Si je ne peux pas m’exprimer, je ne suis pas vivante

Conversation avec Rodica Costianu1, le 17 novembre 2022.

V.C. : Merci Rodica d’avoir accepté cette conversation, entre une psychanalyste et une artiste. C’est un peu bizarre, mais c’est toi qui vas frayer la voie.

R.C. : Oui, l’artiste offre la base, l’image, qui parle plus ou moins aux gens, qui donne liberté à l’interprétation.

V.C. : J’ai vu en voyant ton exposition à Trait Noir2 que tu donnes beaucoup de liberté à qui vient te voir, tu n’orientes pas le regard.

R.C. : Non, je ne donne pas de titre à mes œuvres, pas toujours. Alors, en ce qui concerne la façon dont je fais mon travail artistique, il s’agit de savoir comment je laisse la liberté à mon inconscient, dont je suis juste l’intermédiaire, jusqu’au but l’image. La partie interprétation vient après. C’est cette spontanéité que je mets sur papier, c’est mon travail artistique. Tu connais mon travail depuis plusieurs années, j’ai travaillé le dessin sur le papier, puis sur toile, maintenant sur verre. J’essaie chaque fois de surprendre par mes œuvres, le public, mais de rester fidèle à mon dessin de base. C’est l’instant, le désir d’exprimer quelque chose que je n’exprime pas avec des mots, moi, j’exprime par l’image. Toutes mes réactions, mes instincts sont là sur le papier. Parfois, l’interprétation me surprend moi-même, plus tard, même lorsque les œuvres sont exposées. J’ai découvert certaines choses, et j’essaie de décoder. On me demande parfois d’expliquer, pourquoi ces nus, si c’est moi, ce qui se passe là, d’où vient toute cette imagination. Je ne sais pas, je dis toujours que c’est la liberté mon inconscient qui s’exprime. Parfois, on a du mal à voir cette liberté. Ce tableau que tu as choisi, c’est le seul où la femme est habillée. On me demande pourquoi je représente ces femmes sans habits.

V.C. : Tu arrives à dire pourquoi ça te vient de vouloir montrer ces femmes nues ?

R.C. : Je ne peux pas dire, mais ça vient. Cette beauté de la femme, ces beaux seins, ces corps déformés, peut-être éphémères… on me demande si c’est moi que je représente. On voit le dialogue assez violent parfois avec le couple. Ce thème du couple et des femmes nues est très souvent répété dans différentes hypostases. Il y a des scènes assez particulières. Il est parfois difficile de déchiffrer certains dessins. Je fais ici référence à une œuvre dans laquelle la femme a plusieurs têtes. Je suis attentive et je vois la duplicité des gens aujourd’hui et je la retrouve dans mes représentations : ce que nous voudrions être, ce que nous voudrions faire. Nous sommes mis dans cette position de duplicité. Et depuis quelque temps, ma devise est d’oser dépasser ces limites et d’être aussi fidèle à moi-même que possible. Nous ne sommes pas obligés de rester dans les limites imposées par la société. Nous devons respecter les règles de la vie quotidienne, mais nous devons en même temps être fidèles à ce que nous ressentons ou à ce que nous méritons ou voulons.

V.C. : Tu sais à quel âge tu as découvert que tu serais artiste ?

R.C. : Oui, depuis toujours. Tout commence dès l’enfance. Quand je repense à mon enfance, ce qui me revient, c’est ce manque de choses. Je suis née en Roumanie, dans une famille assez simple, modeste, plutôt. Une avalanche de souvenirs me revient maintenant. Je me souviens encore de ma chambre d’enfant, Une simplicité qui est restée dans ma mémoire et que je visualise encore maintenant : deux fauteuils, un rideau, et un tapis, que ma grand-mère a tissé. La chambre était pour nous trois, moi, mon frère et ma sœur.

V.C. : Vous étiez tous dans cette seule chambre ?

R.C. : Oui, En dehors des articles décrits, nous n’avions rien d’autre dans la chambre.. On n’avait pas de jouets… Lorsque ma petite sœur est née, sept ans après moi, les jouets ont commencé à apparaître. Je pense que j’avais reçu une poupée en cadeau. J’ai commencé à faire des vêtements pour la poupée, en transformant les vêtements de ma sœur qui étaient devenus trop petits, ou les vieilles robes de ma mère. Je pense que ce sont les premières tendances créatives.

