L’origine, une question ?

Conversation du 5 mars 2024 avec François Ansermet, actuel président de l’ASREEP-NLS, membre de l’ECF, de la NLS et de l’AMP, à propos de son dernier livre, L’origine, qu’est-ce que ça change, éditions Labor et Fides, Genève, 2024. Relu par Jean-Christophe Contini.

 

Violaine Clément : J’ai lu avec beaucoup d’intérêt votre dernier livre, L’origine, qu’est-ce que ça change ? 1 dont le titre m’a particulièrement parlé puisqu’il se trouve que ma fille fait à la RTS des capsules sous le titre : « ça change quoi pour toi ? »2. Vous avez l’impression que l’origine, ça change quelque chose pour vous ?

François Ansermet : L’origine, je dirais que c’est une question sans réponse. On est face à une tension autour de l’origine. Parce que d’une part, l’origine, ça change tout. Si on naît avec une maladie génétique, si on se trouve dans une situation traumatique de guerre, de pauvreté, de misère, de violence dans les relations, on ne va pas dire que ça ne change pas quelque chose. Mais d’un autre côté et d’autre part, le message de ce livre, c’est de dire qu’on peut tout changer de ce que change l’origine. Il y a : d’où l’on vient ; et il y a : ce que l’on devient. La problématique du devenir va au-delà de l’origine.

V.C. : J’ai lu aussi, après votre livre, ce récent ouvrage de Pascal Quignard3, dans lequel on trouve du reste la conférence qu’il a faite à l’ECF. Pour lui, l’art naît du désir de ce qu’on n’a pas pu voir, lors de cette Nuit sexuelle. Vous parlez, vous, de l’invisible, de quelque chose qu’on aimerait voir. Et le prochain congrès de la NLS porte sur la « clinique du regard ». Croyez-vous que tout le monde, ou disons, beaucoup de gens, aient envie de voir, ou de savoir d’où ils viennent ?

F.A. : Je pense que la question de savoir d’où l’on vient soulève une certaine angoisse. Je me souviens que Quignard disait : « nos parents faisaient autre chose en nous faisant »4. Ils étaient même très occupés. C’est le côté sexuel. On ne peut pas l’écarter. Peut-être que c’est une idée insupportable, qu’on provienne d’une scène sexuelle qui ne nous visait pas nous. Les enfants ont une certaine pente à nier la sexualité de leurs parents. Le seul couple, dans l’inconscient, c’est celui du père et de la mère, et non pas celui de l’homme et de la femme. Mais ce dont parle Quignard dans La nuit sexuelle est équivoque : la nuit, c’est peut-être la sexualité cachée au regard des autres, mais je pense que c’est aussi la question de la mort. Il y a l’origine sexuelle, mais il y a aussi le fait que l’origine introduit à la mort en même temps qu’à la vie. C’est ça que met en scène le tableau de Courbet, L’origine du monde. L’origine met à la fois en jeu le sexe et la mort. C’est aussi ce qui est au centre du fameux rêve inaugural, fondateur de la psychanalyse : le rêve dit de l’injection faite à Irma, que Freud développe dans L’interprétation des rêves5. C’est un rêve d’angoisse de Freud devant la bouche d’Irma, où il y a un glissement de la bouche au sexe que Lacan commente : « Il y a là une horrible découverte, celle de la chair qu’on ne voit jamais, le fond des choses, l’envers de la face, du visage, les secrétas par excellence, la chair dont tout sort, au plus profond même du mystère, la chair en tant qu’elle est souffrante, qu’elle est informe, que sa forme par soi-même est quelque chose qui provoque l’angoisse »6. Ce trou d’où la vie est issue est aussi celui de la mort : le fond de la gorge d’Irma, c’est à la fois « l’abîme de l’organe féminin d’où sort toute vie, que le gouffre de la bouche, où tout est englouti, et aussi bien l’image de la mort où tout vient se terminer »7. Le trou de l’origine, c’est en même temps le trou sexuel et le trou de la mort. C’est là peut-être la part la plus complexe dans l’origine – la nuit de l’origine.

