Un Witz de dix ans

Violaine Clément : Merci d’avoir accepté cette conversation, cher Vincent Flückiger. Ton nom indique ton origine de chez nous…

Vincent Flückiger : …bernoise (rires).

V.C. : Mais qui a choisi ton prénom ?

V.F. : Ma mère. Elle a pensé à Van Gogh.

V.C. : Ta mère vient donc de Guadeloupe. Mais tu m’as dit que tu ne parlais actuellement pas tellement le français…

V.F. : Si, je le parle, mais moins maintenant.

V.C. : C’est donc ta langue maternelle ?

V.F. : Oui.

V.C. : Et avec ton père, est-ce que tu parlais aussi français ?

V.F. : Oui, mais sa langue maternelle à lui était le suisse allemand, celle de ma mère le créole, mais ils se sont rencontrés à Fribourg, enfin plus exactement en Valais. Ils ont de ce fait toujours parlé français ensemble, comme avec les trois enfants, mais malheureusement jamais en créole ni en suisse allemand…

V.C. : On ne pensait pas à l’époque que c’était faisable…

V.F. : Effectivement, on pensait différemment. On disait que c’était mieux d’avoir une seule langue. C’est vrai que je suis pleinement un francophone fribourgeois. J’ai perdu le peu de suisse allemand que je connaissais. Le suisse allemand ne m’a pas été transmis. C’est dur à apprendre, d’autant plus quand on est passé par l’école et le système fribourgeois, où ce n’était pas très bien enseigné. Il faut le dire…

V.C. : Il faut le dire. Surtout qu’on nous faisait croire qu’une langue s’apprenait par l’écrit, (comme le latin). On nous la faisait lire, on l’entendait assez peu, la langue. Toi tu parles letton avec ta femme. Est-ce que c’est elle qui a fait que le letton soit la langue du couple, la langue des deux ?

V.F. : Oui. Mais en fait, pour moi, il y avait d’abord eu le russe, avec Tcheliabinsk, l’échange entre Fribourg et Tcheliabinsk…

V.C. : Oui, et c’est là qu’on s’est rencontrés…

V.F. : Oui… J’ai donc appris le russe, puisque j’accompagnais des enfants fribourgeois qui allaient à Tcheliabinsk, et ensuite des enfants de Tcheliabinsk sont venus à Fribourg. Mes parents ont accueilli deux petits Russes dans la famille. Je faisais du théâtre en ce temps-là. Et dans ce cadre-là, il nous fallait quelques cours de russe pour pouvoir communiquer.

V.C. : C’est formidable !

V.F. : Oui ! J’ai complètement croché sur cette langue. Après, je suis allé en Russie pour y étudier et j’ai pu l’apprendre un peu mieux. Ensuite, j’ai étudié la musique. Quand je suis parti à Genève, j’ai alors rencontré cette fille, lettonne, qui parlait bien français, mais avec qui j’ai préféré parler en russe. La Lettonie faisait alors partie du bloc russe et c’était l’occasion de le pratiquer. Au début, on a parlé russe, et puis après on est tombé amoureux (rires)… J’ai commencé ensuite à parler letton avec elle, assez naturellement.

V.C. : Hum ! Tu sais, quand on dit en grec ancien, rire avec une femme (je ne parle pas de langues, mais je me suis un peu intéressée à la grand-mère de la nôtre), ça veut dire faire l’amour. C’est assez joli la suite : je l’ai rencontrée, on a parlé, on est tombé amoureux… Et tu es devenu père de famille ?

V.F. : Oui, j’ai une fille.

V.C. : Et avec elle… ?

V.F. : Avec elle, je parle français.

V.C. : Est-ce qu’elle parle aussi letton ?

V.F. : Bien sûr. Elle parle suisse allemand avec ses copines, et le Hochdeutsch à l’école.

