Moi, j’ai choisi la vie

Inga Metreveli, membre de la NLS et de l’AMP, psychanalyste à Moscou.

Conversation avec Inga Metreveli le 15 juillet 2022.

Violaine Clément : Merci Inga de cette conversation entre toi, à Moscou, et moi, en Suisse, conversation que j’attendais depuis longtemps parce que je sais qui tu es, depuis que Judith Miller t’a présentée, elle qui a soutenu la psychanalyse dans le Champ Freudien à Moscou, dont tu es un fleuron. J’ai trouvé en outre très courageuse ta prise de parole sur Faceebook début mars avec Guillaume Bonnet pour le podcast « Ma dernière séance d’analyse ». Tu participes à l’épisode 211, et moi j’avais participé à l’épisode 9 (en deux séances). Tu viens de rentrer de Suisse, où tu as participé au congrès de la NLS à Lausanne. Ce retour était-il compliqué ?

Inga Metreveli : Au niveau moral, peut-être un peu, mais au niveau législatif et logistique, pas du tout. On n’a pas été interrogé à la douane, on a pu rentrer comme on était sorti, sans problème.

V.C. : C’est joli, de le dire comme ça. Mais vu d’ici, c’est une décision très courageuse. En relisant ton texte, présenté à Lausanne, j’ai trouvé qu’il faut du courage pour ne pas se laisser prendre par le discours de la propagande, C’est ce que tu dis, dès le début de ton texte. Peux-tu nous dire ce qui se dit à Moscou actuellement, de ce que nous appelons ici guerre, et que vous appelez opération spéciale. En parle-t-on encore ?

I.M. : Comme je le dis dans mon texte, la chose qui m’a le plus frappée, c’est que, petit à petit, on a arrêté d’en parler. Si tu veux, à la télé, ça ne parle que de ça, je ne regarde même pas. Mais on a une émission, qui s’appelle Fake news, qui démontre le mensonge de la propagande. Je regarde comme ça, et j’ai quelques échos de ce qui se montre à la télé, et si tu te laisses prendre par ces paroles, il est super facile d’y entrer, d’y rester, et de partager cette opinion. C’est vraiment très bien fait. Ce sont des artistes, des pros, et donc, j’ai même eu des patients, au début, très frappés par la chose, qui me disaient que pour se calmer, ils regardaient la télé. Ça les calmait : on leur disait que tout allait bien, qu’on savait ce qu’on faisait, que cette opération avait un but, etc. C’est donc une manière de s’endormir, de continuer à dormir.

V.C. : Tu le dis très bien dans ton texte, que cette passion de l’ignorance, l’une des trois passions humaines, la télévision l’offre sous la forme d’un remède très puissant. Mais l’ignorance, la psychanalyse en fait aussi un des moyens de son action. Le psychanalyste doit s’acharner à ne pas savoir à la place du patient. Comment fais-tu, toi, dans ta pratique, quand tu entends cela ? Continues-tu à travailler comme avant ?

I.M. : Au tout début, je continuais à travailler, je n’avais aucun patient qui ne parlait pas de la ***

V.C. : De l’opération spéciale (rire) !

I.M. : Donc je ne recevais aucune personne qui était pour. Je n’avais que deux ou trois patients partagés, qui trouvaient refuge dans la propagande. Et puis une patiente, originaire de cette région d’Ukraine, plutôt pro-russe, me dit qu’elle est partagée : elle sait ce qui s’est passé là-bas depuis 2014, c’était compliqué, pas univoque, etc. Je lui demande alors comment cela l’a touchée elle, personnellement, pas au niveau général ou social. Et là, elle me raconte une histoire très personnelle, de son grand-père, qui était de cette région et qui était un (com)battant. Elle poursuit en disant que c’est un trait qu’elle a aussi, d’être une battante, et déclare qu’elle aussi a été touchée dans cette guerre sur ce point-là. La séance d’après, elle n’en parle plus, et continue à parler de sa famille. Il y a donc des gens qui ont été très touchés, par l’horreur générale, et pour chacun, ce qui peut se dire en analyse, c’est comment ça a touché chacun subjectivement. Cela peut soulager de l’emprise sociale, du discours général, du « c’est horrible », lorsque chacun est invité à dire en quoi c’est horrible pour lui. Pour moi, en tant qu’analysante, j’étais loin de mon analyste. Je lui ai donc écrit une lettre, dans laquelle je décrivais une sorte de séance : j’entre dans le cabinet, je lui parle, je place ses répliques dans ce dialogue (éclats de rire). Rien que de lui écrire, ça a allégé. Et donc, il a répondu. Ça a saisi quelque chose. Il faut dire que pour moi, comme pour ceux qui étaient touchés, on était presque à ciel ouvert. Je ne sais pas à quoi comparer cela, sinon à un deuil, à la perte de quelqu’un de proche. Ça déboussole complètement, ça déconstruit ton monde, tes repères. Ces repères, je les ai trouvés dans la psychanalyse, avec les collègues et aussi dans votre soutien sur Facebook, ça, c’était colossal. On a travaillé avec les collègues à Moscou, et aussi avec la NLS. Je crois qu’au début, si on avait fait une table ronde au mois de mars, je n’aurais pas pu parler.

