Un enfant encombrant ?

Conversation du 2 septembre 2022 entre Violaine Clément, psychanalyste suisse, et Didier Potin, psychanalyste français, reprise le 19 janvier 2025, dans le cadre du Blog « Le virus de la psychanalyse », revue de l’ASREEP NLS (Association suisse romande de l’École européenne de psychanalyse/New Lacanian School/Nouvelle École Lacanienne).
Didier Potin et moi nous sommes rencontrés durant le COVID par l’intermédiaire des réseaux sociaux, et j’ai pensé que cette rencontre pouvait donner lieu à une conversation. Mais après l’avoir lue, Didier Potin a renoncé à sa publication, pour revenir quelques années plus tard me dire qu’il l’acceptait. Ce qui me ravit. Donc ce n’est qu’aujourd’hui, en 2025, que cette conversation paraît sur notre blog.
Violaine Clément : Ton parcours est impressionnant ! Depuis tes quatorze ans, tu vas à l’école militaire, puis tu deviens éducateur, et maintenant, psychanalyste. Raconte-nous ce qui fait ta vie…
Didier Potin : Difficile de résumer une vie comme ça. Ce qui vient d’emblée, c’est cette admission aux enfants de troupe, à l’école militaire préparatoire d’Aix-en-Provence, qui était distante de mille kilomètres de chez mes parents.
J’étais un petit peu dans le désir de mon père de voir son fils devenir militaire, voire médecin militaire. Et puis par ailleurs, j’étais un adolescent un peu encombrant à la maison. Alors… les choses ont démarré comme ça. Je suis donc parti après avoir passé un examen d’entrée à l’école militaire. Une école militaire, je pense que ça n’existe pas en Suisse. Ça a été créé pour enseigner les enfants qui étaient orphelins de guerre. Après la guerre 39-45, et après les guerres d’Indochine, d’Algérie etc., un certain nombre d’établissements ont été créés dans ce but-là, pour recevoir et éduquer et enseigner des enfants orphelins.
Moi, je n’étais pas orphelin du tout, mais il semble que, comme il y avait moins d’orphelins à héberger, on a ouvert ces écoles à des enfants de fonctionnaires. Ma mère étant institutrice, j’ai eu le droit de me présenter à ce concours. Je l’ai réussi et suis donc parti dans cette école où on était en uniforme, avec des officiers. Mais avec des profs qui étaient de très bons profs, agrégés pour la plupart.
V.C. : Peux-tu dire aujourd’hui que ça a été formateur ?
D.P. : Ah oui ! je ne sais pas si le mot formateur est le mot adéquat. En tout cas, par rapport à mes frère et sœur (j’en ai deux) qui sont restés à la maison, le fait de partir si tôt et si loin de ma famille et de ma maison, quand je revois ça maintenant, j’estime que j’ai échappé un peu à une maman qui était très possessive, et à un père qui était plutôt très silencieux. Le fait de me débrouiller très tôt dans la vie, sans avoir ces recours-là, ou en les ayant tout de même sous forme de colis que mes parents m’ont envoyé, ça a été quelque chose que je ne regrette absolument pas maintenant.
V.C. : Tu étais le petit dernier ?
D.P. : Non, le premier !
V.C. : Et les autres, se sont-ils sentis lâchés ?
D.P. : D’une part, ils étaient assez fiers de voir revenir à la maison quelqu’un qui avait un uniforme… Et puis, lâchés ? Je pense que ma sœur a souffert plus que mon frère de cette séparation, mais en même temps, je revenais une fois tous les trimestres, si j’avais des notes supérieures à douze sur vingt. Et puis, non, je ne pense pas, quand on en reparle maintenant, ils ont plutôt une certaine fierté d’avoir un frère qui n’ait pas un parcours ordinaire.
V.C. : Parcours que tu as du reste poursuivi, parce que si on regarde les grandes rencontres qui l’ont jalonné, tu as quand même eu affaire à la folie. Pourrais-tu dire à quel moment tu as rencontré, toi, la folie ?
