Une terre étrangère interne

Conférence de Philippe Lacadée dans la Journée de travail : « Mon meilleur rôle », del 7 mai 2022. Laboratoire du Cien et des participants du groupe Cereda Max Und Moritz. Publié avec l’aimable autorisation de Philippe Lacadée.

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En désignant ainsi le refoulé, Freud nous indique qu’en chacun de nous, il existe une terre étrangère qui donne sa substance à l’inconscient1. Au cœur même de la langue du sujet confronté à un lapsus, à un acte manqué, à un impossible à dire, à son symptôme, à une pensée étrange, l’étranger surgit de façon contingente. Étrangeté de la chose qui gîte en lui, faisant ce trou réel dans la langue d’où s’origine le malentendu. Aucun mot ne renvoie à une plénitude : le sujet qui s’inscrit dans la langue y rencontre de l’intraduisible, terre sans frontière de l’humain qui se déplace de langue en langue sur « les terres de la langue. »2

« Je est un autre »

D’y rencontrer ainsi le manque, la place vide qui le fait sujet, l’homme n’occupe la langue qu’en locataire3 et ne s’y trouve jamais vraiment chez lui : « Nulle maison du langage, on n’est jamais chez soi dans la langue. »4. Dans la maison de l’homme, l’enfant rencontre toujours une langue qui d’être dans la terre maternelle de l’entendu bien avant d’en avoir le sens5, lui est tout d’abord étrangère.

« Je est un autre »6, écrit Arthur Rimbaud, qui désireux de trouver une langue, qui n’occidentaliserait pas sa vraie vie, fit sonner son pas sur la terre qui se moque des frontières, pour distraire les enchantements assemblés sur son cerveau. Il erra sur la terre étrangère. Trouva-t-il son lieu et sa formule à vouloir être le fils primitif du soleil, soit le nègre blanc ? Comment mieux faire entendre à ceux qui se préoccupent de l’étanchéité de nos frontières que l’étranger est interne à notre propre vie psychique ? Si l’étranger désigne communément ce qui n’est pas familier, Freud révéla qu’il est le plus proche, un reflet de soi-même dans une vitre d’un train, inattendu, pas encore une image, et qui expose à la contingence de « l’inquiétante étrangeté »7.

Ce n’est pas tant de la fonction de la parole et du champ du langage, de l’Autre toujours déjà là, qu’émerge l’humain mais d’un terreau8 spécial, plus informe que Lacan nomme l’humus9– matière organique du sol des mots entendus. Le sujet apparaît là, où la forme Une, l’unité de l’individualité se perd, dans la dimension du terreau, du déchet de lalangue en décomposition, noué à la jouissance viscérale du corps, dans ce qu’elle a de plus pourri, soit cette motérialité10 de lalangue d’où l’homme prend ses racines. L’étrangeté de l’homme.

La famille est le lieu où l’enfant est d’abord accueilli, comme un objet étrange, parasitant le corps d’une femme qui sera sa mère. Il surgit au monde du corps d’une femme, avant tout comme un corps vivant étranger, apparition dans le réel de l’objet de son existence, écrit Lacan11. Nouveau venu, pris du fait de son corps, dans les gestes, le regard et la voix de l’Autre, il rencontre la substance de son identification, la fenêtre de la langue qui le fait naître aux mots. Il y tombe comme un œil dans « le bouillon du langage »12 que Lacan nomme aussi « le bafouillage de ses ascendants. »13 Se trouvant pris et parasité par le langage, il rencontre, pour l’aider à son a-parent-tissage de la vie, que l’on nomme éducation, deux êtres qui ressortissent au parlêtre, « qui se répartit en général en deux parlants. Deux parlants qui ne parlent pas la même langue. »14 Voilà ce dont le sujet aura à répondre à partir de son être fut-ce au prix d’un symptôme, lui-même pouvant l’être.