V.C. : Magnifique ! Ton chemin est vraiment international. Non seulement dans les langues, mais aussi dans les choix artistiques. « À part artiste, tu fais quoi ? »… J’adore cette blague que tu dessines… Cette question est posée par une musicienne. En fait, ce n’est pas une musicienne, c’est une chanteuse (rires).

V.F. : En fait c’était une violoniste, d’un orchestre symphonique. Tu vois, ils nous considèrent parfois, nous, les musiciens baroques, un peu comme des sous-musiciens…

V.C. : Oui, au fond, tous tes livres mettent en scène le narcissisme des petites différences !

V.F. : Le narcissisme des petites différences ? Il faut que tu m’expliques…

V.C. : Chacun de nous tente de faire partie d’un groupe, dont il exclut de fait quelqu’un. Donc nous les baroqueux, nous les musiciens…

V.F. : Oui, les microcosmes !

V.C. : C’est quelque chose sur quoi tu surfes, mais avec beaucoup de brio.

V.F.: Ah, c’est gentil !

V.C. : Je peux te dire que ça a fait rire toute la famille, mes filles aussi, ce qui ne va pas tout seul. En fait, pour Lacan, il fallait être de la même paroisse pour rire avec quelqu’un. Avec une dritte Person, qui entérine le Witz. Le Witz est déjà pour Freud une manifestation de l’inconscient. L’humour, est-ce que tu y es tombé dedans tout petit, comme Obélix ?

V.F. : Non, pas forcément, bien que je me rappelle pourtant que mon grand-père paternel racontait tout le temps des blagues et faisait rire tout le monde…

V.C. : Donc c’est une culture familiale.

V.F : Oui, un peu. Mon père a aussi un grand sens de l’humour.

V.C. : On aime donc faire rire, chez toi…

V.F. : Oui, mais c’est un peu pince-sans-rire quand même…

V.C. : Parce que ce n’est pas méchant ?

V.F. : Dans le cercle familial, c’est peut-être un peu plus piquant. Mais moi, ce que je fais, il ne me semble pas que ce soit méchant. Je n’ai pas envie d’être méchant.

V.C. : Oui, parce que tu ris d’abord de toi…

V.F. : Oui, je m’inclus aussi.

V.C. : La méchanceté serait de rire d’un autre dans lequel on ne se reconnaît pas. Il y a des gens qui n’y arrivent pas du tout. Ainsi les paranoïaques qui croisent un regard et sont persuadés qu’on les vise.

V.F. : Mais alors, ce que je voulais dire par rapport à ces dessins, c’est que c’est l’ennui qui m’a amené à ça. Ou même l’envie de pleurer. D’une part, l’ennui, et d’autre part le fait que j’en avais aussi un peu marre du milieu dans lequel j’étais. Je voyais ce qui me fâchait… j’étais un peu las, un peu aigri.

V.C. : Tu vois, l’ennui, ça vient en latin de in-odium, en haine.

V.F. : C’est exactement ça.

V.C. : On se met à haïr le monde dans lequel on est, et dans lequel on a l’impression d’étouffer.

V.F. : Cette musique baroque, que j’ai commencé à faire par défi, ou par curiosité pour ce monde que je trouvais fascinant, je la raconte dans l’émission La vie à peu près1… J’avais commencé quand une prof me dit : « C’est bien joli de faire du luth – je me retrouvais dans une classe professionnelle un peu par hasard – mais tu sauras que pour apprendre un instrument, il faut y passer dix ans ». J’ai relevé le défi, et j’ai passé dix ans à apprendre à jouer de cet instrument, pour parvenir à bien en jouer, à être dans un orchestre. J’ai commencé tard, à presque vingt ans…

V.C. : Mais c’est génial, ça !

V.F. : Mais c’est très tard, tu vois, par rapport à ma femme qui a commencé le violoncelle à cinq ou six ans.

V.C. : Mais est-ce une bonne idée de faire commencer le violoncelle à cinq ans ?