Et puis, un épisode à ne pas négliger a eu lieu plus tard le 1er juin, jour qui représente l’anniversaire de l’enfant en Roumanie. Une série d’événements a été organisée à cette occasion dans le jardin public de la ville. L’une des activités proposées aux enfants était le dessin sur l’asphalte, où chaque enfant a reçu un carré et des craies de couleur, avoir comme thème la représentation de la planète des enfants.

Je suis allée avec ma mère et mon frère et j’ai commencé à dessiner moi-même dans un carré désigné.. À la fin, une commission est venue, et mon travail a été apprécié. Les deux dames de la commission ont dit à ma mère : Votre fille a du talent, vous pouvez lui faire suivre cette direction-là. Ce petit dessin d’enfant, c’était la première discussion de ce qui allait suivre plus tard. Ces femmes ont dit à ma mère de m’adresser aux Beaux-Arts. J’ai fait, des années plus tard, quelques semaines de préparation, puis des examens, et je me suis dirigée vers la carrière artistique À cette époque, je dessinais beaucoup, je faisais des bricolages, j’étais assez créative, je faisais des petits trucs, j’essayais de m’occuper.

V.C. : Dans ce carré, la petite fille avait trouvé à exprimer quelque chose.

R.C. : Oui oui, je ne me rappelle même plus ce que j’ai fait. Je me souviens que j’avais peut-êtreou plutôt neuf ans.

V.C. : Ce choix que tu avais fait, inconsciemment, ton frère et ta sœur le comprenaient-ils ?

R.C. : Mon frère s’intéressait plutôt au foot, comme tous les garçons, et ma sœur, de sept ans de moins, était trop jeune.

V.C. : Après, tu as décidé de partir… en Suisse ?

R.C. : J’ai fait un long voyage, jusqu’à ce que j’arrive en Suisse.. Le changement radical et mon déracinement de ma famille ont commencé lorsque j’avais 22 ans à l’époque de mon mariage. On s’est mariés assez jeunes à cette époque. , Et assez rapidement on a quitté pour la première fois notre ville natale, deux semaines après notre mariage. C’était ma première expérience de déracinement, nous sommes partis à Făgăraș. Une ville et région où je suis entrée en contact pour la première fois avec l’art de la peinture sur verre.

Une fois à Fagaras, le destin commence à tisser de nouveaux fils de l’histoire. Par hasard, nous avons emménagé dans la maison du fils de la directrice du centre d’accueil de Fagaras. Elle a vu dans nos bagages mes icônes sur bois. Je lui ai avoué que je les avais peintes. Après cette discussion, elle a fait en sorte que je puisse être employée au centre, avec pour mission d’enseigner l’art des icônes et d’autres activités artistiques aux enfants de cet orphelinat, des enfants dont les parents étaient en prison, ou étaient décédés, ou ne pouvaient pas s’occuper d’eux. Ce que j’avais découvert dans les monastères locaux, la peinture sur verre, je l’ai mis en pratique avec ces filles spéciales. Avec tous ces enfants, nous avons réalisé une série d’icônes sur verre et sur bois. Les collaborateurs qui soutiennent l’orphelinat en Irlande du Nord sont venus visiter, voir leur travail et l’exposer à Londonderry. C’était en l’an 2000. Je n’étais pas présente à l’exposition car j’étais enceinte de ma petite fille à l’époque. Avec l’argent récolté, ils ont construit un nouveau centre de formation en Roumanie. Puis ma vie a continué. J’allais me déraciner une seconde fois. Je me suis installée à Sighisoara, la ville où Vlad Tepes, Dracula, aurait vécu les six premières années de sa vie. Sa maison était située dans l’ancienne forteresse médiévale à Sighisoara. Dans cette ville touristique, j’ai travaillé pendant quelques mois dans un magasin d’antiquités qui m’a marquée à vie. J’ai attrapé un virus, celui de l’acquisition d’antiquités, en commençant à collectionner des objets de partout…

V.C. : Oui, tu es une collectionneuse !

R.C. : Oui, je suis une collectionneuse, je ne peux y échapper, c’est pour la vie, ça ! À ce moment-là, à Sighisoara, j’ai continué à travailler dans cette grande tradition d’icônes sur verre, devenue traditionnelle, arrivée au XVIIème siècle de Transylvanie par la Bavière, l’Autriche, la Bohème. Cette tradition sur verre est arrivée d’Europe occidentale, elle ne vient pas de Roumanie. Elle s’est développée en Transylvanie, elle n’a pas touché d’autres régions. Aujourd’hui, on trouve des icônes naïves ailleurs aussi, c’est plus répandu, mais cette tradition s’est développée dans la région de Fagaras.