Comment aborder la responsabilité d’un sujet ? Création du CEREDA

Il revient au psychanalyste d’aborder le statut du sujet responsable selon un mode différent du mode juridique, différents des modalités des droits de l’enfant. Nous sommes pour cela enseignés par l’expérience psychanalytique avec les enfants. Grâce à la clinique de l’expérience, le débat sur la responsabilité de l’enfant ouvre sur celle du sujet, au un par un. Dans cette clinique, l’initiative ou la décision appartient le plus souvent, aux autres, aux répondants de l’enfant, du moins le croit-on. Et pourtant il nous faut être attentifs au signe par lequel l’enfant va consentir à la présence de l’analyste, par où il va se rendre responsable de sa demande, et de son acte. C’est ce que va illustrer le cas de Paul. Rosine et Robert Lefort, fondateurs du CEREDA, ont présenté l’enfant comme analysant « à part entière ». Y sonne l’équivoque de parents-tiers, d’une fonction tierce ou médiatrice, celle de passeurs du réel. Les parents ne seraient-ils pas ces passeurs ayant la responsabilité éthique d’orienter leur enfant face au malentendu qu’ils lui ont transmis en lui donnant la vie ? L’enfant, nous dit Lacan, fait non seulement partie du bafouillage de ses parents, mais il a à en faire part – c’est son faire-part de naissance. Son apparition dans le réel comme malentendu suscite le malaise qu’il ressent à être dans sa peau ; il hérite du malentendu entre les deux êtres parlants dont nous parlions à l’instant : « Deux parlants qui ne parlent pas la même langue. Deux qui ne s’entendent pas parler. Deux qui ne s’entendent pas tout court. Deux qui se conjurent, mais d’un malentendu accompli, que votre corps véhiculera avec ladite reproduction15. » L’homme naît malentendu, affirme Lacan.

Étrange naissance, celle du petit d’homme, tombant ainsi dans « la jungle des paroles »16, qui accueille, ce qui de ce terreau de l’humus, fera ou non, au nom des premiers frétillements de son corps vivant, les racines de son lien vital à l’Autre17. Point d’où il nouera l’existence de son corps à la racine de la langue de l’Autre. « Baha plus je reste en France, plus je fais des racines. »18 Il en recevra, de quoi se construire, ce que du corps vivant réel, on nomme une image. Image, qui elle aussi, s’il se met à l’aimer lui reste étrange d’avoir été découpée, toujours trop tôt par l’Autre, d’un prénom, d’un prête-nom. Le choix du prénom est toujours une drôle d’idée. Une ombre de son et de sens, plane sur ce qui nomme la présence d’un enfant dans sa famille. Au cœur de cette nomination familière il en garde une inquiétante étrangeté, effet du seul traumatisme qui vaille : celui d’être né comme désiré19, ou pas d’ailleurs, d’un désir qui reste étrange, de ne pas nommer tout de son être. Il peut vouer sa vie à le déchiffrer, ou comme nous l’apprend une jeune adolescente autiste s’auto-nommer : « Je m’appelle Esther, Marie et feu tricolore. »

Telle est l’étrangeté de l’homme, qui ne peut tout dire de son être, et rencontre l’étrange contingence de sa propre existence, sous le mode d’une question angoissante : Qu’y suis-je ? Nul ne peut se passer de l’Autre de la langue, de son identification à un point du groupe, ou de faire reconnaître, surtout à notre époque, le style de vie soutenu par sa jouissance.

Lalangue

Jacques-Alain Miller nomme « lalangue de la famille »20, la version de lalangue propre à chaque famille, ce « bouillon de langage » dans lequel baigne l’enfant depuis sa naissance, du fait de la jouissance qu’elle véhicule. Lalangue est un néologisme inventé par Lacan21, qui renvoie en même temps à l’acquisition du langage et à l’imprégnation de la langue, aux sons plus ou moins articulés de l’enfant et à la physique des corps. Il s’agit de l’humus de la langue, où la parole est plus du côté de l’instance jouissante que de la grammaire logique. C’est là, la terre étrangère réelle, terreau et lieu, de l’identité à construire cependant avec la langue qui elle aussi « est un objet construit, plus qu’une donnée du réel. »22

Lalangue renvoie plus à un usage de jouissance propre à chacun, qu’à un souci de relation ou de communication. C’est cet usage de jouissance si particulier que chacun fait de certains mots qui les isole ou les persécute, comme le démontrent les enfants psychotiques ou autistes que nous accueillions dans nos institutions. Lalangue charrie la jouissance dont le sujet est troublé en son corps. C’est elle qui le conduit à son insu, d’y inclure un réel indicible, indéterminé.

Le terme de lalangue nous est d’un grand secours car il nous permet de cerner que la famille est le lieu familier, où l’enfant apprend, de façon paradoxale, l’étrange désir de l’Autre, mais aussi son étrangeté même. Le mode parfois étrange de parler de l’enfant le singularise et porte la marque de sa rencontre avec le désir de l’Autre. Cette contingence de la rencontre sustente à l’occasion le symptôme de l’enfant, par le biais des traces que cet humus humain a laissé dans la langue.