V.F. : Je ne sais pas. Mais pour elle, ça a été génial. Elle a baigné dedans, elle peut lire la musique comme moi je lis le journal. Moi, j’ai toujours un peu ce syndrome de l’imposteur. C’est dur de commencer à apprendre le solfège à vingt ans. Elle a cet avantage, de jouer de la musique comme elle respire.

V.C. : Mais toi, tu as une autre vie. Elle respire dans la musique. Nous avions à Bulle une maîtrise qui nous a fait découvrir vocalement la lecture musicale, et Bach, mais ce n’est forcément ça qui fait de quelqu’un un musicien.

V.F. : Mais attends, ce que j’étais en train de te dire, c’est par rapport à l’ennui, c’est que c’était un défi que j’ai relevé, en faisant dix ans d’études. Mon but était que je sois dans l’orchestre, et qu’on ne remarque pas que j’avais commencé à vingt ans (rire)…

V.C. : Tu voulais passer inaperçu ?

V.F. : Voilà ! (rires)

V.C. : C’est raté !

V.F. : L’idée n’était pas de rester là. C’était de faire dix ans, et après de faire autre chose…

V.C. : Mais pas de bol ! Tu es trop bon.

V.F. : Tu commences à jouer, et puis tu gagnes ta vie. Après, c’est difficile de changer de route. Il y a une inertie. J’ai fait mes premiers opéras, et au bout d’un moment, c’était comme une blague, tu vois, ce « je veux faire du luth ». Mais je me suis retrouvé prisonnier de ma blague… Il fallait que je reste dans ce monde-là. Or, après vingt ans, j’en avais marre. Cette musique-là n’est pas véritablement la musique de cœur que j’ai au fond de l’âme.

V.C. : Alors c’est quoi, ta véritable musique de cœur ?

V.F. : Moi, c’est le rock progressif des années ’70 (éclats de rire). Si on parle de ma musique de cœur, celle qui me fait vibrer, c’est ça, même si j’adore la musique baroque.

V.C. : Comme ce patient qui est passionné par le métal, et que je suis aussi sur FB. Sa manière d’en jouer est excellente. Donc tu étais prisonnier de ce défi (quand j’entends ce mot, j’entends toujours aussi : …et des garçons). Les équivoques sont à la base de mon travail aujourd’hui, c’est un sens que j’ai perdu en apprenant (trop tôt) à lire, et que j’ai un peu retrouvé avec l’analyse. Donc, après vingt ans, l’ennui revient. Et tu te mets à dessiner…

V.F. : Eh oui ! C’était une blague, et j’étais prisonnier dans ce monde. Et c’est là que l’ennui est arrivé, comme tu disais, (l’odium) la haine… Je voyais des choses qui m’énervaient. Ça se répète beaucoup, comme tu sais, dans ce processus des répétitions. Je n’avais plus la patience. Alors au lieu de pleurer, j’ai commencé à en rire. C’est ça l’origine, qui est un peu triste quand même…

V.C. : Mais c’est plus que le clown triste. Tu es encore dedans, tu continues, tu n’en es pas sorti.

V.F. : Non, parce que fondamentalement, je pense qu’il y a deux sortes de personnes : il y a les interprètes, et les créatifs, ceux qui aiment la feuille blanche. Moi je pense que, par nature, je suis plutôt feuille blanche qu’interprète. Donc parmi les musiciens baroques, puisque la musique est écrite depuis 400 ans, tu es là pour l’interpréter. Alors que moi, qui aime la feuille blanche, j’avais une petite frustration. Il y a des gens qui sont génialement créatifs dans l’interprétation, mais moi, maintenant, je me dis que je n’ai pas grand-chose à dire là-dedans. Certes, je peux le faire, mais je suis plus à l’aise avec la page blanche, je pense que c’est ma vraie nature. Et avec le dessin, je peux renouer avec cette partie de moi, parce qu’il y a un équilibre entre cette musique baroque que j’aime et cette page blanche.

V.C. : Il faut deux pieds pour avancer. Là, tu as trouvé le deuxième. Tu as trouvé un deuxième souffle. Y a-t-il d’autres domaines dans lesquels tu as l’idée de te lancer ?

V.F. : Je ne sais pas. Mais c’est toujours la curiosité qui m’emporte, ici ou là. Actuellement, j’ai commencé la gravure à Trait Noir, j’ai essayé et ça me plaît…

V.C. : Quand je t’ai vu jouer à Genève, dans Le retour d’Ulysse, avec I Gemelli, je me suis dit que je te reconnaissais. Il faut dire que pour ce qui est de passer inaperçu, c’est raté. Et avec tes dessins, encore plus. Arriver à être aussi drôle, et faire rire même des chanteuses (qui certes riront toujours en pensant que ce n’est pas d’elle qu’il s’agit), c’est aussi un défi. Est-ce que ton livre est bien accueilli ?

V.F. : Oui, très bien !

V.C. : Même les gens qui sont à l’origine des blagues peuvent en rire ?

V.F. : Oui, parce que je ne fais jamais de blagues sur une seule personne. C’est drôle parce que les situations reviennent, et que c’est un peu universel. Si c’était une vengeance personnelle, si c’était méchant, ça ne marcherait pas.

V.C. : Ce n’est pas sûr, parce que quand on lit, par exemple, ce que Churchill pouvait envoyer à ses ennemis, c’était très drôle. Est-ce qu’aujourd’hui on ne peut plus être aussi piquant ?

V.F. : C’est vrai que ça peut être drôle, mais ce n’est pas ce que je voulais faire.

V.C. : C’est à la fois universel, et en même temps, c’est une toute petite niche.

V.F. : Oui, mais on me dit que ça pourrait aussi se passer dans le monde des plombiers, ou dans d’autres mondes. C’est un peu un regard dans les coulisses.

V.C. : La phrase de ta professeure de luth, on peut se dire, rétrospectivement, que c’est du génie pédagogique. Elle reconnaît ton désir, et peut te dire que la voie est longue, te lançant ainsi un défi, que tu relèves…

V.F. : (rire) Oui, mais ce n’était pas son intention. En fait j’avais un prof que je trouvais fantastique, Jonathan Rubin. Il avait souvent des élèves, des originaux, qu’il rencontrait dans la rue et à qui il disait : « Tu ne veux pas apprendre le luth ? » Et il l’embarquait… Dans la classe de luth de Genève, il prenait des gens, comme moi, qui ne savaient pas jouer du luth, qui faisaient de la guitare électrique. Il n’y avait que des gens comme ça… Il y avait bien sûr aussi des professionnels très doués, comme Azul, un luthiste fantastique.

Moi je n’avais pas beaucoup de légitimité, et je pense à cette professeure, Christine Gabrielle, qui était excédée de voir ça. Elle n’avait pas la classe principale de luth, mais la classe de luth pour l’accompagnement des chanteurs. Mais dans la classe de luth arrivaient des fruits (des pives, des pommes ?), oui, des originaux, quoi ! Et c’est pour ça qu’elle m’avait dit ça, à moi qui arrivais dans sa classe de luth, la fleur au fusil, sans savoir lire la musique.

V.C. : Cette phrase t’est restée. Mais sans cette phrase, serais-tu allé au bout des dix ans ?

V.F. : Je ne sais pas. Pour moi, c’est une blague que je m’étais faite. Je m’étais dit : « Je veux faire du luth », et comme j’aime bien aller au bout des blagues et les faire sérieusement…

V.C. : C’est ça, tu es un serial blagueur, comme il y a des serial killers, ou des serial lovers.

V.F. : Oui, j’aime bien ça. Comme parler letton, ou russe, ou maintenant faire de la gravure à l’eau-forte. D’ailleurs qui fait de la gravure à l’eau-forte (rires) ?

V.C. : Eh bien, Nicole Prin, par exemple… Et ta gravure des trois poules, je pourrais l’avoir ? Ce serait pour mon petit-fils, pour qui je ne peux jouer que ça, Quand trois poules…

V.F. : Oui (rire). Eh bien tu vois, je n’ai même pas fait le lien avec la chanson. C’était à Froville, au Festival, on logeait chez l’habitant. Les trois poules de Bénédicte. Je n’ai pas fait le lien.

V.C. : Parce que tu connais trop de choses… Tu n’es plus ce jeune garçon qui arrive dans la classe de Jonathan. Quand tu connais tous les contours du bocal, c’est insupportable.

V.F. : En fait, il y a encore beaucoup à faire, parce que la musique ancienne, c’est sans fin. Tu peux faire de la recherche pendant toute une vie…

V.C. : Tu n’as jamais composé de la musique ancienne ? Tu n’as jamais fait des faux ?

V.F. : Non, mais ça, ça me ferait rire… Il y a d’ailleurs dans mon livre un faux, un manuscrit attribué faussement à Bach, mais c’est n’importe quoi, avec les paroles de la Compagnie créole… D’ailleurs, une Japonaise m’a même écrit – parce que je poste tout sur Facebook – que c’était fantastique, cette nouvelle œuvre de Bach…

V.C. : Manifestement, ce qui te fait rire est partagé par beaucoup de monde. Je me réjouis de voir la suite. Mais as-tu des ennemis quand tu partages ces traits d’humour ?

V.F. : Je ne sais pas… Mais je crois qu’en général, c’est très bien accueilli. Il y a des gens qui se vexent sur une blague. Comme cet altiste qui n’a pas aimé la blague sur les altistes, alors qu’elle se moque plutôt du chef…

V.C. : Si tu la prends pour toi, c’est que tu n’as pas vu que tu étais ça…

V.F. : Pour te dire comment ça marche, cette blague est à lire à différents niveaux… Je l’ai mise pour rire du chef, plus que des altistes, et puis du chef de pupitre qui devra ensuite relayer le discours du chef et devra justifier sa position, alors qu’il n’y a rien à dire sur ce passage, et il devra trouver des astuces du genre : il faudra phraser par deux, et puis faire un crescendo là…. (rire). Ça, ça me fait rire, mais ce n’est pas dans le dessin…

V.C. : Il y a toujours, deux, trois, quatre, cinq degrés au moins… Celle qui m’a fait rire sans frein, d’autant que je ne l’avais pas remarqué au premier regard, c’est la vue du luthiste… (rires partagés). Comme féministe, tu peux te dire que ce n’est pas très rigolo de voir ce spectacle-là… Cet humour est-il compris par les jeunes ? J’ai le sentiment qu’ils ne rient pas des mêmes choses. Je vais tester sur mes petits-enfants, et je te dirai. Et ta fille ?

V.F. : Oui, il y a une série sur elle, quand elle était petite, jusqu’à ses neuf ans. Elle faisait des sorties très drôles. Aujourd’hui, elle rit de les lire. En dehors de la musique, j’aime bien qu’il y ait aussi plusieurs niveaux. Et après, chacun comprend ce qu’il veut. Ce n’est pas facile de faire rire. J’aime bien que le lecteur fasse aussi une partie du travail. Je donne les références, mais s’il ne les a pas, ça marche quand même. Il faut baliser le chemin pour qu’il ne comprenne pas autre chose que ce que j’aimerais, mais en laissant quand même ouvert… C’est une petite cuisine, très précise.

V.C. : On voit que c’est pesé, bien balancé.

V.F. : C’est vraiment ce que disent les comédiens sur l’écriture de leurs sketches : c’est réglé comme une horloge. On peut croire qu’ils exagèrent, mais il y a de ça. Je fais souvent les dessins le soir, et je publie sur Facebook le matin. Ils sont tous publiés. Parfois le matin, je change encore une virgule, ou un mot. C’est très précis.

V.C. : Ça m’intéresse, cet usage que tu fais de ce réseau social. C’est une question importante pour les psychanalystes, que l’usage que chacun fait des réseaux. Je t’ai suivi parfois sur Facebook, mais l’algorithme ne m’envoie pas régulièrement tes dessins. Un analyste que je suis aussi sur les réseaux dit que c’est un moyen de lire le monde… Toi, cela fait longtemps que tu publies sur ce média ?

V.F. : Ça fait dix ans. Je poste un dessin par semaine.

V.C. : Donc gratuitement, tu offres ça à qui veut regarder ? Et quel est ton intérêt à toi ?

V.F. : Eh bien, il y en a plusieurs. Me confronter au public déjà. On partage, on commente, il y a des réactions. C’est un apprentissage aussi : tu vois comment ça fonctionne, ce qui est plus drôle, ou moins drôle. Tu apprends à affiner…

V.C. : C’est ton école !

V.F. : Oui, ça n’a l’air de rien, mais je trouve qu’il faut mettre un peu ses tripes sur la table, quand tu exposes un dessin… C’est public… tu t’exposes ! Et je trouve tout de même qu’il faut un peu de courage pour le faire. C’est un apprentissage. Je trouve que le dessin s’améliore au fil des publications. Et quand tu sais que tu vas être vu, que beaucoup de gens le voient, et que tu aimerais que ce soit bien, je trouve que c’est une bonne école. Et ça permet de ne pas attendre la fin du recueil pour le montrer. Je vis chaque fois ça comme une petite présentation, une petite audition.

V.C. : Excellent ! On entend actuellement dire tellement de mal des réseaux, de leur dangerosité… Ce que tu montres, c’est l’usage qu’on peut en faire. On disait aux jeunes qui aimaient lire qu’ils allaient s’abîmer les yeux. Toi, tu montres que tu peux t’en servir, d’une bonne manière. J’ai aussi pu entrer en contact avec toi par Messenger. C’est de plus en plus fréquent.

V.F. : Oui ! J’ai d’ailleurs une exposition avec ces dessins-là, et c’est parce que les gens ont vu les dessins. Rien que pour les vendre, je ne les vends aussi, en principe, que par Facebook. Il faut s’exposer si on veut que les gens soient au courant.

V.C. : Il peut arriver qu’en s’exposant (sur les réseaux), on suscite aussi des envies, des jalousies. Ça t’arrive ?

V.F. : Non, ce n’est pas ce que je reçois. Il y a des gens qui ne connaissent pas mon visage, et qui, quand ils me voient, s’étonnent : « Ah, c’est toi qui fais ça ? » C’est plutôt bienveillant, plutôt positif.

V.C. : Donc tu ne crains pas d’avoir des retours désagréables.

V.F. : Ah non ! Il y a en a vraiment très peu… De temps en temps, comme je te le disais, quelqu’un qui se sent visé, ou un directeur de label. Mais c’est extrêmement rare.

V.C. : Et tu traverses ça avec ce petit sourire, avec cette façon de ne pas y toucher.

V.F. : Il y a peut-être un peu de ça.

V.C. : C’est de la pudeur ? Ton titre est évident : tu déclares qu’il n’y a pas beaucoup d’argent pour la culture. Mais tu n’en fais pas un combat, tu n te plains pas, tu ne dis pas qu’il faudrait que ce soit différent ?

V.F. : Je devrais peut-être le faire plus, mais c’est très suisse, de ne pas trop la ramener…

V.C. : C’est peut-être même fribourgeois ! On ne nous a appris ni à nous vendre ni à soutenir que ça a du mérite. Espérons que si quelqu’un lit cet entretien, ça lui donnera envie d’aller voir… Aimerais-tu ajouter quelque chose ?

V.F. : Laisse-moi un instant ! …Non, je pensais que c’est ce que je voulais dire, j’ai parlé de curiosité.

V.C. : En tout cas, tu as montré le souci et le soin (étymologie de curiosité) que tu prends de faire les choses bien.

V.F. : C’est super important ça, de faire les choses bien. Si tu les fais, il faut les faire bien.

V.C. : Je sais que j’ai parfois de la peine à bien faire les choses, prise par d’autres choses, comme la famille, le travail. Mais je fais quand même, en sachant que c’est passé par moi, que ça m’a échappé, que je ne peux pas améliorer. Ce souci que tu prends…

V.F. : Il y a les deux aspects, tu vois. Je voulais faire du luth, bien. Alors j’y ai passé dix ans, mais, rétrospectivement, je ne suis pas sûr que si je devais le refaire, je le ferais aussi à fond. Je ferais d’autres choses. À Bâle, il y avait aussi l’école de jazz et j’aurais adoré. En fait, j’aurais dû y suivre des cours, comme deuxième instrument. C’était possible, et gratuit !

V.C. : Qu’est-ce qui t’en a empêché, ou retenu ?

V.F. : J’ai tellement été à fond dans le luth pendant dix ans… Comme j’avais commencé tard et je me disais qu’il fallait faire le solfège, toute la théorie, qu’il fallait apprendre beaucoup d’instruments à fond pendant dix ans. J’étais peut-être un peu trop jusqu’au-boutiste…

V.C. : Un peu trop… obsédé ?

V.F. : S’il y avait eu un peu plus de légèreté, j’aurais pu prendre des cours de jazz…

V.C. : Cette femme, qui t’a dit qu’il fallait dix ans, t’a d’une certaine manière rendu service, mais cette phrase est tombée sur un fonds déjà là, qui est que quand on fait quelque chose, on le fait bien. Et je ne pense même pas qu’on puisse incriminer ni tes parents, ni ta prof, mais ça, c’est toi !

V.F. : Oui ! C’est pour des trucs bien particuliers, des trucs artistiques. Pour le reste, comme remplir sa déclaration d’impôts par exemple, je ne suis pas… (rire) Il y a plein de choses que je fais très mal.

V.C. : Mais quand c’est artistique, ou pour les langues, reconnais que quand tu me dis au départ que tu ne parles pas très bien le français, tu te rends compte que beaucoup de gens osent dire sans honte qu’ils parlent très bien le français sans en connaître ne serait-ce que le début…

V.F. : Ce que je voulais dire, c’est que j’ai de la peine à exprimer ma pensée avec efficacité, du fait que je ne pratique pas beaucoup le français au quotidien. Je parle certes beaucoup avec ma fille, qui a quatorze ans, mais qui parle avec mon vocabulaire. Actuellement, je travaille un peu plus en France, donc je parle un peu plus, mais je me rends compte que j’ai perdu de l’habileté.

V.C. : Lacan a inventé une écriture pour la langue, qu’il écrit en un seul mot : lalangue. Il dit que lalangue de famille est un bain dans lequel le bébé est jeté, ou aussi que c’est une sorte de maladie, un parasite. Il va plus loin, il dit que c’est nous qui sommes le parasite de la langue, puisqu’elle existait avant nous et existera encore après nous. Ce goût pour une langue que tu parlerais bien, pour le bien dire, ce ne serait pas encore autre chose ?

V.F. : Comme quoi ? À quoi tu penses ?

V.C. : Ne pas bien dire, ce serait ajouter de la misère au monde. Tu aurais l’idée que si on ne dit pas bien, on rend le monde moins beau.

V.F. : Ah, peut-être ! Mais là, ce serait surtout personnel, ça ne concernerait pas l’humanité. C’est juste que ça me gêne, moi…

V.C. : Tu as l’impression qu’on verrait alors chez toi un défaut ?

V.F. : Non, je pense que je m’excuse de nouveau un peu.

V.C. : C’est toujours ça, tu voudrais vraiment qu’on ne te reconnaisse pas.

V.F. : Peut-être (rire) ! J’aime bien cette idée de perfection illusoire.

V.C. : En effet, les morts sont parfaits ! On dit en allemand Perfekt pour le passé ! C’est achevé. Il y a ce petit côté chez toi qui se laisse toujours surprendre par une rencontre, surtout par l’improbable.

V.F. : Ça oui !

V.C. : Par le dessin, quand tu t’ennuies… Par la gravure, quand ça se trouve. Par l’amour, quand tu rencontres une jeune musicienne lettonne…

V.F. : Oui, c’est la richesse de la vie !

V.C. : Tu te souviens de ces traductrices de Tcheliabinsk, comme elles étaient belles, cette jeune femme en manteau rouge ? Elle vit à Fribourg aujourd’hui.

V.F. : Oui…

V.C : Nous avions chanté le Nouthra Dona du Maortzè et cela avait ému aux larmes jusqu’à notre journaliste, Florence Michel. Cette rencontre a eu un effet pour toi.

V.F. : Ah oui, par la découverte du monde slave, par la découverte de l’est, plutôt. Ça m’a fasciné complètement, à partir de Tcheliabinsk.

V.C. : Tu as fait un destin de ces rencontres improbables.

V.F. : Oui, faire son chemin avec ces hasards.

V.C. : Je me réjouis de te revoir dans quelques années, parce que j’ai l’impression que ce n’est pas fini. C’est presque dommage de réussir trop bien dans un domaine, parce que ça te libère de continuer à chercher ailleurs.

V.F. : J’espère qu’il y aura autre chose. Dans la vie, il y a tellement de choses intéressantes. J’aimerais bien goûter à tout ça.

V.C. : Si on pouvait dire ça aux enfants, leur dire qu’il y a tant de choses à goûter, plutôt que de leur imposer de choisir un métier. Tu as réussi à faire avec ça.

V.F. : Oui, les hasards de la vie et ma curiosité m’emmenaient un peu dans toutes les directions. Mais je pense que j’ai ça aussi en moi parce qu’à Fribourg, il n’y avait pas d’autres métis que nous, donc de nature, j’étais un peu différent. Quelle chance ! J’ai bien aimé ça, mais je me rends compte que dans mes choix de vie, je me retrouve toujours avec des choix particuliers, tu vois. Être luthiste… Qui est luthiste ? Être avec une Lettonne, parler russe… Je pense que c’est dans ma nature, d’être un peu particulier.

V.C. : Ne serait-ce pas au fond vrai pour chacun ? Mais ce chemin si plaisant qui est le tien, il me semble qu’il a pour maître mot le Witz. Tu as été mis au défi par chaque rencontre.

V.F. : C’est un bon moteur dans la vie. Pour moi, le Witz, c’est sérieux.

V.C. : Mais tu sais que c’est le titre d’un livre de Freud, Le Witz (le mot d’esprit) et ses rapports avec l’inconscient ? Nous, à Fribourg, on sait bien que le Witz, c’est Le truc, que c’est le sésame pour être ensemble pour se faire voir des filles, ou des garçons. Savoir faire rire, c’est fondamental dans tout rapport social.

V.F. : Et comme état d’esprit, le Witz, c’est aussi un challenge, comme dans mon cas, d’apprendre le russe ou le tchèque. Tu vois, je voulais apprendre le tchèque parce que je trouvais ça rigolo. En fait, j’avais entendu une gambiste parler tchèque et slovaque avec sa maman au téléphone. J’avais trouvé ça génial, et je voulais apprendre, mais je n’ai pas trouvé de méthode de slovaque. Par contre, j’ai trouvé une méthode de tchèque. Alors je me suis dit : je vais apprendre le tchèque. Le Witz, là, ce serait d’apprendre le tchèque, et puis d’aller en Tchéquie. Je n’étais jamais allé à Prague. Donc pendant quatre ans, j’ai appris le tchèque, et quand j’ai enfin pu le parler, je suis arrivé à l’aéroport, et j’ai pu parler avec les gens. C’est absurde ! C’est un moteur dans la vie et ça permet des aventures géniales.

V.C : On peut s’arrêter là, tu crois ?

V.F. : Ouais (rire) !

 

Notes :

  1. Vincent Flückiger, lʹart de la fougue 1/5 (audio).