V.C. : Pour moi, ce qui a été incroyable, c’est que, deux jours après le début de la guerre, vous ayez eu cette folie courageuse de faire un forum. Là, c’est Mikael et Yuri, et c’est là qu’Olena raconte comment elle a pris la parole, qu’elle est volontairement sortie de sa cachette. Cette conversation s’inscrit la suite de notre réponse à ce virus qu’est le COVID afin qu’il ne nous empêche pas de parler, ni même de blablater, sinon c’est insoutenable. Quand je t’ai vue continuer à prendre la parole, je me suis dit que vous étiez là, bien vivants, si vous preniez la parole. De même, cette séance par écrit avec ton psychanalyste, c’est drôle, et ça me fait penser à ce patient qui me dit qu’entre la séance précédente et celle-ci, il en a fait six autres avec moi, in absentia. On peut se saisir de ce petit dispositif. Tu le dis très bien au début de ton texte : le langage pénètre dans l’organisme vivant. Tu le dis bien, le langage, c’est un virus.

I.M. : Ah oui ! Ah oui !

V.C. : Le langage est donc un organisme vivant. Tu dis que la psychanalyse, c’est quelque chose sur quoi tu peux t’appuyer. On a bien entendu cela lors de cette table ronde à Lausanne, un moment princeps pour la NLS. Peux-tu en dire un peu plus ? je sais que vous avez pris la décision subjective de rester. Comment la psychanalyse t’a-t-elle aidée ?

I.M. : Pour rester ou pour… ?

V.C. : Pour ce que tu veux !

I.M. : Je veux dire quelque chose sur le fait de rester : nous avons aussi pensé au départ, tu sais, les premiers jours… Les frontières sont-elles fermées ou pas ? Aura-t-on des avions ? On ne savait pas. Les deux premières semaines, c’était l’émigration comme petit moment historique… Beaucoup d’amis, de patients aussi, ont choisi d’émigrer. Je crois qu’un quart de mes patients sont partis. Parce que les gens qui viennent ici sont pour la plupart de la classe moyenne, il y a des artistes aussi, ce sont des gens qui réfléchissent. Pour eux, ce n’était pas possible, pour des raisons économiques, politiques. Et donc, ils partaient. Nous aussi, on s’est dit qu’on allait le faire. J’ai donc pris ma décision à ce moment-là, pour trois raisons. Premièrement, je n’ai aucun rapport à l’état, je ne participe à aucune activité qui dépende de l’état. Deuxièmement, je peux recevoir ici, dans mon cabinet. Il y a des gens qui m’ont dit : si vous partez, on ne sait pas que faire. Ce n’est pas pour ça que je reste, mais quand même ! Troisième chose, je ne vois pas pourquoi c’est moi qui partirais, pourquoi je devrais partir : c’est mon pays ! Après, je me suis demandé si je délirais, sur cette question, et je me suis dit : je ne suis pas folle, si jamais il y a un vrai danger, et si ce n’est pas trop tard alors je pars. Je ne suis pas une héroïne dans mon cinéma, tu vois, où je saurais ce qui va se passer à la fin…