V.C. : Là, tu as continué ton travail. Mais ce n’étaient pas que des icônes ?

R.C. : J’étais un peu classique. Tu serais très surprise. Au lycée et à l’université, nous étions regroupés en fonction des filières que nous choisissions. J’avais choisi de me plonger dans la peinture avec tous ses secrets. Je faisais des paysages, des natures mortes, des compositions, des portraits. Très académique.… Rien de très spécial.

V.C. : Tu t’es inscrite dans un courant, pour reprendre cette idée d’un courant artistique. Ce n’était pas ton travail à toi.

R.C. : Oui, je maîtrisais des techniques, ça marchait, je ne faisais rien de particulier. On va dire que je n’avais pas encore d’identité artistique. Dans les icônes, tu as des canons à respecter, des règles à respecter. Tu peux changer certaines choses, mais pas beaucoup. Les œuvres ne sont pas signées.

V.C. : Tu ne signais pas. Donc il n’y avait pas encore de Rodica.

R.C. : Non, pas encore, même si je faisais de petites choses, Rodica n’existait pas encore.

V.C. : Elle est née quand, alors, Rodica ?

R.C. : Un peu plus tard. Cette identité artistique est née quand j’ai déménagé en France, à Paris. C’est là quest née. J’ai déménagé dans un studio avec ma fille, et une amie, quand j’ai quitté la Roumanie à trente-trois ans.

R.C. : Je te donne plus de détails, mais en principe, je n’en parle pas. J’étais assez bien en Roumanie, j’avais un bon job, mes expos à côté, tout ça, jusqu’en 2009. Mais j’avais divorcé de mon ex-mari, je vivais seule avec mon enfant. Alors, quand un soir, je parlais avec une amie qui me racontait qu’elle retournait à Paris où elle s’était sentie comme à la maison, le même soir, ma mère m’appela. Elle dut entendre mon désir parce qu’elle me demanda : Tu pars avec elle ? J’ai décidé de partir avec elle, avec ma fille, qui pourrait commencer l’école en France. En revoyant tout ce qui s’est passé, je comprends ce qui m’a poussée à partir, plus que des raisons économiques. Ma vie a basculé.

V.C. : Ça demande beaucoup de courage, ça !

R.C. : Oui, un peu de folie, on peut dire ! Partir dans un pays où tu ne sais dire que oui et non en français, prendre ta fille de neuf ans, quand même, ça veut dire un peu d’inconscience, de folie, je ne sais pas, comme tu veux ! On était dans un petit studio, et l’espace était petit, on ne pouvait pas se manifester comme artiste. À ce moment-là, j’ai acheté du papier, du A4, et j’ai commencé à dessiner. Mon intérieur a commencé à s’exprimer : cette colère, quand j’allais faire mes papiers, ce que je n’arrivais pas à dire, vraiment, j’avais beaucoup de choses que je n’arrivais pas à dire à ce moment-là. À ma surprise, j’ai commencé à l’exprimer sur des bouts de papier. À ce moment-là, j’ai fait tellement de dessins bizarres, incompréhensibles, qui tous allaient vers une expression figurative. On voyait des visages déformés, des femmes, tout un travail que je n’ai pas compris, mais je sentais que j’étais l’intermédiaire de mon inconscient. Toutes ces émotions, ça passait par ma main qui allait toute seule.

V.C. : C’est étonnant ! Ton amie, avec qui tu avais pu partir, était-elle consciente de ce qui se passait pour toi ? Savait-elle le français ? Pouvait-elle t’aider ?

R.C. : Oui, elle savait le français, mais elle ne pouvait pas vraiment m’aider. Assez vite, elle est sur des chantiers de restauration. Moi, je devais rester avec ma fille, je devais m’occuper d’elle, et faire mes papiers… C’était difficile.

V.C. : Pour te faire des papiers, tu as utilisé ces papiers pour dire ce que tu ne pouvais pas dire. Tu étais vraiment exilée.

