : Chez vous, l’être serait du côté de la mort et l’existence du côté de la vie. C’est quand même souffrir de ça ?

G.B. : Euh… Mais j’ai quand même conscience de l’être.

V.C. : Des lettres, en tout cas.

G.B. : Des lettres, voilà, je suis un homme de l’être (rires) !

V.C. : Donc vous vous êtes fait maître/mettre de lettres. Mais j’ai appris hier que vous aviez commencé par la peinture ?

G.B. : Oui, eh bien, à partir du moment où ma mère avait pris tout le langage… Parce que c’est elle qui avait tout le langage.

V.C. : Comment peut-on prendre tout le langage ? C’est vous, c’est votre interprétation.

G.B. : C’est surtout un constat. Ma mère prenait toute la place. Vous le savez bien : c’est toujours le plus névrosé qui impose sa loi et c’était le cas à la maison. Mon père n’avait pas la parole, ni mon frère ni moi. Nous devions tous penser à partir de ses mots à elle. C’était comme ça.

V.C. : Elle prenait toute la place !

G.B. : Elle prenait toute la place, et notamment tout le langage. Et à partir du moment où j’essaie de parler, de lui dire mon ressenti, et qu’elle se jette par la fenêtre, c’est fini. Le langage est parti avec elle en se jetant par la fenêtre. Et moi, je me suis mis à dessiner.

V.C. : Personne ne dessinait chez vous ?

G.B. : Non. Là, il y avait quelque chose de possible. Alors j’ai passé toute mon enfance et mon adolescence, à faire des dessins, et quand j’ai quitté mes parents, j’ai continué à faire de la peinture. J’ai fait de la peinture pendant dix ans. Mais il me manquait quelque chose dans la peinture.

V.C. : Vous arriveriez à dire aujourd’hui ?

G.B. : Oui, les mots ! Je voulais dire quelque chose et la peinture n’était pas suffisante. La peinture, elle est avant le langage. C’était un refuge, ce n’était pas retrouver la faculté de parler sans crainte…

V.C. : C’est pour ça que Monet vous a intéressé autant. Le travail qu’a réussi à faire Monet, c’est de dire avec la peinture quelque chose que peut-être, avec les mots, il n’aurait pas pu.

G.B. : Il ne pouvait pas. Lui, il ne disait rien. Il ne s’est jamais expliqué. Rien. Ce n’était pas du tout un homme de paroles. Dans ses lettres, il ne fait que se plaindre : « je n’ai pas assez d’argent, je suis pauvre, je suis malade ». Il n’y a jamais de joie, jamais. C’est dans sa peinture qu’il mettait tout ça. Ce qui est très beau, je trouve, c’est d’avoir mis tous ses deuils, tous ses chagrins dans la peinture et d’avoir réussi cette métamorphose, cette sublimation, au sens propre.

V.C. : Vous donnez vraiment envie d’aller voir ses œuvres. Vous écrivez pour faire lire, pour faire lien, pour faire désirer. Vous mettez au cœur de votre travail la question de l’autre… Avec ou sans majuscule ? demanderait Lacan…

G.B. : Allez, encore une petite rasade (rire) !

V.C. : C’est vrai que ce que Lacan m’a donné, c’est qu’on ne peut plus me faire taire, il est avec moi (rire).

G.B. : (rire) Moi non plus, on ne peut plus me faire taire. Dans la conversation, on essaie de dire un truc et il y a toujours quelqu’un qui vient vous contester, vous empêcher d’aller au bout de votre pensée, etc. Au moins, quand j’écris, personne ne peut m’interrompre. Écrire, c’est se mettre à penser ou, plus exactement, c’est découvrir sa propre pensée. Après, des lecteurs lisent. Ou pas. Ils aiment. Ou pas. Peu importe. Ce qui compte pour moi, c’est d’avoir pu dire ce que j’ai à dire. D’être allé au bout de ma parole en la faisant exister.

V.C. : Et donc, à la fin de son enseignement, après avoir traversé le symbolique, Lacan parle de l’Autre comme du corps. On a tous à faire à un corps, on en voudrait peut-être un autre, on croit qu’on l’a, il fout le camp. On essaie de l’habiter, ce corps qu’on ne reconnaît pas toujours dans le miroir et qu’on doit réhabiter chaque matin. Avec Marcelle Pichon, c’est ça qui m’a frappée, et je pense que c’est pour ça que j’ai lâché le livre, après 450 pages, et ne le trouvant plus, je viens de le racheter parce que maintenant je veux le reprendre. Qu’est-ce qui fait que ça me soit arrivé ? Comprenez-vous que quelqu’un puisse être submergé par vos phrases de vagues, par vos vagues de phrases ?

G.B. : C’est comme un bonheur trop grand, on suffoque, c’est trop parfois (rire).

V.C. : Que je manque de me noyer, ça vous va ?

G.B. : Mais oui, au moins vous avez vécu quelque chose. Ce n’est pas forcément tranquille, ce n’est pas forcément confortable. En même temps, c’est vivant. Ça crée quelque chose de vivant. Moi, j’essaie d’être vivant quand j’écris. Je suis beaucoup plus vivant quand j’écris que là, qu’en temps normal. Écrire c’est intense, c’est du temps intense et ça me va très bien si on retrouve cette intensité à la lecture. C’est même le mieux.

V.C. : Vous seriez d’accord qu’on s’arrête là ?

G.B. : Oui. Avec plaisir.

Photo de Grégoire Bouillier, copyright Pascal Ito.

 

Notes :

  1.  Levons ce malentendu sur le livre dont parle Grégoire Bouillier : alors que je lui parlais du Syndrome de l’Orangerie, il me répond en parlant du Rapport sur moi, paru chez Allia en 2002 et réédité chez J’ai lu, collection Les iconiques, en 2024.
  2.  Grégoire Bouillier, Le cœur ne cède pas, Paris, Flammarion, 2022, 912 pages.
  3. Première page du Rapport sur moi, p.7, J’ai lu.