Quant à la question de la psychanalyse, je me suis dit qu’il fallait que je voie mon psy. Je ne pensais pas du tout qu’on pourrait sortir au mois de juin. Ça reste un miracle pour moi, j’espère qu’on va venir aussi aux Journées de l’École (en novembre prochain). J’ai dit à mon psy que je voulais venir au mois de juin. Déjà ça, de savoir qu’il y a quelqu’un qui t’attend de l’autre côté de la frontière, voilà (rire) ! Et j’ai commencé à lire, j’ai écrit plusieurs mails aux psychanalystes que j’aime beaucoup, qui sont mes enseignants, pour leur demander ce que je pouvais lire pour comprendre ce qui se passait là. Ils m’ont répondu que ça n’existe pas, qu’il n’y a pas un texte déjà écrit qui puisse m’expliquer ce que c’est la guerre, pourquoi c’est là, et que, donc, il fallait réfléchir. En parlant avec eux, ça m’a donné une boussole, et j’ai trouvé cette question de l’ignorance et de la méconnaissance. Grâce, ou à cause de la parole que j’entends de mes patients et de mon entourage, je me suis demandé alors ce qui se passe avec le sujet. Avec ces deux notions, l’ignorance, propre au sujet, et la méconnaissance, propre au moi, ou à l’ego, j’ai essayé d’articuler cette différence, et de voir comment ça marche, ce virus de la propagande, parce que c’est un langage qui pénètre dans le corps. C’est vraiment pire que le coronavirus. Est-ce que la psychanalyse peut être un remède ? Pour certains, peut-être…

V.C. : Est-ce que tu penses que la psychanalyse, c’est un vaccin ? Parce que quand je t’entends, j’ai un peu l’impression que tu restes pour continuer à apprendre quelque chose, et pour nous l’enseigner. Ensuite, que tu es vaccinée, toi, contre ce virus-là, de la propagande, et que tu essaies de vacciner d’autres.

I.M. : (rires) Écoute, je crois que j’ai trouvé ça avec les textes, et même avec l’écriture de ce texte pour la table ronde. Certes, on l’a raccourci. Parce que mon psychanalyste m’avait dit d’écrire sur ce qui se passe. Je l’ai écrit en russe, je crois que je ne l’ai pas traduit en français, alors que ça m’avait été demandé par un Français, mais je l’ai écrit pour les Russes. C’était difficile, l’écriture même, je formulais, reformulais, c’était vraiment un travail charnel. C’est là, avec des lectures, avec la recherche, que j’ai trouvé un vaccin. Puisqu’au début, ce qu’on réalise, c’est que si tu n’as pas vécu toi-même, dans ton analyse, les formations de l’inconscient etc… tu ne peux pas entendre de la même manière les paroles de ton patient. Là, c’est quelque chose qui y ressemble : j’ai vécu, mais dans la version courte, en quelques semaines, toutes les étapes : l’identification au méchant, vouloir me faire du mal parce que je suis impliquée dans ce truc. Une fois, ça passe, avec la parole, la conversation, mais il reste quelque chose qu’il faut nommer, ramasser, et ça va être le texte par lequel j’ai essayé de ramasser la chose, ce qui reste quand tout ça s’en va, la faute, etc… Ce qui reste, la chose, c’est au-delà de l’autre, peu importe lequel, l’Autre méchant, l’autre, ton prochain…

V.C. : J’aimerais que nous puissions publier ce texte, mais il va probablement être publié dans la NLS. Il faut trouver une place pour ce texte, qui est un produit de la rencontre entre le virus et le vaccin.

I.M. : Je n’ai pas pensé à ça, mais c’est très juste.

V.C. : Tu le dis très bien. Et ce que j’ai trouvé tellement beau, en vous entendant à Lausanne, c’est comment Olena m’a dit, alors que je lui disais mon admiration pour son courage, qu’elle vous trouvait vous, courageux… Elle me disait aussi avec l’humour qui vous caractérise les uns et les autres, qu’on vous met toujours ensemble, Russes et Ukrainiens, mais que vous dites bien, en forme de Witz, que vous n’êtes pas en couple ! Tu pourrais continuer ton petit chemin à Moscou, comme si ça n’existait pas, mais ce n’est pas possible Voici un point d’impossible.