R.C. : Oui, j’étais vraiment déracinée à ce moment-là, pour la troisième fois. Je ne savais pas jusqu’où aller pour m’intégrer dans cette société. Chacun a ses raisons de partir, nous voulions nous intégrer, pour réussir quelque chose. Je voulais m’intégrer en tant qu’artiste professionnel. Moi, je voulais rentrer dans la société des artistes professionnels. Lorsque j’étais encore en Roumanie, l’été avant mon départ, j’avais appelé un ancien collègue en lui demandant où je pouvais m’inscrire, dans la société des artistes professionnels locale. En plaisantant, il m’avait dit de m’inscrire à Paris. En novembre de la même année, j’étais inscrite dans la société d’artistes professionnels à Paris. Pendant même année, lors d’une exposition à Brasov, on m’interviewe à la télévision locale, et on me fait remarquer que je n’ai jamais quitté la Roumanie. Je réponds que je n’ai pas l’intention de partir, que les artistes doivent rester aussi dans leur pays. C’était en juin, et le 26 septembre de la même année, 2010, je quitte la Roumanie, prenant ma fille et mes valises. Parfois, on est en contradiction avec soi-même !

V.C. : Oui, et plus encore : on te fait remarquer que pour être une artiste, il faut aller à l’étranger, et tu pars !

R.C. : Ce n’est pas ça, ce n’est pas le déclic ! C’est un truc d’inconscient ! On voit les choses qui travaillent autour de nous, sans être conscient de ce qui nous pousse à partir.

V.C. : Freud le disait justement : Wo es war, soll Ich werden ! Autour de toi, il y avait tout ça, et un jour, advient Rodica. Donc te voilà admise dans la société des artistes parisiens.

R.C. : Oui, c’est toute une histoire, cette admission, mais il y en a tellement, d’histoires…

V.C. : Oui, mais on ne pourra pas tout dire, en tout cas pas cette fois ! Tu es arrivée à Paris, et tu en es partie quand ?

R.C. : En 2015. J’ai déménagé en Suisse.

V.C. : Qu’est-ce qui fait qu’une jeune femme artiste qui vit à Paris décide de venir à Fribourg ? L’amour ?

R.C. : Le destin ?

V.C. : Oui, il y a eu un avant et un après.

R.C. : Oui ! Tu vois que c’est difficile de parler de tout ça. Être femme, être mère, je ne peux pas l’exprimer par des mots, c’est tout ça que j’exprime sur le papier, sur la toile, dans mon art. On doit lire.

V.C. : Quand on pense à Niki de Saint Phalle, à l’enfance qu’elle a eue…

R.C. : À ce propos, je viens de voir son exposition à Zurich ! C’est très très bien…

V.C. : Oui, je vais y aller. Ce que tu me dis bien là, c’est qu’on ne peut pas être touchée par une artiste de la même manière quand on ne sait pas que c’est une femme. On ne comprend jamais un artiste, mais dans l’art, il y a quelque chose qu’on met toujours de côté, c’est le sexe, et la maternité. On pourrait aussi ajouter l’amour, qui n’est pas le même pour une femme que pour un homme.

R.C. : Ce sont des sujets assez tabous pour les femmes ! La différence entre hommes et femmes, je ne sais pas si je peux oser le dire, c’est que les hommes maîtrisent bien techniquement, ils cherchent toujours une meilleure technique, mais ils ne donnent pas l’émotion de la même manière qu’une femme. Ce qu’une femme donne, ils n’y arrivent pas. J’espère que je ne serai pas jugée pour ça.

V.C. : Ils se permettent bien souvent, ces messieurs, de nous dire ce qu’on fait, de nous dire ce qu’on est. Aujourd’hui, je pense que tu peux t’autoriser, tu es une artiste, une femme, une mère, tu peux t’autoriser à dire ce que tu penses. L’idée c’est qu’il n’y a pas tous les hommes, toutes les femmes, mais quand on voit ton travail, on ne peut pas nier que la femme, la mère, le corps, le couple, sont au centre de tout ce que tu fais.

R.C. : La femme, la mère, le corps, l’amour, tout est là !

V.C. : C’est d’ailleurs ce qui m’a fait choisir ces deux œuvres. Dans celle avec le poisson, il y a quelque chose d’un vomissement, d’une logorrhée, qui devient beauté. Tu arrives à voiler l’horreur.

R.C. : En fait, ce qui se passe, c’est un jeu de mots, en français. Poison, poisson, empoisonner, c’est très subtil. On peut faire beaucoup de mal avec les mots. On peut dire que les mots sont parfois empoisonnés.