En écrivant lalangue Lacan se démarque de la langue comme caractéristique d’une lignée, d’un blason, d’un territoire, de telle ou telle culture. Ce n’est pas qu’une affaire de mots dits ou non-dits, c’est aussi une affaire de corps où se calcule la langue. Une bonne part de nos étranges malheurs vient de ce que nous sommes les héritiers d’une lignée qui nagea tant et plus dans le malentendu.

La pulsion étrangère

La famille est aussi le lieu où se transmet quelque chose de la pulsion là où tout sujet rencontre justement au cœur de ce qui lui est familier, l’étranger.

Le petit Hans est celui qui, via Freud, a enseigné à Lacan comment la sexualité infantile se présente à la porte du familier comme une jouissance étrangère amenant l’enfant à une question : Qu’est-ce que c’est que ça ? Il en a la trouille, Lacan y voit le principe même de la phobie. Le sujet a peur de sa jouissance qu’il ne peut traduire en mots, point d’où s’origine sa peur de l’étranger.

Que l’enfant y consente ou pas, toujours quelque chose demeure qui le fait étrange à lui-même. Cette chose est particulièrement sensible à l’adolescence : le sentiment qu’en a le sujet – non sans angoisse, moment dépressif, d’ennui23 ou dégoût de soi – risque de le conduire à un passage à l’acte ou d’engendrer d’autres perturbations.

Dans la perspective du tout dernier enseignement de Lacan, l’accent n’est plus mis, à partir du symptôme, sur ce qui manque au sens et qui serait à déchiffrer, mais, à partir du sinthome, sur ce qui fait impact sur le corps, effet de l’incidence contingente de la parole sur le vivant. Le plus déterminant n’est pas pour l’enfant la rencontre avec certains dits ou non-dits familiaux, mais l’usage de jouissance qu’il en fait, comme traces et marques de jouissance étrange.

Pourquoi les analysants ne parlent-ils que de leur relation à leurs parents ? A celui qui y consent la psychanalyse offre le lieu, pour de l’humus qui le fonde, faire respirer le souffle de vie du malentendu dans lequel chacun est pris dès sa naissance, du fait qu’il noue son corps à une prise par l’inconscient, véhiculée par l’étrange malentendu de ceux qui l’ont mis en monde.

La part de consentement : Là où c’était le malentendu …

Il est de la responsabilité de l’analyste de détecter la part de consentement de l’enfant à ce qui, de lui, participe au malentendu. L’enfant peut, grâce au verbe, non pas se créer, mais prendre la mesure de ce que le verbe qui le produit comme sujet participe de l’inconscient, c’est-à-dire du malentendu. L’enseignement de Lacan nous conduit à rendre compatible la notion de déterminisme du sujet avec la notion du sujet responsable – sujet éthique, sujet freudien, qui en appelle à la valeur de l’initiative, à la prise de parole et à l’exigence de la décision24. Par cette notion de responsabilité, Lacan en appelle à une instance capable de s’engager dans un devoir, ce que signalait déjà l’impératif freudien Wo es war, soll ich werden que Lacan traduisait soit par « là où c’était, là comme sujet dois-je advenir » soit par « Là où c’était, ce qu’est je doit venir ». Lacan a fait place à l’instance d’une volonté libre, à une volonté qui puisse s’engager dans un devoir, un devoir de bien-dire là où est la souffrance.

La place de l’énonciation

Avec la notion de responsabilité du sujet, Lacan a également abordé la théorie de l’énonciation par rapport à l’énoncé. Si nous pouvons suivre l’hypothèse de Lacan, selon laquelle, dès l’aube de sa vie la place que l’enfant vient occuper dans le monde lui est déjà réservée, « innocente ou coupable, son existence est déjà plaidée », il n’empêche qu’il revient au sujet de plaider sa cause auprès de l’Autre, seule façon pour lui de vérifier comment il a consenti à ce qui le cause.

Comment va-t-il défendre cette cause ? C’est à partir de sa parole propre qu’il lui revient de repérer la place de l’objet qu’il a été pour l’Autre, afin d’y répondre d’une autre façon : « Du moins si quelque ordre, à s’installer dans ce qu’il a vécu, lui donnait ensuite de ses propos la responsabilité25. » Ce qui restitue sa responsabilité au sujet est donc une mise en ordre de son dire que lui seul, sans le dispositif analytique, ne pourrait acquérir. Il s’agit là, par sa prise de position subjective dans son rapport à l’Autre, de la remise en jeu de l’insondable décision de son être : « Là où c’était le malentendu je dois me faire entendre et c’est de çà dont je réponds ». Cette place de l’énonciation a servi à Lacan pour interroger la problématique du consentement et du rejet, de la dénonciation, de la croyance et du doute qui sont autant de figures de la position subjective. Le sujet dont il s’agit dans la psychanalyse n’est pas un sujet de droit, ni de fait. Quels que soient les faits, l’analyste ne va pas chercher la vérification, par contre il va tenter d’y repérer la responsabilité du sujet soit ses modalités du dire que oui, ou de dire que non à ce qui lui arrive dans l’existence de façon contingente. Pour l’analyste, un fait ne compte qu’à partir du dit – seule façon d’appréhender la position subjective que le sujet adopte par rapport à ce qu’on appelle son dire.

De son dire le sujet est toujours responsable

La responsabilité du sujet ne va pas sans son dire. La position subjective définit ce qui s’inscrit en reste par rapport à ce dire, mais c’est aussi ce qui permet que ce dire se dise. Lacan a rappelé qu’il ne va pas de soi de considérer le sujet dans la psychanalyse comme le sujet de la science. Au cours de son retour à Freud, il a démontré qu’il s’agissait en effet d’un sujet éthique capable de prendre sa mesure par rapport à la jouissance. C’est pourquoi, en pleine vogue du structuralisme, il eut cet énoncé qu’il qualifia lui-même de terroriste : « De notre position de sujet, nous sommes toujours responsables26. » démontrant par-là que le sujet de la science, en tant qu’il est déterminé par le signifiant ou l’objet, est un sujet irresponsable, tandis que le sujet que reçoit le psychanalyste, celui qui parle, qui assume son dit, le sujet éthique, est, lui, un sujet responsable. Lacan a situé là l’antinomie entre sujet de la science et sujet responsable. Le sujet de la science est celui qui n’a pas son mot à dire, le sujet responsable, éthique, c’est celui qui assume son dit ou son acte, comme le fit Paul.

Paul et l’éthique du bien dire

Paul, qui a onze ans, nous dit, avec une certaine dignité, que lorsqu’il était petit et jusqu’à l’âge de trois ans, sa mère alcoolique le maltraitait. Il raconte qu’elle ne l’aimait pas, qu’elle le tapait, qu’elle le laissait dormir par terre au pied de son lit comme un chien et que, surtout, elle le forçait à boire du vin car ça la faisait rire. Ce rire le poursuit encore dans ses cauchemars. Pour tout repas, il avait droit à une tomate dans une assiette posée par terre. De plus sa mère, séparée de son père, avait un compagnon qui, lui aussi, tapait Paul. Il se rappelle qu’un jour, les policiers étaient venus le chercher avec son père pour le mettre à la DASS. Il fut ensuite placé dans une famille d’accueil en attendant que son père puisse le récupérer définitivement. Paul entama nos entretiens par un énoncé sidérant de lucidité : « Je me demande quelle est son espèce ». Sa prise de position subjective témoignait de son refus de cette violence maternelle et de sa révolte contre l’ordre des choses, mais elle témoignait surtout d’une modalité de réponse particulière face au réel de la jouissance nocive auquel il avait été très tôt confronté. Cet énoncé, de même nature que « ce n’est pas ma mère », équivaut à une dénégation. On y dénote une orientation subjective. Dans l’exemple de la dénégation « ce n’est pas ma mère », Lacan nota la position subjective au regard du signifiant que le sujet refuse – temps de sa position subjective. Le refus de Paul indexe l’expérience limite qu’il dût faire très jeune, et nous évoque les réflexions qu’André Malraux fit sur les camps de concentration, comme expérience limite, à la limite même de l’humanité. Camp où l’on tentait de transformer l’homme en bête « faisant pressentir qu’il n’est pas seulement homme par la vie […] La responsabilité nous soutenait […] l’humiliation ne détruisait pas l’orgueil […] Mais l’orgueil qui survit détruit l’humiliation27. » Quelques mois après le début de sa cure, Paul nous fit part d’une rencontre contingente et surprenante, qui eut lieu dans un autobus, où sa mère qu’il n’avait pas revue depuis sept ans, se trouvait. Elle s’était alors approchée de lui, puis accrochée à son manteau après qu’il l’eut repoussée. Il rapporte leur échange en ces termes « Si tu t’approches de moi j’appelle le juge » dit-il, à quoi elle lui répond « Mais tu es mon enfant, j’ai le droit de te toucher ! » Devant l’insistance de sa mère et après lui avoir rétorqué « Oui, mais d’abord il faut savoir t’en occuper », Paul s’est précipité vers le chauffeur, a exigé de descendre du bus, puis s’est réfugié chez sa sœur. Celle-ci lui a proposé de se rendre chez le juge pour lui signaler ce que lui avait fait sa mère ; mais il a refusé car, m’explique-t-il, il avait enfin vu ce qu’était sa mère « J’ai vu qu’elle était comme moi, puisqu’elle m’a reconnu. » S’apercevant que sa mère est de la même espèce que lui, il peut réfléchir à son destin, l’assumer, voire l’infléchir. À l’instar d’André Malraux, Robert Antelme dans son livre, L’espèce humaine, a témoigné de son expérience des camps de concentration en ces termes : « Les SS ne sont que des hommes comme nous. Il n’y a qu’une espèce humaine. »28 Paul nous montre ici ce qu’est un enfant responsable, voire une grande personne. C’est un sujet qui peut porter un courageux regard sur sa mère, en s’apercevant que c’est avant tout une femme, c’est-à-dire un être humain comme lui, sans faire une ségrégation en la dénonçant au juge. En une seule séance, à partir de cette rencontre, tout le savoir que Paul a pu arracher à cette expérience de jouissance nocive à la limite de l’humanité, est dit. Telle est l’éthique du bien-dire de l’enfant face à son destin. Dire sur l’expérience de jouissance pour en arracher du savoir, est la seule façon de faire coupure par rapport à cette jouissance. Dès lors Paul devient un sujet divisé et non plus un sujet assuré par la certitude de son rejet.

La pratique du CIEN

C’est l’équivocité ou le malentendu de lalangue de la famille qui rend possible, pour chacun, qu’il soit analysant, analyste ou tout simplement un enfant, son apparentement au poète29.

Cette équivocité rend aussi possible la création d’un laboratoire inter-disciplinaire, dans la cité de la langue. Le trait d’union est le lieu où chacun peut faire entendre un témoignage. Le laboratoire du CIEN, inventé en 1999, part de ce que viennent dire des partenaires de disciplines différentes sur les dits de certains enfants ou adolescents, mais surtout de l’usage qu’ils en font. C’est l’impact de la parole sur les enfants entre eux, et sur les professeurs, par exemple, qui là se fait entendre à plusieurs donnant, tout son bien-fondé à l’expression de Catherine Henri qui parle : « d’écorchés vifs ».30

Il n’y a pas d’autre noyau traumatique pour chacun « que l’apprentissage que le sujet a subi d’une langue entre autres, qui est pour lui lalangue, dans l’espoir de ferrer – elle, lalangue – ce qui équivoque avec faire-réel. Lalangue, quelle qu’elle soit, est une obscénité, ce que Freud désigne – pardonnez-moi aussi l’équivoque – de l’obrescène, de l’autre scène. »31

La jouissance de lalangue dans les conversations du CIEN

Les conversations menées avec les enfants des classes maternelles32, auxquels nous offrons cette scène, cette obrescène, montrent bien que l’objet est inclus dans lalangue de chacun que nous avons à accueillir, car elle véhicule plus une jouissance à traiter qu’un sens à déchiffrer. Part de jouissance à traiter en cernant la pantomime d’un comportement, en élevant un cri à la dignité d’un signifiant, en isolant des phonèmes de façon à faire réel avec cette langue. « Ferrer elle », dit Lacan ou rinotratégique du beau texte de Danièle Lacadée-Labro33. C’est en ce sens que lalangue est obscène, obrescène, d’autant que l’enfant en fait partie, au titre d’objet étranger, res34, de lalangue dans laquelle il est immergé. Le sujet au milieu du bouillon de la conversation, du bouillon de lalangue a une chance de faire réel, soit de ferrer dans la langue quelque chose qui fera sa particularité.

Comment entendre ce que parler veut dire ? Que ce soit au niveau collectif ou du un par un, comment amener à ce que chacun consente à se nouer à la langue de l’Autre sans avoir « peur des mots. »35 On s’oriente de la motérialité de lalangue, on y accueille ses déchets, ces petits morceaux du bois de lalangue, produits, comme traces de jouissance perdue, lorsqu’ils consentent à s’inscrire dans la langue articulée à l’Autre.36] Ainsi il peut y avoir autre chose qui fait chaîne, lorsque la jouissance se déchaîne dans la conduite. Mais c’est alors à nous d’inventer une solution, afin de déranger cet agencement d’une façon souple.

Le style du CIEN empreint de décalage, manie la souplesse de l’équivoque, car il y a dans notre pratique du dire quelque chose qui se distord, dont nous servons pour ferrer le réel en jeu. Ne pas reculer devant lalangue de l’adolescent, exige de prendre appui sur l’articulation du sens et du son, en nous « apparentant au poâte »37, afin de faire respirer le malentendu, là où se transmet autrement la pulsion. Le malentendu poétique défini ce qui, de la Terre du CIEN38, parie vers une fraternité où la joie de parler se fait entendre, et où « on apprend la vie par le truchement de l’altérité. »39

Lors d’une conversation, il ne s’agit pas de laisser faire, mais d’intervenir pour que le dire puisse défaire ce qui a été fait par la parole. S’assouplir à la conversation, c’est créer « un espace de calcul de lalangue », interférer pour que chacun puisse s’entendre ferrer cette lalangue, dans d’autres séquences, tout en respectant l’impossible à dire de certains qui risquent le passage à l’acte d’y être confronté de trop près. L’exemple du pédé du travail d’Ariane Chottin40 montre comment la conversation offre alors à l’adolescent de ferrer cette lalangue à sa façon c’est-à-dire de la faire réelle d’une façon qui lui soit singulière et praticable dans la langue commune.

Si les conversations des laboratoires du CIEN, dans les établissements scolaires ou ailleurs, constituent un mode d’accueil par l’Autre, c’est de « rencontrer autrui depuis son étrangeté même, sa parole »41. Elles rendent possible un Autre qui dise oui à la différence entre des paroles dont l’étrangeté même témoigne de l’effort à dire, l’étrangeté à laquelle elles sont confrontées.

 

Notes :

  1. Freud, “La décomposition de la personnalité psychique”, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Gallimard, Paris 1984, 80.
  2. Cécile Ladjali, Mauvaise langue, coll. Non Conforme, Seuil, Paris 2007, 25.
  3. « On ne possède jamais une langue, on ne fait que l’emprunter. » Jean Clair, La barbarie ordinaire. Music à Dachau, Gallimard, Paris 2001, 69.
  4. Cécile Canut, Une langue sans qualité, Lambert-Lucas, Limoges 2007, 112.
  5. Lacan, Les écrits techniques de Freud, Le séminaire, livre I (1953-1954), texte établi par Jacques-Alain Miller, Seuil, Paris 1975, 118-119, et Cécile Canut : « L’enfant s’est éveillé aux sonorités de la voix parlée… », Une langue sans qualité, op. cit., 109.
  6. Arthur Rimbaud, « Lettre à Paul Demeny (15 mai 1871) », in Œuvre-vie, Arléa, Paris 1991, 187.
  7. Freud, « L’inquiétante étrangeté », L’inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard, Paris 1985, 209-263.
  8. « (…) terreau aride et rigoureux où se recueillent les couleurs premières ». Jean Clair, La barbarie ordinaire, op. cit., 68.
  9. « Rappeler que l’homme est humble, c’est rappeler qu’il est né de l’humus. » Idem, ibidem, 73, et Lacan, qui parle de l’humus dans un exposé oral, « Conférence à Genève sur le symptôme », La Cause du désir n° 95, Navarin, Paris 2017, 14, et dans un texte laissé inédit de son vivant, « Note italienne », (1982 [1973]), Autres écrits, Seuil, Paris 2001, 311.
  10. Lacan, « Conférence à Genève sur le symptôme », op. cit., 13.
  11. Lacan, « Note sur l’enfant » (1986 [oct. 1969]), Autres écrits, op. cit., 374.
  12. Lacan, « Vers un signifiant nouveau », L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre, Le séminaire, livre XXIV (1976-1977), leçon du 19 avril 1977, Ornicar? n° 17/18, texte établi par Jacques-Alain Miller, éd. Lyse, Paris 1979, 12-13.
  13. Lacan, « Le malentendu », Dissolution, Le séminaire (1980), Aux confins du séminaire, texte établi par Jacques-Alain Miller, Navarin, coll. La Divina, Paris 2021, 75.
  14. Lacan, « Le malentendu », op. cit., ibidem.
  15. Lacan, « Le malentendu », op. cit., ibidem.
  16. Cécile Canut, Une langue sans qualité, op. cit., 137.
  17. « La langue est le lien qui permet la relation à l’autre dans sa différence. », Cécile Canut, Une langue sans qualité, op. cit., 25.
  18. Marie-Cécile Marty, « Mineurs isolés », travail présenté lors d’un colloque du CIEN à Saintes, Terre du Cien n° 25, octobre 2008.
  19. Lacan, « Le malentendu », op. cit., 75.
  20. Jacques-Alain Miller, « Lacan avec Joyce. Le séminaire de la section clinique de Barcelone » (2 décembre 1996), Cause freudienne n°38, Huysmans, Paris février 1998, 12.
  21. Lacan, « Savoir, ignorance, vérité et jouissance » (4 nov. 1971), Séminaire de l’hôpital Sainte-Anne sur Le savoir du psychanalyste (1971-1972), Je parle aux murs, coll. Paradoxes de Lacan, Seuil, Paris 2011, 18-19 et 24. Le 10 avril 1973, Lacan précisera que c’est par là qu’il se distingue du structuralisme : voir, Encore, Le séminaire, livre XX (1972-1973), texte établi par Jacques-Alain Miller, Seuil, Paris 1975, 92.
  22. Cécile Canut, Une langue sans qualité, op. cit., 15.
  23. Cécile Ladjali, Mauvaise langue, op. cit., 113. C’est un thème à la mode ; le substantif vient du verbe « ennuyer » (inodiare, de odium, haine).
  24. Voir Jacques-Alain Miller, in Lacan, Autres écrits, op. cit., Prologue, 7-8.
  25. Lacan, Du sujet enfin en question (1966), Écrits, Seuil, Paris 1966, 235.
  26. Lacan, « La science et la vérité », Écrits, op. cit., 858.
  27. André Malraux, Les Antimémoires, Gallimard, Paris 1972, 502.
  28. Robert Antelme, L’espèce humaine, Gallimard, Paris 1957.
  29. Lacan, « Vers un signifiant nouveau », L’insu que sait de l’une bévue s’aile à mourre, Le séminaire, livre XXIV (1976-1977), leçon du 17 mai 1977, Ornicar? n° 17/18, texte établi par Jacques-Alain Miller, éd. Lyre, Paris printemps 1979, 22-23.
  30. Catherine Henri, Un professeur sentimental, P.O.L, Paris 2005.
  31. Lacan, « L’insu que sait de l’une bévue s’aile amour », leçon du 19 avril 1977, op.cit., 12.
  32. Comment se faire entendre à l’école ?, CIEN – Centre Interdisciplinaire sur l’Enfant, éd. Canopé CRDP de Bordeaux, mai 2008.
  33. Lacadée-Labro D., « Stratégie de la conversation », in : Comment se faire entendre à l’école, op. cit, Ce petit enfant, au lieu de dire qu’il a eu une rhinopharyngite qui l’a empêché d’aller à l’école, dit qu’il a eu une « rinotratégique » !
  34. Res. 1) chose, objet, être, affaire, fait, événement, circonstance ; 2) le fait, l’acte, la réalité ; 3) ce qu’on possède, bien, avoir ; 4) intérêt, avantage, utilité ; 5) affaire, relation d’affaire, affaire juridique, litige ; 6) actes ; 7) cause, raison.
  35. Cécile Ladjali, Mauvaise langue, op. cit., 17-47.
  36. Cécile Ladjali, Mauvaise langue, op. cit., 73. Il y a deux états de la langue : les mots-sons n’ont pas de sens; il n’y a pas de volonté de relier les choses entre elles.
  37. Lacan, leçon du 17 mai 1977, op. cit., 23.
  38. Terre du Cien est le journal du Cien.
  39. Cécile Canut, Une langue sans qualité, op. cit., 26.
  40. Arianne Chottin, « Une langue étrangement grise », travail présenté lors du colloque du CIEN à Saintes, in Terre du CIEN n° 25, op, cit.
  41. Cécile Canut, Une langue sans qualité, op. cit., 26.