Comme Pascal Quignard le dit dans la première page de La nuit sexuelle : « une image manque dans l’âme, on appelle cette image qui manque l’origine »8. Pourquoi est-elle manquante ? Parce que le lien entre sexualité et procréation est impensable, ou parce que ça a à voir avec la mort ? Je cite9 aussi Ramuz, qui dit dans un texte formidable qui s’appelle Symétrie : « Tu nais, mais du sein de la mort, cette grande mort d’en arrière, qui est une mort qu’on oublie, tandis que l’autre est toujours sous nos yeux»10. On a peur de la mort qui est devant, mais le grand mystère, c’est la nuit de cette mort d’où l’on provient, et dont on a peut-être déjà eu l’expérience. Je crois que c’est Prévert, qui savait tellement bien dire l’enfance, qui disait que les cris des enfants, il faut bien les saisir, croyez-en ma vieille expérience. C’est ce qu’interroge l’origine, le trou d’où l’on vient et où on va finir, l’origine du monde, qui confronte à un réel subjectivement inassimilable.

V.C. : Cette question du réel, de l’impossible, que certains interrogent, parfois trop, me fait penser à ces enfants qui se passionnent pour les dinosaures, comme s’ils voulaient aller dans le passé d’avant l’homme. Alors que d’autres n’arrivent pas à imaginer le monde d’avant lui. C’est un fait que ces questions d’enfants sont très intéressantes. Mais si l’horreur de la question, c’est la réponse, diriez-vous qu’à trop vouloir répondre à ces questions, on voit foisonner ces délires qui nous occupent, qui nous font vivre, mais qui bouchent aussi le trou de la question ?

F.A. : Absolument, je suis tout à fait d’accord avec vous. On pourrait dire que toutes les explications et les anamnèses, les histoires de famille, les histoires d’identités, le désir de savoir d’où l’on provient, ce sont de fausses réponses à une vraie question. D’où viennent les enfants ? Une question qui n’a pas de réponse, comme disait Freud. Ce n’est pas une mauvaise nouvelle. Ce n’est pas un drame. C’est justement parce qu’il n’y a pas de réponse possible que chacun peut inventer les siennes. C’est parce qu’il n’y a pas de réponse qu’il y a un devenir est possible, autrement.

V.C. : Et donc on ne peut parler que de ce point où il n’y a pas de réponse.

F.A. : Très bonne formulation : c’est parce qu’il n’y a pas de réponse qu’on peut parler.

V.C. : On peut donc interroger la volonté de certains de ne pas parler. Pourrait-on dire qu’ils savent qu’il n’y pas de réponse… comme s’ils nous disaient : « circulez, il n’y a rien à voir ! ». Dans votre conclusion, vous parlez de l’instant du devenir11. Or nous parlons avec Lacan de l’instant de voir. Vous aimez renverser la vapeur. Ainsi l’instant du devenir est-il toujours présent, et le grand absent serait dès lors le rapport sexuel qu’il n’y a pas. Ce serait la question bouchée.

F.A. : On pourrait dire qu’il y a un non-rapport aussi entre d’où l’on vient, et ce que l’on devient.

V.C. : D’où l’on vient devient.

F.C. : Absolument : d’où l’on vient, devient. Et entre l’origine et le devenir, il y a un temps zéro. Un temps zéro entre deux temps, entre ce qui était, qui n’est plus, et ce qui sera qui n’est pas encore. Et entre les deux, il y a un temps zéro, qui est celui où on peut se donner un nouveau devenir.

V.C. : C’est une question de danse : chacun est convoqué à danser, à faire de ce corps un vivant, et d’autres vont s’occuper de l’inscrire, avec ses objets de jouissance, éventuellement d’éterniser un peu la vie de ce quelqu’un.

F.A. : Danse, chorégraphie, c’est une jolie formule. J’avais plus modestement pris le terme de tourbillon, emprunté à Walter Benjamin, cette expression que j’aime beaucoup : « l’origine se prend dans le tourbillon du désir »12]. C’est là qu’est l’origine, dans le tourbillon du devenir, qui est aussi le tourbillon du désir. La psychanalyse, d’un côté, traite la logique de la cause déterminante où on cherche une cause chez les parents, dans l’histoire, dans la situation politique, biologique, avec des maladies transmises entre générations, mais d’un autre côté, il y a la logique de la réponse. Le travail du psychanalyste est de permettre à chacun de trouver ses propres réponses. Les réponses du sujet vont au-delà du déterminisme. Elles amènent plutôt à une critique du déterminisme. Nous sommes des praticiens de la réponse, des praticiens de la réponse surprenante, imprévisible. Il s’agit à la fois de la saisir quand elle surgit, comme une sérendipité (serendipity), comme quelque chose qu’on n’attendait pas. Il faut avoir la sagacité de se servir de la contingence, de la surprise, de l’étonnement. Et il s’agit peut-être aussi de créer l’espace, l’instant décisif, le temps zéro qui permette ce surgissement. Ce surgissement a besoin d’un espace, et d’un autre qui le reconnaisse. Dans l’acte analytique, il y a une part qui interprète, une part qui coupe dans les systèmes de jouissance, mais il y a une part créative qui se sert de ce qui était pour créer du nouveau.

V.C. : En parlant de danse, et d’origine, je pense à Foofwa d’Immobilité, qui a dansé sur la tombe de sa mère, au cimetière des Rois à Genève, dix ans après sa mort. Il a conçu la scène d’où il était né et a dansé sur le lieu où sera enterrée sa mère, qui elle-même a été danseuse. Ça m’avait fascinée, d’autant qu’il a parlé d’avoir commencé la danse avant la naissance, sa mère ayant dansé alors qu’elle était enceinte de lui, et il a chorégraphié Utérus, pièce d’intérieur, alors que sa fille avant un an. Les artistes nous donnent souvent à voir quelque chose de dérangeant, d’une autre scène.

F.A. : Oui, ce sont des créateurs, ils créent du nouveau, ils inventent, c’est pour cela que les artistes enseignent aux psychanalystes, qu’ils les précèdent, comme disait Lacan, et Freud aussi… La pratique de la lettre, disait aussi Lacan à propos de Duras, converge avec l’usage de l’inconscient. C’est sûr que les artistes précèdent les psychanalystes, et qu’une part de la recherche psychanalytique devrait se fonder sur la littérature, l’art, pourquoi pas la danse appliquée à la psychanalyse, plutôt que la psychanalyse appliquée à l’œuvre d’art, à la pratique du danseur. En même temps, ce qu’il y a d’extraordinaire dans ce que vous relatez, la chorégraphie sur la tombe, va dans le sens d’un autre livre que j’ai écrit, L’origine à venir. Il s’agit de prendre l’origine non pas seulement à partir de ce qui est passé, mais de ce qui advient dans l’instant. Et faire une chorégraphie sur une tombe, c’est transformer quelque chose dans le sens de lui donner une origine à venir. Même à la mort…

V.C. : Oui ! Et vous m’avez demandé un jour comment on écrivait dans les mots croisés en deux lettres : condamné à mort…

F.A. : Oui, « né » !

V.C. : (rire) Je peux vous dire que ça m’a fait à la fois un effet d’épouvante, mais aussi d’allègement. Ça a permis d’inscrire quelque chose de plus viable, de plus vivant. Oui, nous faisons beaucoup d’effort pour ne rien savoir du fait que nous sommes mortels. Freud l’a rappelé avec Si vis vitam, para mortem, transformant le Si vis pacem, para bellum de Machiavel, aujourd’hui au cœur de notre actualité. Ne pas hésiter à rappeler la mort permet paradoxalement de mieux vivre.

F.A. : Exactement ! On peut dire aussi avec Lacan qu’il y a deux registres de la mort : la mort qui met fin à la vie, et la mort qui sous-tend la vie : « Car il ne suffit pas d’en décider par son effet : la mort. Il s’agit encore de savoir quelle mort, celle que porte la vie ou celle qui la porte »13. On pourrait aussi le dire avec Ramuz : « C’est à cause que tout doit avoir une fin que tout commence ».

V.C. : Quid de l’amour face au désir d’éternité ? Quand Jacques-Alain Miller dit qu’un amour qui ne se voudrait pas éternel n’a pas d’allure, c’est aussi ce désir d’éternité que vous interrogez avec l’idée de l’origine.

F.A. : Oui, bon… L’éternité, c’est un mot compliqué.

V.C. : L’Aion !

F.A. : C’est un autre statut du temps, l’éternité. Pour dire les choses plus simplement, je dirais que l’origine est la question impossible par excellence. Les questions des enfants sont de cet ordre : « pourquoi je suis moi, et pas quelqu’un d’autre ? ». Qui peut répondre à ça ? « Pourquoi suis-je né ici et pas ailleurs ? ». « Pourquoi maintenant, et pas en un autre temps ? ». Encore une question impossible. C’est parce que c’est impossible qu’il est possible d’en faire quelque chose. Miser sur l’impossible pour créer du possible.

V.C. : Oui, mais n’y a-t-il pas un grand risque à aimer trop l’impossible ? On sait dans notre champ que dans la question du psychotique est aussi une question sur l’impossible. C’est ce que le livre de Jacques Borie nous enseigne14. Un exemple, avec ce jeune homme qui voulait savoir combien il avait de cheveux sur la tête, ou celui qui voulait attraper le moment exact où le jour passait à la nuit. Cette question de l’origine aurait-elle aujourd’hui quelque chose de trop universel, avec une envie de donner des réponses valables pour tous ?

F.A. : L’enjeu, c’est plutôt de se saisir de cet impossible. Sans l’impossible, la vie est impossible. Si on imagine que tout est déterminé, programmé comme une mission, que la mort est déjà connue, que tout ça est déjà prédit – j’ai écrit un petit volume à ce propos qui s’intitule Prédire l’enfant15 –, c’est dans le défaut de prédiction, c’est dans le non prévisible qu’on trouve la possibilité de devenir l’interprète de son propre désir d’exister.

V.C. : Mais aujourd’hui, il y a un non-désir d’exister qui est quand même assez communément partagé. Je suis surprise d’entendre, de rencontrer des jeunes gens, ou des moins jeunes, qui ne trouvent plus de désir. La question du désir est terrible…

F.A. : Oui et non, je dirais, par rapport au suicide des jeunes, que les tentatives de suicide des adolescents présentent un immense malentendu : le paradoxe est que celui qui fait un franchissement veut surtout sortir de la situation dans laquelle il est, pour peut-être enfin accéder à la vie. Au fond, c’est un terrible malentendu, puisque ça aboutit parfois, trop souvent, à la mort. Je dirais que dans les raptus suicidaires, ces catastrophes terrifiantes, comme le saut d’un pont, il y a vraiment l’idée de naître, de renaître après-coup. Celui qui fait un acte suicidaire a-t-il vraiment l’idée de mourir ? A-t-il une représentation que tout va finir ? C’est là qu’on retrouve votre question initiale sur l’origine du monde. Ce gouffre, est-ce celui qui donne naissance ou celui de la fin ultime ?

V.C. : Vous m’avez appris deux choses très intéressantes : l’une, que tous les enfants voudraient être issus d’une procréation assistée, ce qui les épargnerait de penser à la sexualité de leurs parents. L’autre, que l’adoption aussi pourrait être une jolie façon de répondre à côté de cette question, tout enfant devant adopter ses parents, et les parents aussi bien.

F.A. : Oui, il n’y a de père qu’adoptif, comme Joseph. Marie, c’est troublant – on est bientôt le 25 mars, jour de l’Annonciation. C’est extraordinaire, l’Incarnation : Dieu remet à une femme la possibilité de dire oui ou non à son projet de créer un fils. C’est à la réponse de cette petite Juive à la boucle d’oreille, comme l’a représentée Lorenzetti, qu’est suspendue l’annonce par l’ange Gabriel du mystère de l’Incarnation. On rejoint la série d’oxymores que décline Saint Bernardin de Sienne : « L’éternité vient dans le temps, L’immense dans la mesure, Le créateur dans la créature, Dieu vient dans l’homme, La vie dans la mort, L’incorruptible dans le corruptible, L’infigurable dans la figure, L’indicible dans le discours, L’inexplicable dans la parole, L’incirconscriptible dans le lieu, L’invisible dans la vision, L’inaudible dans le son »…

V.C. : J’aime tellement cette représentation de l’ange Gabriel dont les paroles entrent dans l’oreille de la Vierge pour qu’elle enfante. C’est par la voix…

F.A. : Absolument : il y a toutes sortes de représentations de l’irreprésentable. On avait fait avec des historiennes de l’art une recherche sur ce thème qui a été publiée aux P.U.F., L’ombre du futur, sur les mystères de l’irreprésentable dont le mystère de l’Incarnation est un champ16.

V.C. : C’est quand même un des mystères insupportables de notre temps, au moment où la France vient d’autoriser pour les femmes, non seulement à dire oui, mais aussi à dire non, par cette autorisation à l’avortement. La question de l’origine est liée aussi à celle du non.

F.A. : Il faut qu’un non soit possible pour qu’un oui soit possible.

V.C. : C’est ça !

F.A. : Parce qu’au fond, le paradoxe de la liberté des femmes, plutôt que le droit (à l’avortement), c’est la liberté de dire oui, qui est celle qui a été offerte à Marie… Mais vous habitez Fribourg, c’est une question dont je ne sais pas si on peut en parler comme ça (rire) !

V.C. : Je pense que oui, justement, parce que c’est une question fondamentale.

F.A. : La liberté de dire oui, je pense que c’est ça qui est au fond de l’avortement, parce que si vous n’avez pas la liberté de l’avortement, vous n’avez pas la liberté de dire oui. Un enfant naît parce que quelqu’un a eu la possibilité de dire oui. C’est, je crois, ce qu’on appelle la grâce de Marie…

V.C. : Marie qui est, du reste, née sans péché. On a chez nous quelques siècles d’habitude, avec le péché originel. C’est une autre histoire. Mais vous avez écrit aussi quelque chose d’intéressant, vous écrivez qu’on peut aussi naître du pire.

F.A. : Oui, c’était une histoire assez complexe : j’étais allé au Brésil où on m’avait présenté des patients dans un hôpital à Niterói, un peu l’envers de Rio. Il y avait des enfants des favelas en grande détresse, en particulier des enfants abandonnés qui portaient le nom du saint du jour où ils avaient été trouvés. J’y avais fait ensuite une conférence sur l’abandon comme origine. J’avais renversé les choses, parce que, finalement, chacun est l’acteur et l’auteur de son propre devenir. Qu’on soit issu de procréation assistée, d’abandon, ou même de viol, il peut toujours y avoir un trop d’histoire, une effraction, quelque chose de trop présent. Comment advenir du pire ? Je pense que c’est le pari de la psychanalyse, c’est le pari du clinicien, de permettre d’advenir aussi du pire. Bien sûr, je respecte énormément la complexité à laquelle font face ceux qui sont issus du pire du pire. C’est très difficile. C’est quelque chose dont j’ai parlé dans L’origine à venir17: les enfants qui ont été volés par la junte argentine, et ignoraient que ceux qu’ils prenaient pour leurs parents, avaient été en fait les assassins de leurs parents. Ils ne l’ont découvert que tardivement, grâce aux grands-mères de la Place de Mai, et à leurs luttes. J’avais dû faire une préface à un travail d’une collègue formidable, Vania Widmer, qui a fait une thèse sur cette histoire qu’elle a publié ensuite sous forme d’un livre qu’elle m’a demandé de préfacer18. Son travail m’a énormément touché, et je me suis demandé comment je pouvais écrire pour dire que l’enjeu était pour ces enfants de trouver la vie pour advenir du pire. Comment peut-on en advenir, si ce n’est encore une fois en passant par l’impossible ? Et c’est possible parce que l’origine, c’est aussi maintenant !

V.C. : Et du reste, maintenant, il y a des enfants, il y en a beaucoup, qui ont été enlevés en Ukraine, qui sont élevés en Russie. C’est d’ailleurs à partir du moment où on l’a su que la Suisse, avec Carla del Ponte, et puis d’autres, a décidé de porter plainte, de dire que c’était impossible. Il y a quelque chose qui tourne autour de l’enfant, qui me paraît très intéressant dans votre question. Vous êtes pédopsychiatre, psychanalyste, sur la 4ème de couverture, on lit « une mort aux trousses dès avant la naissance ». C’est quelque chose qui vous est proche.

F.A. : Oui, je pense que la mort, dès avant la naissance, c’est la chose qu’il s’agit de ne pas refouler. La vie, c’est le traitement de cette mort. Des fois, ça peut être très concret : c’est un enfant mort qui précède la naissance d’un enfant, mais ça peut être aussi le risque de mort qui vient avec la vie, ce que les mots croisés nous rappellent, avec la définition de né. Ça peut être aussi les enfants prématurés, qui sont dans l’incertitude de vivre ou pas. C’est ce que révèle aussi, vous en savez quelque chose, un enfant mort qu’on aurait voulu voir vivre.

V.C. : C’est mon premier petit-fils, Adam, qui a été le premier d’une longue lignée, dans laquelle il a sa place. Je le compte toujours dans le nombre de mes petits-enfants. Mais on doit aussi parler de ces enfants dont les mères disent qu’elles regrettent de les avoir eus19. Pas mal d’enfants découvrent qu’ils n’ont pas été désirés. Si être désiré n’est pas toujours facile, apprendre qu’on ne l’a pas été est difficile. Ainsi, lorsqu’une de ces mères parle à sa fille de son regret, elle est à la fois choquée, mais peut être soulagée en comprenant ce qu’elle avait senti depuis longtemps. Cette clinique qui advient, dans un monde où on croit qu’il faut tout dire, sera intéressante.

F.A. : Et qu’est-ce qu’on en sait ? Parce que dire qu’on ne désirait pas peut masquer une certaine ambivalence, au sens de Freud, ou une hainamoration, chez Lacan. Un mouvement d’amour coexiste avec un mouvement de haine, comme le mouvement de vie coexiste avec celui de mort. Et je crois qu’autour de l’enfant, il y a toujours cette question de l’ambivalence, au niveau psychanalytique. Ce n’est pas l’hésitation entre savoir si on veut un enfant ou pas, c’est plutôt, avec Freud, avec Bleuler, la coexistence de deux tendances opposées : l’une de vie, l’autre de mort. Autour de l’enfant, le passage de la femme à la mère, la transformation du corps de la femme par la maternité, la confrontation à la dépendance absolue du petit homme par rapport à son environnement, causent beaucoup de mouvements affectifs où coexistent amour et haine, une haine très refoulée, très inadmissible… Lorsque s’ajoute à tout ça une incertitude entre la vie et la mort, tous ces raisonnements doivent être relativisés au prisme de l’ambivalence, fondement même de la relation à l’enfant, dès l’origine du monde !

V.C. : Une de ces enfants, célèbre descendante des Labdacides (qui signifie Boîteux), cette fameuse Anti-gone, Contre-la-génération, qui naît et réalise son destin : elle sera celle qui aurait préféré ne pas naître. On entend des enfants reprocher leur naissance, dire qu’ils auraient préféré ne pas naître, et c’est là que l’éthique de la psychanalyse est précieuse, chacun se faisant responsable de sa réponse singulière à l’énigme face à laquelle il s’est trouvé sans l’avoir demandé.

F.A. : C’est aussi ce que dit le Chœur dans Œdipe à Colone : « mieux vaut ne pas être né, ou mourir tout de suite ». Le sujet lui-même peut être pris dans cette ambivalence par rapport à sa propre vie. Va-t-il assumer un désir d’exister, ou pas ? Lacan parlait de la pente au suicide des enfants non désirés, dans le Séminaire V20. Ce n’est qu’une phrase dans toute son œuvre, mais qui est très impressionnante. Il ne s’agit pas d’en faire un verrou, mais cela témoigne de ce double mouvement présent chez ceux qui donnent naissance à un enfant, et chez l’enfant lui-même. Les parents le disent, et c’est troublant, dans le cas de prématurés, quand ils sont dans l’incertitude totale quant au devenir de leur enfant quant à la mort ou la vie. La vie s’établit à partir de la mort.

V.C. : Donc la vie, ce n’est jamais facile !

F.A. : Non !

V.C. : On s’arrête là ?

F.A. : C’est bien qu’on s’arrête là. Par rapport à la vie, on peut même être ambivalent. Mais j’espère qu’on va vivre encore un petit peu…

V.C. : Moi non plus, je ne suis pas pressée. Merci de cette conversation passionnante.

* Photo de Nicolas Righetti.

 

Bibliographie de François Ansermet sur la question de l’origine :

  • François Ansermet, Clinique de l’origine : l’enfant entre la médecine et la psychanalyse, Lausanne, Payot, 1999.
  • Mejia Quijano C., Germond M., Ansermet F., Parentalité stérile et procréation médicalement assistée : le dégel du devenir, Toulouse, Érès, 2006.
  • François Ansermet, Marc Germond, Véronique Mauron, Marie André, Francesca Cascino, Clinique de la procréation et mystère de l’incarnation : l’ombre du futur, Paris, PUF, 2007.
  • François Ansermet, Clinique de l’origine, nouvelle édition revue et augmentée, Nantes, éditions Cécile Defaut, Nantes, 2012.
  • François Ansermet, La fabrication des enfants. Un vertige technologique, Paris, Odile Jacob, 2015.
  • François Ansermet, Prune Nourry, Serendipity, Arles, Actes Sud, Arles, 2017 (réédité en 2018).
  • François Ansermet, Prédire l’enfant, Paris, PUF, 2019.
  • François Ansermet, L’origine à venir, Paris, Odile Jacob, 2023.
  • François Ansermet, L’origine, qu’est-ce que ça change ? Genève, Labor & Fides, 2024.

 

Notes:

  1. François Ansermet, L’origine, qu’est-ce que ça change ? Genève, Labor et Fides, 2024.
  2. « La résistance aux antibiotiques, ça change quoi pour vous? » RTS.
  3. Pascal Quignard, Compléments à la théorie sexuelle et sur l’amour, Paris, Seuil, 2024. La conférence donnée le 17 novembre 2017 se trouve p .67 et est parue dans Quarto no 124, Bruxelles, 2020.
  4. Pascal Quignard, Le nom sur le bout de la langue, Paris, Gallimard, Paris, 1993, p. 68.
  5.  S. Freud, L’interprétation des rêves, Paris, P.U.F, 1980, p. 98 et sq.
  6.  J. Lacan, Le Séminaire livre II. Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1978, p 186.
  7.  Ibid., p.196.
  8.  Quignard P., La nuit sexuelle, Paris, Flammarion, 2007, p. 11.
  9.  François Ansermet, op. cit., p. 30.
  10.  C.F. Ramuz. Nouvelles et morceaux, tome 3, 1912-14, Genève, Slatkine, 2007, p. 513-518.
  11.  Ibid., p. 84.
  12.  Benjamin W., L’origine du drame baroque allemand, Paris, Flammarion, 2009, p. 56 : « L’origine ne désigne pas le devenir de ce qui est né, mais le tourbillon de ce qui est en train de naître dans le devenir et le déclin ».
  13.  Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 810.
  14.  Jacques Borie, Le psychotique et le psychanalyste, préface de François Ansermet, postface de Jean-Claude Rabanel, Paris, éditions Michèle, 2012.
  15.  François Ansermet, Prédire l’enfant, Paris, P.U.F., Paris, 2019.
  16.  Ansermet F, Germond M, Mauron V, André M, Cascino F., Clinique de la procréation et mystère de l’incarnation : l’ombre du futur, Paris, Presses Universitaires de France, 2007.
  17.  Ansermet F., L’origine à venir, Paris, Odile Jacob, 2023.
  18.  Ansermet F., « Advenir de lo insoportable ? ». In : Widmer V., Identidad y filiacion : niños desaparecidos durante la dictadura argentina, una clinica de la singularidad, Buenos Aires, Letra viva, 2018, p. 17-20.
  19.  Orna Donath, Le regret d’être mères, Paris, Odile Jacob, 2019.
  20.  Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient (1957-58), texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 245.