V.C. : Si on essaie de traduire ça en mots, il peut y avoir quelque chose de : faire sortir les mots de la bouche, mais…

R.C. : … mais on arrête de les faire sortir. Et parfois, si tu regardes dans mes œuvres, tu vois la bouche scotchée. Tu trouveras plusieurs œuvres où la bouche est, soit cousue, soit scotchées, soit avec quelque chose qui bloque la parole. On a toujours cette difficulté, parce que parfois, on est en colère, et on dit des choses. Des paroles qui font mal. Et malheureusement, on ne peut pas les reprendre. C’est comme un dessin : une parole une fois sortie peut faire du mal. Le dessin, une fois réalisé, si je dessine une tasse sur le papier, il va rester la tasse.

V.C. : Quand tu fais une œuvre, as-tu l’impression qu’elle pourrait faire autant de mal qu’une parole qui sortirait ? Je n’en ai pas l’impression. Une parole peut blesser, tuer, mais pas une œuvre. Tu ne crois pas ?

R.C. : Ça dépend. Ça dépend de qui voit l’œuvre.

V.C. : C’est dans l’oeil de celui qui regarde,

R.C. : On est tellement surpris de ce qu’aiment les gens. Je travaille beaucoup avec l’émotion. Je travaille aussi sur des thèmes, je fais des choses assez classiques. Mais ce que j’aime beaucoup, c’est m’explorer moi-même. Parfois, je fais des œuvres, quand je ne vais pas bien du tout, quand je me dis que j’ai envie d’en finir avec cette vie, quand je n’en peux plus. Mais je crée dans tous les états. Les gens font parfois des remarques, comme cette personne qui s’est écriée : Quelle horreur que cette œuvre ! Tu ne sais pas quelles réactions vont avoir les gens, ce qui va sortir d’eux. Si j’arrive à provoquer ça, je pense que c’est fantastique.

V.C. : C’est très intéressant. J’avais l’idée qu’une parole puisse blesser, offenser, tuer même, mais je n’avais pas l’impression qu’une œuvre puisse avoir cet impact. Tu n’obliges personne à voir ton œuvre, tu ne l’adresses pas à quelqu’un que tu viserais. Bien sûr, tu l’exposes, mais tu n’obliges personne à venir la regarder.

R.C. : C’est juste, c’est un choix.

V.C. : On peut dire j’aime ou j’aime pas

R.C. : Oui, les gens disent assez vite j’aime ou j’aime pas. Ils résument leur classement. Et après, s’ils sont attirés par quelque chose, ils essaient de déplier, pourquoi ils aiment ça, et pourquoi ils n’aiment pas ça… J’aime laisser aux gens le temps de découvrir des détails dans mon travail. On voit des faits tellement différents. Moi, j’aime certaines choses. Certaines œuvres sont assez faciles à comprendre. Dans mon expo, il est parfois plus difficile de déchiffrer des visages, de voir certaines complicités.

V.C. : Dans le deuxième tableau que j’ai choisi, la maternité, tu n’avais pas vu, toi, ce détail, du frère qui était dangereux. Quelqu’un te l’a dit.

R.C. : Oui, quelqu’un a vu que l’enfant tenait dans la main un fil, j’étais surprise. J’avais représenté une mère en présence de ses deux enfants, dans une chambre, assise sur un fauteuil avec une tasse de café. Une scène courante dans le quotidien d’une mère.

V.C. : Quand on te dit ça, au fond, ça t’amuse, ça t’intrigue ?

R.C. : Ça m’intrigue un peu, et ça m’inquiète, peut-être.

V.C. : Oui ! Tu te rends compte qu’on voit plus de toi quand on regarde tes œuvres que ce que tu penses y avoir mis.

R.C. : Oui, on se questionne quand même. Pourquoi j’ai voulu y mettre ça…

V.C. : Comme artiste, on est dévoilé, c’est presque le b.a.-ba, un artiste se dévoile, se montre. Mais as-tu l’impression parfois que tu en montres trop ? Tu te sens un peu vide parfois ?