D.P. : Il faudrait que je puisse parler un peu de la mienne (rires).
V.C. : Mais vas-y, sens-toi libre !
D.P. : Oui ! Euh… Je pense que j’avais des problèmes à régler avec mon père, qui était quelqu’un de très silencieux (il n’avait connu son père qu’à 14 ans, au retour de sa propre guerre…), et dont je n’ai jamais vraiment su le parcours pendant la guerre. Je pense qu’il n’est pas entré dans la résistance, il qu’il avait fait partie des mesures qui avaient été prises par le régime de Vichy, d’envoyer les jeunes hommes en « Camps de jeunesse » pour éviter les départs massifs en Allemagne dans le cadre du « STO » (Service de travail obligatoire) et je pense que c’est à cela que je dois aussi cette entrée aux « Enfants de troupe » ; au fait aussi, très probablement, que ce que mon père n’avait pas pu réaliser, il souhaitait que je le réalise. Et il n’avait pas les moyens financièrement de m’offrir des études de médecine après un bac, donc c’était aussi un des moyens de… réaliser ses rêves.
V.C. : Tu réalises les rêves de ton père, sans bien savoir si c’était réellement ceux-là, mais tu ne deviens pas médecin…
D.P. : Non ! Je me fais même virer des enfants de troupe. Quatre ans après, je me débrouille pour, comment dire ça ? J’étais élève de section, tous les matins, il y avait lever de drapeau. Toute la caserne, on était mille à peu près en tout. Élève de section, c’est un honneur, mais en même temps une responsabilité. Et je me suis débrouillé pour prendre du retard au petit déjeuner, et ne pas être présent à cette cérémonie quotidienne.
Étant élève de section, ça se voyait de manière inévitable. Donc, magnifique acte manqué !
V.C. : Donc réussi ! (Absolument !) Tu te fais virer, tu as là dix-huit ans ? (J’avais dix-sept ans) C’est très tôt, il faut un certain courage, une certaine témérité.
D.P. : Oui… une certaine inconscience aussi ! Je ne sais pas si c’était très courageux. Bon, j’ai énormément déçu mes parents, parce que quand ls sont venus me rechercher, je suis reparti pas très fier de moi, et en même temps, je pense qu’il était temps de rompre cette espèce de contrat sur lequel je n’étais pas foncièrement d’accord.
V.C. : D’accord ! et c’est à ce moment-là que tu as décidé de devenir éducateur ?
D.P. : Oui ! Là, le scoutisme a joué un rôle. Je me suis mis à fréquenter ce qu’on appelle en France les « Foyers de l’enfance », c’est-à-dire ces lieux en France qui accueillent les enfants, cas sociaux qui ont posé des problèmes dans leur famille, placés dans des familles d’accueil, ils sont reçus dans des établissements qu’on appelle les Foyers de l’enfance. Il y en a encore maintenant dans tous les départements français. J’avais fait, avec l’accord de la directrice, dans mon année de première et de philo, j’avais fait une petite troupe scoute à l’intérieur du foyer de l’enfance. Je pense que c’est là que j’ai commencé à penser à devenir éducateur.
V.C. : C’est amusant, parce que j’ai aussi remonté une troupe scoute dans ma ville… Il n’y en avait plus ; la dernière cheftaine ayant dégradé des enfants en public avait causé la fin du groupe. Je me demande encore ce que j’allais chercher là. Toi, tu deviens très vite l’adjoint de cette directrice (Oui, on peut dire ça !), donc tu « crées » ton poste.
D.P. : Oui, à côté de mes études, parce que je continuais à être scolarisé, dans la ville de mes parents, à Laon, dans l’Aisne, dans le nord de la France, dans la ville de mes parents. La particularité de cette troupe scoute, c’est que je n’ai pas eu envie de suivre de façon stricte, de façon conforme, le scoutisme du début, qui était catholique. J’ai eu envie d’ouvrir ça aussi bien à des enfants musulmans, des enfants juifs, des enfants musulmans, dans une espèce de désir d’œcuménisme, bon ! C’est pour ça que j’ai assez vite quitté la troupe catholique pour fonder cette petite troupe.
V.C. : Fondateur, c’est un de tes prénoms. Tu fondes une troupe œcuménique, et là, tu décides de devenir éducateur. Comment peut-on choisir si jeune de devenir éducateur, de faire pour les autres ce qui n’a pas forcément fonctionné pour soi ?
D.P. : Oui, alors c’est amusant, c’est un souvenir qui m’est un peu revenu en te parlant, je l’avais laissé de côté. Mon frère avait alors un copain dont le père était juge des enfants dans cette ville. Je suis allé le trouver pour lui demander de devenir assesseur, car je savais qu’il existait des assesseurs bénévoles dans les moments où le juge prenait des décisions de placement d’enfants dans des familles, ou de déplacements d’enfants venant d’établissements. Je ne m’y attendais absolument pas, mais il a accepté ma proposition. J’ai donc pris connaissance de façon approfondie des difficultés que rencontrent les enfants que l’on sépare de leurs parents. Et puis après, j’ai présenté mon entrée à l’école d’éducateurs d’Amiens, qui était déjà orientée par la Psychothérapie institutionnelle. Elle était dirigée par un psychiatre très investi dans ce mouvement, qui invitait régulièrement François Tosquelles à des cours ; ce n’étaient pas des cours, c’étaient plutôt des groupes Balint, des moments de réunion pour ceux qui les voulaient tous les samedis matin, où Tosquelles nous parlait de ce qu’il avait fait à Saint Alban, de son parcours extraordinaire, et de l’ouverture de la psychiatrie qui se portait mal dans l’après-guerre.
V.C. : La psychiatrie qui a pour vocation de se porter mal. Oui (rire !). C’est le livre formidable de notre collègue Francesca Biagi-Chai sur les murs1… Donc, tous les samedis matin, tu viens avec une douzaine d’autres jeunes, des garçons, des filles ?
D.P. : Les deux, oui…
V.C. : En France, vous avez un peu d’avance sur nous, nous sommes en retard sur les questions d’égalité entre hommes et femmes. Je viens d’une région où les femmes ne faisaient pas d’études… La question des crèches est encore difficile…
D.P. : Je le savais pour l’Allemagne, mais pas pour la Suisse.
V.C. : Nous n’avons eu le droit de votre qu’en 1971, alors qu’en France, c’était en1945. La seule différence, c’est que ce sont les hommes qui l’ont accordé dans les urnes, et pas un parlement… Dans ce groupe de jeunes, tu parles de « Psychothérapie institutionnelle ». Est-ce que c’est déjà analytique, ou la psychanalyse est-elle tenue un peu à l’écart ?
D.P. : Ah non, ta question est d’autant plus intéressante parce que oui, la psychanalyse y est réellement pour quelque chose. François Tosquelles a connu la psychanalyse en Espagne d’abord, en fréquentant des hôpitaux en compagnie de son père, psychiatre. Lui-même est psychiatre, il a été analysé. Par qui, je n’en sais rien, mais il a été analysé [Sándor Reminger2]. Donc oui, la psychanalyse était déjà très présente à l’intérieur de la psychothérapie institutionnelle. Tosquelles avait fui Franco et repris l’Hôpital psychiatrique de St Alban, en montagne, en Lozère. Il était redevenu infirmier, avait fait tomber les « blouses blanches » et recevaient autant des « fous » qui crevaient de faim et que Tosquelles envoyait dans les champs du village parce que les hommes étaient à la guerre, que des résistants qui échappaient à la Gestapo, et d’artistes et d’écrivains (Paul Éluard notamment, Dubuffet plus tard…) qui venaient voir la Psychiatrie institutionnelle en pleine effervescence !
Ce fut ensuite l’époque de Foucault, de Deleuze et Guattari, de Jean et de Fernand Oury, de la Clinique de la Borde (qu’on appelait la Clinique Banania parce que le patron de Banania avait été l’un de ses mécènes), de La Chesnaie, des « Murs de l’Asile » de Roger Gentis Ça me fait penser à ce qui a été pour moi une réelle découverte, à l’époque, dans les Cahiers de l’École qui ne s’appelait pas encore l’École de la Cause, d’ailleurs, où Lacan s’exprimait, et les grands de l’époque, Maud (« L’école de Bonneuil », et Octave Mannoni, Françoise Dolto, Serge Leclaire, il y avait ce mouvement qui disait : il y a d’un côté la psychanalyse pure, et de l’autre côté la psychanalyse appliquée. Ce sont des pages qui datent de 1975 dans « Les Cahiers de l’École »… On y lisait que la psychanalyse appliquée est une « sous-psychanalyse : Il y a les psychanalystes qui pensent et les plombiers qui réparent. »
V.C. : C’est terrible, et en même temps c’est toujours le cas… On peut mettre cette question en lien avec celle que pose Jacques-Alain Miller, qui demande comment intéresser les jeunes à la psychanalyse. On voit bien que pour toi, c’est ta rencontre avec ta propre folie d’enfant encombrant qui t’a amenée à t’y rompre. Il n’y a pas d’autre moyen de transmettre la psychanalyse que cette rencontre d’un sujet avec un discours analytique dans lequel il puisse s’interroger sur la part qu’il prend au désordre du monde qu’il dénonce. Psychanalyse pure et appliquée, parler de plombiers, c’est confondre l’œuf et la poule…
D.P. : Oui, et il y a une petite réflexion de Serge Leclaire et d’Octave Manonni ; il y avait aussi Bernard Thys. À l’époque, il y avait parmi ces gens ce Monsieur que j’aime énormément qui s’appelle Lucien Israël, qui a longtemps marqué l’École de la Cause freudienne à Strasbourg. Serge Leclaire disait quant à lui : « Mais au moins, ils réparent, les plombiers ! »
V.C. : La théorie suit l’empirisme, et pas le contraire ! Et donc, tu fondes des institutions…
D.P. : Pas des institutions, mais avec une amie, psychiatre, qui faisait partie du Quatrième groupe, j’ai quitté les institutions dans lesquelles je travaillais comme éducateur, et qui étaient toutes orientées par la psychanalyse, et je suis allé plusieurs fois dans les Cévennes à l’époque où Mannoni plaçait des enfants autistes chez des gens comme Fernand Deligny (cf. Les Vagabonds efficaces ; Ce Gamin, là ; Fernand Deligny, Œuvres, L’arachnéen 2017) avec des enfants présentant des difficultés de toutes sortes, mais essentiellement psychotiques, voire autistes. Lui me disait, habitant aussi dans les Cévennes de l’époque : « Toi tu as tes psychotiques, moi, j’ai mes chèvres… on se ressemble », ou alors, en ouvrant ses volets le matin : « Regarde, j’ai un campement des psychologues belges sous mes fenêtres ; elles sont venues voir « l’Ostrogoth »…
Et puis après, avec cette psychiatre, qui était aussi psychanalyste (les paysans voisins l’avaient surnommée « le médecin des chèvres » (parce qu’un psychiatre… pour des chèvres… ça sert à rien…), on a ouvert un lieu de soin, moi comme éducateur et ma compagne qui à l’époque était psychiatre.
Donc pendant cinq ans, dans « le fin-fonds » des Cévennes, en Ardèche, on a fondé un lieu de soin pour enfants, adolescents et adultes, en très petit nombre – on n’a jamais dépassé cinq – mais on recevait des enfants ou adolescents qui nous étaient envoyés soit par l’Aide Sociale à l’Enfance, soit par leurs propres parents, soit par des hôpitaux psychiatriques pour certains. Ça, ça a été très enseignant pour moi, une expérience de vie qui m’a beaucoup marqué.
V.C. : C’est là aussi que tu rencontres l’art… Ma collègue Nicole Prin, qui m’a beaucoup ouvert les yeux sur l’art, me disait hier soir lors de notre séance du CIEN : l’enfant, c’est l’artiste ! Ça m’est apparu tout à coup qu’en effet, l’enfant peut être appelé l’artiste en ceci que, comme le disait Lacan, c’est lui à qui le psychologue n’a pas à frayer la voie.
D.P. : Oui, l’artiste précède, le poète paraît avoir une relation plus directe avec la partie imaginaire de son inconscient.
V.C. : Oui, mais hier, un autre collègue du CIEN, Marc Krawckyk, posait la question : mais en quoi l’artiste précède-t-il ? En effet, on voit bien comme il est compliqué pour les artistes de vivre dans le même monde que tout le monde. Qu’est-ce qui fait la différence pour toi entre un artiste et un enfant ?
D.P. : Je ne sais pas s’il y a une telle différence en effet. On pratique l’interprétation avec un enfant. Je pense que tous les deux ont un accès bien plus immédiat et bien plus spontané à l’inconscient que la moyenne des gens. Le poète, ça sort tout seul. Le peintre… c’est amusant de t’entendre parler de ça. Si je te faisais faire le tour de mon cabinet, tu le verrais couvert de cadeaux d’artistes, de peintures, de sculptures… J’ai une espèce de préférence pour ce quelque chose qui parle de manière vraie chez l’artiste. Ça fait d’excellents sujets pour l’analyse.
V.C. : (rire) Oui, ça fait d’excellents sujets pour la psychanalyse, et il m’arrive que des patients paient les séances en œuvres.
D.P : Oui, moi aussi !
V.C. : La question de l’argent et de l’art est quelque chose qui m’a mise au travail dès mon installation comme analyste. Des artistes viennent me parler, certains me paient en œuvres. Pour d’autres, le paiement en œuvres n’a lieu que pour les séances manquées… J’essaie d’inventer quelque chose. Si j’ai l’idée d’un enfant n’est pas entré dans la parole articulée à l’autre, je peux aussi proposer à l’artiste qui n’arrive pas à entrer dans le lien social de se saisir du psychanalyste pour apprendre comment on fait ce lien. Le paiement n’est qu’une partie du travail. Mais toi, qui recevais des enfants de l’ASE, tu ne pouvais pas leur demander de lâcher quelque chose. Françoise Dolto demandait des tickets de métro, des petits cailloux, et toi ?
D.P. : Dans ce lieu ardéchois où on recevait enfants, adolescents et adultes, on a retapé une vieille maison. Ils ont toujours participé aux travaux, à l’entretien du jardin, à la vie elle-même de la maison. Ça a été leur façon de payer leur séjour.
V.C. : Ils construisaient leur propre lieu de soin, de cure. Est-ce qu’ils le savaient ? Est-ce que pour certains, c’était insupportable ?
D.P. : Pour certains autistes que nous avons reçus, certains, très sévèrement atteints, tournés sur eux-mêmes, qui mangeaient du mimosa, qui étaient très… c’est difficile de mesurer ce qu’ils pouvaient tirer de cela, mais ils venaient de leurs institutions classiques, accompagnés de leurs soignants, ils venaient tout de même volontiers. S’ils souffraient ou pas, sur place, c’est difficile de dire ça.
V.C. : C’est un fait que la souffrance est aussi signe de vie. Si on ne souffrait pas, on serait mort. Soulager quelqu’un de sa souffrance, c’est autre chose que de la lui enlever, ça peut être sa raison de vivre. L’idée du bonheur à tout prix, du plaisir plutôt que du désir, me fait toujours penser aux compagnons d’Ulysse transformés en pourceaux. Ces jeunes dont tu parles venaient avec leurs éducateurs ?
D.P. : Non, les éducateurs ne venaient pas. Je pense particulièrement à l’un d’eux, qui venait comme on vient passer ses week-ends dans un endroit qui sort de l’hôpital, mais les éducs ne venaient pas, non.
V.C. : Vous avez fait cela pendant cinq ans. Et que s’est-il passé ensuite ?
D.P. : Le fait d’avoir fait ça pendant cinq ans, on s’est quand même beaucoup épuisé. On est donc chacun retourné après cela dans des institutions plus classiques, tout en préparant avec les adultes et les enfants qui étaient là le fait qu’un jour, ça allait avoir une fin, cette histoire-là.
V.C. : Tu ne les as pas revus. Mais avez-vous écrit quelque chose, donné à voir ce qui s’est passé là ?
D.P. : J’avais fait mon mémoire d’études sur « L’échec en placement nourricier », comme on l’appelait. Quand on place des enfants dans une autre famille, on désigne l’ancienne famille comme la « mauvaise famille », et il y aurait une bonne famille chargée de réparer la mauvaise. Et ça, c’est quelque chose de très difficile à vivre, et pour les enfants, et pour les parents naturels. Pendant tout un temps, j’ai fait partie du groupe d’étude des « placements familiaux spécialisés », c’est-à-dire qu’on faisait de la formation pour les familles d’accueil. C’était encore une fois marqué par la psychanalyse. Pendant une vingtaine d’années, je me suis baladé un peu dans toute la France, en faisant ces formations de familles d’accueil qui étaient sur six mois, à raison d’une journée par mois. On examinait en groupe les problèmes que rencontraient les familles d’accueil avec les enfants accueillis, essayant de faire entrer des petites choses de la psychanalyse dans tout ça.
V.C. : C’est remarquable, on voit bien que le champ de la psychanalyse était déjà bien différent en France que ce qu’il était et peut être encore en Suisse. Toi, tu étais déjà en analyse ?
D.P. : J’ai commencé mon analyse en 1972. Ça a mal commencé. J’étais encore en école d’éducateurs, en troisième année. Comme cela se passait à cette époque, je suis allé voir un analyste qui a posé l’indication. On appelait ça comme ça. « Oui, vous relevez bien d’une analyse. » Il m’a donné deux adresses, un homme et une femme, et débrouillez-vous. Je suis donc allé à Paris voir une femme, qui était d’origine péruvienne, et qui, trois mois après, est repartie au Pérou sans crier gare. Du transfert s’était installé, ça a été rude. J’ai quand même assez vite rebondi en poursuivant la démarche. Je n’ai pas du tout abandonné, bien au contraire. Et puis, d’en est suivi ce départ de l’institution dans laquelle je travaillais avec cette amie psychiatre et psychanalyste, et j’ai démarré véritablement ma psychanalyse avec Augustin Ménard en 1981.
V.C. : C’est donc pour toi le moment où tu décides d’aller y voir pour toi, et pas que pour les autres. As-tu l’impression d’avoir mis un terme à cette analyse ?
D.P. : (rires) Ah, bonne question ! C’est amusant parce que j’ai une patiente qui est psychologue clinicienne, depuis dix ans sur mon divan, avec laquelle on est en train de passer du transfert d’amour au transfert de travail. Le texte qu’on travaille, c’est « Psychanalyse terminée, psychanalyse interminable ». Voilà, elle reconnaît tout à fait qu’elle n’a pas fini son transfert d’amour avec moi, c’est quelque chose qui ne peut se faire que… je pense que c’est un contrat, la fin d’une analyse. Mon analyste m’a dit un jour, et c’est ce qui me fait dire qu’elle est terminée : Je ne vois pas d’inconvénient à ce que vous commenciez à recevoir des patients.
Pour moi, c’est un peu là que je peux dire que mon analyse était suffisamment avancée pour que je puisse recevoir des patients. À partir de ce moment-là, je me suis autorisé, mais avec l’avis de quelques autres, l’autre en question se trouvait être mon analyste.
V.C. : S’il t’avait dit : Je ne vois pas vraiment pourquoi vous vous autorisez à recevoir des patients, tu l’aurais fait ?
D.P. : Ah oui ! Je l’aurais fait.
V.C. : Tu l’aurais fait quand même ?
D.P. : Ah non, je ne pense pas.
V.C. : Donc ce dire-là a compté pour toi, tu l’as pris au sérieux. Ce qui m’intéresse dès lors, c’est ta position par rapport à l’École. Tu as parlé de revues d’autrefois, et tu sais que je suis membre de l’AMP, et très impressionnée par tout ce que Jacques-Alain Miller fait pour que cette école existe. Il vient du reste de sortir un livre Comment finissent les analyses. Je ne sais pas si tu as envie de le lire, et si tu es d’accord de dire quelque chose de ta position par rapport à l’École.
D.P. : Oui, ça a été une position difficile. Ça l’est moins. J’ai eu l’occasion, dernièrement, d’aller passer un DIU, un diplôme inter universitaire à Clermont-Ferrand. L’intitulé de ce diplôme était : « relations médecins soignants conscientes et inconscientes ». Je me suis donc trouvé avec des personnes ouvertes à quelque chose d’inter-écoles, qui sont plutôt sous la férule de Melman, que personnellement je ne fréquente pas. Je pense que son École ne parle pas le même langage que l’École de la Cause. J’entends dans le discours de l’ECF quelque chose de plus vrai, en général. Je suis allé pendant quatre ans suivre la section clinique d’Aix Marseille, avec Hervé Castanet et les enseignants de la section clinique. J’ai fait aussi la section clinique d’Avignon, pendant trois ans. Sept ans en tout de section clinique, c’est pas mal, et ça prouve mon attachement à l’École. Maintenant, alors que je suis très touché, chaque fois que je vais dans des journées ou des congrès de l’École à Bruxelles ou à Paris, je suis extrêmement touché par les témoignages des AE. Ce parler-vrai me parle tout à fait, profondément. C’est peut-être la personne de Jacques-Alain Miller qui continue à me déranger, de temps en temps, cette espèce de patronat. Je le trouve, et je ne suis pas seul à le dire, très maoïste. Il est issu de ce mouvement-là, et ça marque quand même l’emprise qu’il peut y avoir, donc de temps en temps, je fais des échappées.
V.C. : Serais-tu d’accord qu’on s’arrête sur cette échappée ? Tu nous as dit beaucoup de choses, et dans ton lien à l’École, je suis curieuse d’entendre parler d’une forme de transfert que j’ignorais, le transfert d’amour. Je n’avais jamais entendu ça (Ah bon !) C’est un peu comme l’amour pur. Or l’amour n’est jamais tout à fait pur… J’ai fait un cartel avec quelqu’un de Laon, aussi, qui a accepté d’être la Plus-Un d’un cartel qui réunissait des gens proches du Quatrième Groupe ou de l’ALI. Nous nous interrogions sur Pourquoi une École pour la psychanalyse. Ce n’est pas très facile d’être psychanalyste tout seul.
D.P. : Ah non ! Je suis tout à fait d’accord, et je suis très étonné que tu n’aies jamais entendu ce thème de transfert d’amour, terme qui pour moi est issu de l’École, et qui évolue vers le transfert de travail, qui évolue vers un transfert d’École. Ces trois étapes-là, je les reconnais, peut-être pourrais-je dire que je suis à cheval entre mon transfert de travail et mon transfert d’École. Il reste encore du boulot.
V.C. : Il y a encore du boulot ! Il y a encore du plaisir ! Au fond, il y a du désir.
D.P. : Bien sûr !
V.C. : Le désir dérange le plaisir. C’est pour ça que j’aime bien Jacques-Alain Miller, qu’il dérange. C’est toujours surprenant. Si mon analyste m’avait dit que je pouvais recevoir, je pense que je me serais inquiétée. C’est une question de style. Merci d’avoir accepté cette conversation, et puis arrêtons-nous là, sinon nous n’y arriverons pas… Tu veux bien ?
D.P. : Mais oui !
Notes :