I.M. : Si tu veux, il y a des « psychanalystes » en Russie, qui se nomment ainsi, qui sont peut-être pour, ou mitigés par rapport la question, et qui disent : un psychanalyste ne peut pas prendre une position par rapport à ça. Alors là, je crois qu’il y a des situations où, psychanalyste ou pas, il faut que tu prennes une position. Après, si un patient te dit : je regarde la télé, parce que ça me calme, s’il est psychotique, je lui dis : voilà, vous avez trouvé quelque chose qui pour l’instant, vous convient. Ou je ne dis rien, en position d’analyste. Je n’ai rien dit, d’ailleurs. Mais après, dans mon cabinet, je dois encore une fois le souligner, il n’y a personne qui soit d’accord avec ce qui se passe Je crois que les gens qui sont d’accord n’ont pas besoin d’analyse, parce que leur moi est si fort, si gros, que c’est un moi impérial, qui partage les thèses de la propagande : il n’y a rien à analyser. Ceux qui viennent en analyse sont un petit peu divisés, quand même !

V.C. : Et l’humour, alors ? Vous êtes quand même les champions du monde : quand je vois le texte de Mikael sur l’humour, et que je rajoute une blague terrible. On arrive à rire quand même en faisant exister cette dritte Person ?

I.M. : C’est d’ailleurs une des formes d’expression qui reste autorisée par l’état, tu sais, ces memes, ces images drôles… L’internet russe est plein de ces images qui circulent, évidemment pas partout, pas sur Facebook par exemple, mais sur Telegram, chaîne faite par un Russe. Je crois d’ailleurs que cette chaîne a augmenté de dix ou vingt fois depuis le 24 février, parce qu’elle est protégée. L’humour, au début, n’était pas possible, c’est d’ailleurs aussi une indication que c’était à ciel ouvert, qu’ensuite, lorsque ça s’est calmé, l’humour a repris sa place, et puis on a commencé à regarder des séries, et à écouter des musiques, ce qui, au début, n’était pas possible non plus. J’en ai parlé avec des Ukrainiens, ils ont dit la même chose, que le plaisir, dans le premier temps, ça n’était pas permis subjectivement. Là, on se remet à rigoler, même entre nous, avec les Ukrainiens, on blague ! Heureusement qu’on a de très bons collègues !

V.C. : Ça fait terriblement lien, l’humour ! C’est mieux que cette pulsion de mort que l’on voit là à ciel ouvert. Alors quand tu dis, toi, que début février, c’était à ciel ouvert, je pense à ce que disait un ami, Guy de Villers, qui était venu il y a bien des années, nous parler du passage de la névrose à la psychose généralisée. Les voiles se sont déchirés. Et les psychanalystes lacaniens sont un peu les seuls à traiter la psychose, à considérer que mettre du voile, ce n’est pas boucher. L’art de la conversation plutôt que laisser quelqu’un seul sur le divan. Il y a quelque chose de très précieux dans notre orientation. Est-ce que ça se voit aussi chez toi ?

I.M. : À partir du mois de mai, les choses sont redevenues comme si de rien n’était. Bien sûr, même si le mot guerre est interdit, ça existe. Même si les gens n’en parlent pas, ça existe. Ça s’est mis dans un coin du psychisme, soit ça n’est pas l’objet principal de l’analyse, mais il y a quand même des rêves qui, indirectement, font état de guerre… Ça déclenche quand même quelque chose, mais toujours de manière singulière. C’est comme un fond, dans lequel on vit, et ça a des effets. L’agression peut aussi ressortir : il y a des cas qui témoignent d’une agression sexuelle, ou de violences, peut-être un peu plus qu’avant. Donc ça fait ressortir des choses. Mais je me suis dit qu’on ne peut pas vivre toujours dans cet état, qui est incompatible avec la vie. Parce que le corps enfin, ça pleure… tout seul. Enfin, on a été déprimés, une dépression presque clinique. Alors la dépression, on en sort, par la fenêtre, ou par la vie, tu vois ! (rire) Moi, j’ai choisi la vie.

V.C. : J’adore cette phrase, qui pourrait nous servir de titre. On peut s’arrêter là, sinon on n’arrêtera jamais…

I.M. : On verra pour le titre, parce que c’est sorti tout seul !

 

Notes :

  1. Metreveli, Inga. « Je fais une psychanalyse entre Paris et Moscou ».