R.C. : Non, mais je me sens gênée par certaines remarques. J’ai l’impression de trop oser avec ces représentations de la nudité. Un sujet qui est actuellement remis en question par le public et qui est très présent dans mon travail. Mais je ne peux pas me censurer. Si j’ai envie d’illustrer des femmes nues pour le reste de ma vie, je le ferai. Parce que si vous commencez à vous autocensurer, si vous vous dites que vous devez habiller la femme, embellir son visage, ne pas coller sa bouche, embellir ses lèvres, cela vous enlève votre spontanéité. La représentation d’un dessin, comme je l’ai dit, je l’écris sur une feuille de papier et elle y reste pour toujours.

V.C. : C’est beau ! Quand tu fais un dessin, c’est comme une phrase, une phrase a une majuscule et un point. Et c’est fini. Mais l’autre peut lire la phrase à l’envers. Et toi, ça t’intéresse quand même que des gens te parlent de ce qu’ils ont vu. Ce que je trouve aussi très intéressant, c’est ton intérêt pour les autres artistes ici. Tu as fait tout un travail énorme sur les autres artistes de cette région, sur un mouvement qui s’y est développé (on mettra un lien vers ton travail). Est-ce que tu as le sentiment aujourd’hui de faire partie de la société des artistes en Suisse ?

R.C. : Oui, je suis assez intégrée dans le milieu artistique fribourgeois, voire suisse. Officiellement, je fais partie de diverses associations et groupes : Trait Noir Fribourg, Visarte Fribourg, SSFA – Société suisse des femmes artistes en arts visuels, VKKS – Association des historiens d’art suisses, L’Association Alumni et Amis UniFR. C’est une série d’associations qui me permettent de rester connectée à un monde artistique suisse. Je pense, j’espère que je suis connectée !

V.C. : Est-ce que ça compte pour toi d’être une artiste parmi d’autres ?

R.C. : ….. Silence !

V.C : Je te pose la question parce que je suis une psychanalyste parmi d’autres. Bien sûr, je suis unique ! (rires)

R.C. : J’ai préféré échapper à la question…

V.C. : Mais tu es unique !

R.C. : J’ai une identité !

V.C. : Une identité, ça ne veut pas dire que tu es identique à quelqu’un d’autre. Tu as une singularité. Ta particularité serait de faire partie des Fribourgeois, des Suisses, voire des Roumains. Tu as travaillé sur le groupe fribourgeois Mouvement… Pour toi, tu choisirais quel adjectif ? Comme artiste, tu serais quoi ?

R.C. : Bonne question, je n’ai jamais pensé à ça. J’ai eu une discussion une fois avec un collègue restaurateur, sur un chantier à Paris. Il me disait que des artistes, il en connaît une quarantaine, une cinquantaine, citant par exemple Léonard de Vinci. Les autres ne sont pas des artistes. À ce moment-là, je me suis posé la question : est-ce que je suis un.e artiste ? Même si je fais des efforts pour apprendre et approfondir des techniques, je suis toujours en train d’assimiler, je suis même retournée à l’Université à plus de quarante ans, pour apprendre, pour me donner le maximum de chances de développer ce monde d’artiste Rodica…

V.C. : Je pense que j’ai trouvé : c’est Artiste Rodica.

R.C. : Je ne sais pas.

V.C. : De ton nom, tu pourrais tirer un adjectif, parce que dire Je ne sais pas si je suis une artiste, c’est quelque chose que je peux dire aussi de moi. Je ne sais pas si je suis une psychanalyste. Je ne le suis que quand quelqu’un me met dans cette position. Toi, tu l’es, quand tu es habitée par cette intuition.

R.C. : Je peux dire que c’est quand on a cette chance magnifique, cette maîtrise des techniques qui permet de t’exprimer. Parce que, sans ça, je suis morte. Je suis entourée d’art, d’artistes, de collections. Je ne peux pas vivre sans objets. Je suis entourée d’objets, je fais des collections, des échanges, des trocs, avec des collègues artistes. J’adore l’art, j’adore toutes les belles choses. Et je me pose la question. As-tu pensé à t’en débarrasser ? C’est peut-être un problème, accumuler des objets, accumuler, accumuler, je n’arrive pas à me séparer des choses, je ne sais pas comment faire.

V.C. : Je vais te passer un bel objet (rire), un livre de Gérard Wacjman, qui parle de l’objet d’art, Ni nature, ni morte. Ça nous permettra de mettre une fin à cet entretien qui pourrait s’appeler : Si je ne peux pas m’exprimer, je ne suis pas vivante.

 

Notes: